Alain Frachon
L’antagonisme entre le président américain et son
homologue chinois a rarement atteint pareil niveau. Jusqu’où ira la
confrontation idéologique, économique et technologique entre les Etats-Unis et
la Chine ?
Chronique.
De Donald Trump, l’histoire retiendra qu’il a été le
premier dirigeant occidental, depuis la fin des années 1970, à s’opposer
frontalement à Pékin. Aucun président américain n’a manifesté pareille
hostilité à la Chine post-maoïste. Aucun ne s’est entouré de tant de
collaborateurs décidés à contrer l’empire du Milieu. Avec Xi Jinping aux
commandes, la Chine elle aussi a changé de profil : la deuxième économie
du monde défie l’Amérique. Jusqu’où ira cette bataille ?
La pandémie de Covid-19 et ses conséquences
économiques sont venues ajouter un grief de plus à l’acte d’accusation dressé
par les Etats-Unis à l’encontre des dirigeants chinois : non-respect
systématique des règles de la concurrence ; piraterie numérique
industrielle et technologique ; refus de la réciprocité dans nombre de
transactions économiques ; emploi de la force en mer de Chine du
Sud ; divergence sur Taïwan – parmi d’autres sujets de querelle. Depuis
près d’un demi-siècle, l’antagonisme entre les deux pays a rarement atteint
pareil niveau. Trump a chauffé au rouge la relation sino-américaine.
Même après la répression sanglante du mouvement
prodémocratie place Tienanmen, à Pékin, en 1989, la doxa chinoise à
Washington, partagée par les deux grands partis, ne changea pas. C’était une
proposition simple. Le développement continu des échanges avec la Chine allait
inexorablement conduire à une forme de libéralisation politique à Pékin. La
démocratie jeffersonienne devait continuer à soigner ses relations économiques
avec le dernier des grands partis communistes au pouvoir. L’enrichissement
d’une vaste classe moyenne chinoise amènerait le régime à évoluer.
Gagnant-gagnant.
Puissance retrouvée de la Chine
La Chine de Xi Jinping a fait voler en éclats les
illusions entretenues au bord du Potomac. Sûre d’elle, cette Chine assume une
puissance retrouvée grâce à des performances historiques. Elle réaffirme le
rôle central du PC dans toute la société, économie comprise. Elle soumet le
pays au culte d’un chef – au pouvoir pour la vie, s’il le souhaite – et à une
cure de marxisme-léninisme revu à la sauce Mao. Société de surveillance
numérique accomplie, elle supprime toute esquisse de dissidence. Elle ne
« libéralise » pas plus son économie que son système politique :
elle devient plus autoritaire. Vieille tradition chinoise, elle est fermée à toute
critique extérieure, assimilée – pas toujours à tort – à un refus des
Occidentaux d’admettre le retour de la Chine à son rang de superpuissance.
Xi a le sens du long terme. La rentabilité immédiate
du capital n’est pas son souci. Il croit dans la supériorité d’un « modèle
chinois » aux réalisations déjà exceptionnelles. Il affiche ses
objectifs : faire du pays la puissance prépondérante dans certaines des
technologies qui dessineront le paysage économique de l’avenir. Comme l’ont
fait les Etats-Unis après 1945, la Chine se sert de son poids économique pour
façonner un monde le plus conforme possible à ses intérêts. Parmi ceux-ci, et
prioritaire, la préservation de son mode de gouvernement – parti unique, etc. –
suppose d’en vanter les mérites et de dénigrer le régime qui, depuis la fin de
la guerre froide, passait pour la référence en la matière : la démocratie
libérale. D’où la diplomatie Xi Jinping, celle dite du « guerrier
combattant », qui dénigre la démocratie et chante l’efficacité de
l’autocratie. Rhétorique militante à des fins strictement intérieures ou
réponse d’un PCC expansionniste au missionarisme américain post 1945 (et plus
encore post 1989) ? Utilitarisme politique ou conviction
idéologique ? Les deux à la fois.
Guerre du vaccin contre le Covid-19
La lutte idéologique avec l’Occident, et notamment les
Etats-Unis, complète la bataille pour la prééminence économique, technologique,
navale et spatiale. Front le plus actuel : la guerre du vaccin contre le
Covid-19. « Le vaccin contre le coronavirus, c’est le Saint Graal
d’aujourd’hui », dit au New York Times John C. Demers, ministre
adjoint de la justice de Trump. « Etre le premier à développer un
traitement ou un vaccin contre la Covid-19, ajoute Demers, aura une
grande importance géopolitique. » Il va sans dire qu’Américains et
Chinois ne coopèrent pas, ils s’espionnent.
Barack Obama, le prédécesseur de Trump, avait, le
premier, éprouvé le besoin de tenir tête à cette Chine conquérante. Obama
sollicitait l’appui coordonné de ses alliés européens et du Pacifique pour
« contenir » la Chine. Au nom de « l’Amérique d’abord »,
Trump, lui, mène une « stratégie » d’expert-comptable de quartier. Il
méprise ses alliés. Ce qui lui importe, c’est l’équilibre de sa balance
commerciale. Il bataille d’autant plus seul contre Pékin qu’il a promis, dans
l’hypothèse d’un deuxième mandat, de mener contre l’Union européenne la même
guerre tarifaire que celle qu’il a engagée avec la Chine ! Les Européens
ont pourtant à l’adresse de Pékin des griefs similaires à ceux des Américains.
Jusqu’où Trump peut-il aller dans sa volonté de
« découpler » l’économie américaine de celle de la Chine ?
Interdire Wall Street aux sociétés chinoises ? Limiter drastiquement, et
soumettre à autorisation, les relations de la Silicon Valley avec la
« high tech » chinoise ? Supprimer toute coopération
scientifique entre les deux pays ? Limiter les investissements en Chine
d’un fonds de pension public fédéral ? Le candidat démocrate Joe Biden
soutiendrait volontiers certaines de ces mesures. Mais Trump, pour masquer ses
échecs dans la lutte contre le Covid-19, est décidé, lui, à mener, pour le
scrutin présidentiel du 3 novembre, une campagne hystériquement
antichinoise.
Trump et Xi ; deux nationalismes
survitaminés ; les deux plus grandes puissances face-à-face : dans
l’histoire, cette configuration a rarement été très favorable.
Alain Frachon,
Le Monde, 14 mai 2020