À Tunis, Lyes et son amie Sélima ont passé deux mois
en prison pour un simple baiser dans une voiture. Mère célibataire, Lila a été
violée et sa famille l'a reniée. Mounir a été accusé de « sodomie »
et emprisonné pendant quatre mois. Il y a aussi Hamdi, le gynécologue qui
répare les hymens des filles pour qu'elles redeviennent vierges avant le mariage. Après
son documentaire Sexe et amour au Maghreb,
diffusé en janvier dans Enquête exclusive (M6), la
journaliste Michaëlle Gagnet couche sur le papier le combat quotidien de ceux
qui veulent s'aimer en Tunisie, en Algérie
et au Maroc
dans L'Amour interdit : sexe et
tabous au Maghreb (l'Archipel),
préfacé par l'auteure Leïla Slimani.
La journaliste a recueilli les témoignages
sombres et poignants de femmes et d'hommes, d'hétérosexuels ou d'homosexuels,
et de médecins. Dans ces sociétés traditionalistes et patriarcales,
verrouillées par la religion, les libertés individuelles et sexuelles sont
muselées et sanctionnées : pénalisation des relations sexuelles hors
mariage, avortements interdits, homosexualité réprimée, pression sociale et
parfois viols. Mais derrière ces interdits éclosent les aspirations d'une
jeunesse qui rêve du Maghreb de demain, où s'imposerait le droit à une
sexualité libre et consentie.
Le Point : Pourquoi s'être intéressé au sujet de l'amour et du
sexe au Maghreb ?
Michaëlle Gagnet : La discrimination sexuelle est un thème qui me tient
à cœur et que je connais bien. J'ai réalisé plusieurs documentaires-reportages,
notamment au Maroc, sur la réforme du Code de la famille en 2004 et
sur le droit des femmes. Étudier les libertés sexuelles est un prisme très
intéressant pour faire un état des lieux des libertés individuelles d'un État.
Ayant vécu en Tunisie de 2015 à 2018, j'y ai observé la difficulté de
s'aimer librement, tout comme au Maroc et en Algérie. Les chambres d'hôtel sont
interdites aux couples non mariés et le concubinage, en Tunisie, est passible
de six mois de prison. Les amoureux se retrouvent alors dans les parcs,
parkings ou voitures pour échapper au contrôle de la police et à l'intrusion
des voisins. C'est le problème du « local » : trouver un endroit
où flirter. Il fallait parler de ces secrets et de ces interdits.
Au Maghreb, les gens ont envie de parler, de raconter
leur histoire, les oppressions qu'ils subissent et leurs désirs.
Qu'avez-vous appris de ces histoires
personnelles ?
La plupart de mes témoins m'ont raconté les abus et
agressions sexuels dont ils ont été victimes. C'est monnaie courante. Mais, au
Maghreb, les gens ont envie de parler, de raconter leur histoire, les
oppressions qu'ils subissent et leurs désirs. Ils cachent parfois une seconde
vie que personne ne soupçonne. S'exprimer les libère. Ils ont fait de ces
témoignages un exutoire. Et ils y glissent pourtant de l'humour et une distance
parfois déconcertante. Dignes et lucides, ils s'accommodent de leur situation
de prisonnier des conventions sociales de la famille. C'était, en revanche,
très douloureux pour tous de relire leurs propres témoignages.
Dire que la sexualité est un problème au Maghreb n'est
pas nouveau. Qu'avez-vous découvert d'inédit ?
La dureté des lois et des répressions ! Les
Occidentaux connaissent très mal la réalité des interdits et de la pression
sociale que subissent les Maghrébins au quotidien. Et le livre est encore en
dessous de cette réalité. Je savais que le corps de la femme appartenait encore
et toujours à la société, mais j'ai été à la fois bouleversée, révoltée et
atterrée par l'ampleur des souffrances et par des histoires et des faits terribles.
Dont celles des vingt-quatre nourrissons abandonnés chaque jour dans la rue au
Maroc, des orphelinats saturés d'enfants, du rejet des familles de leur fille
violée et tombée enceinte, auparavant adorée, de l'horreur d'être homosexuel,
et notamment de subir des examens anaux. Les agressions, harcèlements de rue,
viols, suicides sont des fléaux quotidiens. Et la pression de la famille est
incroyable. Les mentalités sont encore fortement imprégnées de
conservatisme religieux : « haram » (interdit, péché) et
« halal » (autorisé) sont des termes utilisés en permanence par les
Maghrébins.
Même les plus jeunes et diplômés [...] refusent de se
marier avec une femme de seconde main.
Vous évoquez également une pratique gynécologique
courante, celle de la réparation de l'hymen...
La virginité est toujours une exigence au Maghreb. La
majorité des jeunes filles ont eu des rapports sexuels avant le mariage. La
veille de leur mariage, elles viennent alors subir, souvent en cachette, une hyménoplastie, une opération douloureuse très
récurrente qui coûte 270 euros. La réparation de l'hymen est d'une
hypocrisie et d'une absurdité totales. Elle donne l'illusion au mari et à la
famille, qui veut voir le sang de la défloration, d'une virginité neuve. Et le
discours des hommes, même les plus jeunes et diplômés, est encore très violent
et intransigeant. Ils refusent de se marier avec une femme de « seconde
main ».
Quelles différences entre la Tunisie, le Maroc et
l'Algérie ?
La Tunisie est le pays du Maghreb le plus ouvert et
les progrès sont en marche. L'avortement est légal depuis 1973, les relations
sexuelles hors mariage ne sont ni interdites ni réprimées et tout homme ou
femme a le droit d'épouser un non-musulman. Une loi sur les violences faites
aux femmes a récemment vu le jour. Et une loi sur l'égalité dans l'héritage a
été proposée devant le Parlement. Au Maroc, c'est plus inquiétant. Le poids de
la religion y est très fort et les lois sont beaucoup plus liberticides. Les
relations hors mariage sont punies d'un an de prison, les mères célibataires
risquent un an d'emprisonnement et l'avortement est totalement interdit. En
Algérie, la législation est encore plus répressive. Le Code de la famille,
appelé « code de l'infamie », est inspiré de la charia et donne à
l'homme le droit d'être le tuteur de sa femme. Les homosexuels, considérés
comme des criminels, sont passibles de trois ans de prison.
Vous décrivez une jeunesse qui a soif de liberté.
Êtes-vous optimiste quant à l'expansion des libertés sexuelles au
Maghreb ?
Si la révolution sexuelle n'a pas encore été
enclenchée au Maghreb, un vent de liberté souffle sur la jeunesse. Elle aspire
à l'amour et à la liberté. Quatre-vingts pour cent des couples ont des
relations sexuelles « cachées » avant le mariage. Aussi, la société
civile réagit aux aberrations et les manifestations sont récurrentes. Des
projets de loi offrant davantage de libertés sont sur le point d'aboutir. En
Algérie, les femmes, parfois le visage dévoilé, manifestent et revendiquent la
liberté sexuelle et la maîtrise de leur corps. Même si les plus épanouis
appartiennent à une minorité privilégiée restreinte, j'ai beaucoup d'espoir.
Mais les Maghrébins sont beaucoup moins optimistes, les avancées en matière de
libertés individuelles étant toujours contrebalancées par des crispations
conservatrices.
Êtes-vous féministe ?
Bien sûr ! Je pense qu'on est tous féministes.
Puisqu'être féministe, c'est être pour les droits de l'homme. C'est
insupportable de voir les gens souffrir d'un manque de libertés. Écrire les
histoires de ces femmes et de ces hommes réprimés, pour lesquels je n'ai joué
qu'un simple rôle de relais, est un combat pour la liberté, le leur autant que
le nôtre.
L'Amour interdit : sexe et tabous au Maghreb, de la journaliste Michaëlle Gagnet
(l'Archipel, 200 p., 17 euros)
Pauline Ducousso
Le Point, 15 juillet 2019
Nota de Jean Corcos :
Un article découvert au hasard de mes « surfs »
sur Internet, vieux déjà de 10 mois mais qui n’a pas du beaucoup vieillir.
Souvenir aussi de plusieurs belles émissions avec l’historien Pierre Vermeren,
qui a si souvent évoqué le manque de liberté individuelle dans ces pays si
proches de nous. Envie, enfin, d’oublier un peu cette sale épidémie en vous
faisant partager autre chose.