Riad Salamé
A 69 ans, le gouverneur de la banque centrale du
Liban, après avoir longtemps joui d’une aura de prestige, est aujourd’hui
conspué par ses concitoyens. En cause, ses « ingénieries »
Il est l’homme que les Libanais ont adoré et qu’ils
veulent désormais brûler. Gouverneur de la banque centrale du pays depuis près
de trois décennies, Riad Salamé, 69 ans, a incarné les rêves de renouveau
de l’après-guerre civile, cette époque où la livre libanaise, indexée sur le
dollar, offrait aux habitants un pouvoir d’achat jalousé dans toute la région.
Aujourd’hui, le même Salamé est associé à la faillite de l’Etat et à
l’effondrement de la monnaie nationale, en chute de 60 % face au dollar.
Aux yeux de la population, dont les dépôts bancaires
menacent de s’évaporer, le « magicien » des années 1990 et 2000
apparaît désormais comme un apprenti sorcier. Ses fameuses
« ingénieries », qui ont longtemps permis au pays du Cèdre de défier
les lois de gravité financière, ont précipité une crise aux proportions
dantesques. Un montant astronomique la résume : 68 milliards de
dollars (62 milliards d’euros), le montant cumulé des pertes de la banque
centrale (50 milliards) et des banques privées (18 milliards).
« Riad Salamé est un joueur de poker remarquable, explique l’économiste Charbel
Nahas, ancien ministre des télécommunications et du travail et ex-directeur de
banque. Mais au bout de trente ans, l’addition de montages astucieux,
d’innovations scabreuses et de manque de courage a enfanté un monstre. »
Le patron de la BDL (Banque du Liban), installée rue Hamra, la grande artère
commerciale de Beyrouth, partage la responsabilité de cette catastrophe avec la
classe politique, connue pour son incurie et sa corruption.
Cependant, en tant que cerveau de la politique
monétaire, aux manettes sous onze gouvernements successifs, sa part dans le
désastre est plus grande que beaucoup d’autres. « Il est le trésorier
du système, la pompe à finances qui a permis à tous ces gens de se maintenir au
pouvoir, estime Sibylle Rizk, directrice des politiques publiques de l’ONG
Kulluna Irada. Le rôle d’un banquier, face à un client insolvable, c’est de
le lui dire, et s’il n’est pas écouté, de se retirer. Ce qu’il n’a jamais
fait ». Riad Salamé n’a pas répondu aux questions que Le Monde
lui a fait parvenir.
Le natif de Kfardebian, un village de la montagne
maronite, est parachuté à la tête de l’institution monétaire en 1993, à
l’âge de 43 ans. Ancien de la banque d’affaires Merrill Lynch, il doit sa
nomination à son ami Rafic Hariri, un entrepreneur devenu premier ministre du
Liban. Le gestionnaire de patrimoine l’a aidé à faire fructifier la fortune
qu’il a amassée sur les chantiers d’Arabie saoudite.
La guerre civile libanaise (1975-1990) vient de s’achever
et le processus de paix israélo-palestinien débute. Le Liban rêve de redevenir
la plaque tournante d’une région enfin stabilisée. Pour hâter la
reconstruction, plutôt que développer l’assiette fiscale, Hariri mise sur
l’endettement. Arrivé juste après une vague de spéculations qui a fait chuter
la livre et tomber le précédent premier ministre – une attaque concertée, selon
certains observateurs –, Salamé est présenté comme le sauveur de la monnaie
nationale. Le chevalier blanc qui défendra le taux de change avec le dollar,
protégera les dépôts, et permettra donc aux banques locales de prêter à l’Etat.
Machine infernale
Le système est huilé par des taux d’intérêt défiant
l’entendement, de l’ordre de 20 % pour les comptes, avec une pointe à
40 % pour les bons du Trésor. Appâtés par ces rendements, beaucoup
d’entrepreneurs liquident leurs affaires et se transforment en rentiers. La
base productive du pays, déjà maigre, rétrécit encore.
Une première alerte survient en 1995, au moment
où le processus de paix s’enlise. La croissance en berne empêche déjà l’Etat de
couvrir le service de la dette qui commence à s’emballer. « Au Liban,
on n’a pas de pétrole. Notre rente, c’est la dette, souligne Sibylle Rizk. Le
problème, c’est que le pouvoir ne s’est jamais donné les moyens de la
rembourser. Depuis trente ans, on n’exporte rien. Dès la moitié des années
1990, la capacité de remboursement du pays était compromise. »
Des voix isolées appellent à un virage de la rigueur,
un plus grand investissement productif. Mais la fuite en avant l’emporte. La
parité avec le dollar, le « peg », qui a été fixé à
1 507,50 livres, se transforme en fétiche national. « Ce taux
de change est devenu la sécurité sociale des Libanais, explique Dan Azzi,
un ancien banquier. Il nous a offert un niveau de vie beaucoup plus élevé
que ce que notre économie nous permettait. Au Liban, un général a une meilleure
retraite qu’aux Etats-Unis. »
La contrepartie est lourde. Pour défendre le
« peg » sur le marché des changes et rééquilibrer la balance des
paiements, la BDL doit attirer en permanence des devises, notamment celles de
la diaspora. Une fois déposées dans les établissements financiers, elles sont
aspirées par la banque centrale grâce à un système de prêts très bien
rémunérés, qui fait la fortune des banques et de leurs actionnaires, dont de
nombreux responsables politiques.
Le montant de l’emprunt public, qui était de
2,3 milliards de dollars en 1992, passe à 35 milliards fin 2004.
Au lieu de stopper l’hémorragie, les grands-messes des bailleurs de fonds,
Paris II en 2002 et Paris III en 2007, alimentent la machine
infernale. Lors de la seconde conférence, Riad Salamé est fêté par Jacques
Chirac, qui le fait asseoir au siège réservé au ministre libanais de
l’économie. Rares sont ceux qui s’alarment du peu d’empressement des
responsables politiques à mettre en œuvre les réformes promises.
L’aura du gouverneur se renforce encore après le krach
de 2008. Non content d’avoir su protéger la livre libanaise des tornades de
2005 (l’assassinat de Rafic Hariri) et 2006 (la guerre Israël-Hezbollah), le
grand manitou de la stabilité parvient à sanctuariser le Liban durant la
tempête des subprimes. « Meilleur banquier central du monde »,
« meilleur banquier central du Moyen-Orient » : les
récompenses pleuvent. On lui prête même des ambitions présidentielles.
Considéré comme une place refuge, le pays du Cèdre
voit alors le montant des transferts de la diaspora s’envoler. « Vingt
milliards de dollars sont arrivés entre 2006 et 2010, se remémore Dan Azzi.
Si vous aviez fait un sondage, 99 % de la population aurait dit que
Salamé était un saint. Et qu’a-t-on fait avec cet argent ? Des tours de
bureaux clinquantes et des hausses de salaire dans la fonction publique. »
Serpent de mer des réformes
Le mirage se dissipe à partir de 2014. A cause de la
guerre en Syrie, de la chute des cours du pétrole et du refroidissement des
relations entre le Golfe et Beyrouth, les entrées de capitaux ralentissent.
Pour continuer à pomper l’argent des épargnants, et donc à financer l’Etat,
Salamé monte de très complexes opérations d’échange de titres de dette entre
les banques et la BDL.
« Ces ingénieries financières ont consisté, pour
la banque centrale, à récupérer les dollars des banques contre une somme
équivalente en livres et un très fort taux d’intérêt, explique Sami Zoughaïb, analyste au
Lebanese Center for Policy Studies. C’était une politique à courte vue,
semblable à une pyramide de Ponzi. La BDL a vidé les banques de leurs réserves
de billets verts au profit d’un Etat insolvable. » « Le drame
de Salamé, c’est qu’il a toujours fait face à un Etat absent, nuance un
banquier d’affaires qui tient à rester anonyme. Il a un client inconscient
et qui ne fait pas son travail », ajoute-t-il en référence au serpent
de mer des réformes.
Le prestidigitateur de la rue Hamra fait illusion
jusqu’au début de 2020. Il est vrai que la BDL est l’un des plus gros
annonceurs de la presse libanaise. Lorsqu’il apparaît, en janvier, dans l’un
des talk-shows télévisés les plus regardés, sur la chaîne MTV, il obtient de
choisir le public et que l’émission soit préenregistrée. « Il aime les
louanges, c’est son faible, confie un banquier qui le connaît bien. La
presse a été mise aux ordres, avec des enveloppes. Il était celui qui savait,
alors que les autres ne savaient rien. »
Mais à la fin de l’été 2019, le « peg » a
commencé à dévisser. Il est passé de 1 500 à 2000, puis
3 000 livres pour un dollar. La confiance est rompue, l’argent ne
rentre plus. Les Libanais, qui ne peuvent plus accéder à leurs comptes, gelés
par les banques, voient leur épargne fondre au soleil. Le réveil de l’opinion
s’accélère au mois d’avril 2020, avec un nouveau décrochage de la livre,
qui dégringole à plus de 4 000, et la révélation par le gouvernement du
trou abyssal de la BDL. Dans les défilés de protestation qui se reforment après
la parenthèse du confinement, l’homme de la tant vantée « résilience
libanaise » est de plus en plus conspué.
Même Hassan Diab, le premier ministre, lui reproche
son manque de transparence. Un audit externe de la BDL est ordonné. Le plan de
réformes du gouvernement, présenté jeudi 30 avril, promet de restructurer
le passif de la banque et de laisser flotter la livre. La doxa de la stabilité,
le grand œuvre de Salamé, est remise en cause. D’autres que lui auraient
démissionné. Mais l’ancien élève des jésuites, dont le mandat court
jusqu’en 2023, reste droit dans ses bottes.
Est-ce de l’hubris ? Les Etats-Unis, qui l’ont obligé
à couper les sources de financement locales du Hezbollah, le mouvement chiite
pro-iranien, le protègent-ils ? Ou en connaît-il tellement sur les
dirigeants du pays qu’il est devenu intouchable ? En dépit de ses
rodomontades, le premier ministre ne paraît pas près de le débarquer. Le
mauvais génie du système monétaire libanais n’a pas fini de faire parler de
lui.
Benjamin Barthe,
Le Monde, 2 mai 2020