Portrait
Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane n’est pas seulement le
leader politique des Emirats arabes unis. Son influence et ses amitiés
s’étendent bien au-delà de la Péninsule arabique, jusqu’aux Etats-Unis et à la
France.
C’est une légende de cour. Il faut la prendre pour ce
qu’elle est : une jolie fable sur le roi que l’on susurre sous le sceau du
secret en espérant qu’elle soit rapportée au plus grand nombre pour édifier les
masses. Au temps de sa splendeur, le cheikh Zayed Ben Sultan Al-Nahyane, charismatique
fondateur des Emirats arabes unis (EAU), aimait à convoquer ses fils le
vendredi pour les entretenir du royaume et de l’art de gouverner. Durant ces
réunions, le patriarche, né avant le miracle pétrolier dans l’univers fruste
des Bédouins du désert, avait coutume de couper la climatisation. Une manière
de rappeler à ses enfants d’où ils venaient et de leur inculquer la nécessité
de travailler dur pour préparer l’avenir, car les bienfaits du pétrole ne
seront pas éternels.
Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane, 59 ans, a retenu
la leçon. Le troisième fils du cheikh Zayed préside aux destinées d’un des pays
les plus riches et les plus stables de la planète, un chapelet de sept
principautés (Abou Dhabi, Dubaï, Chardja, Ajman, Oumm Al-Qaïwaïn, Ras Al-Khaïma, Foujayra) nichées dans les creux
de la rive arabe du golfe Persique. Sur le papier, il n’est que prince héritier
et ministre de la défense de l’émirat-capitale, Abou Dhabi, une cité taillée au
cordeau, qui respire l’ordre et la discipline. Mais, dans les faits,
« MBZ » comme on le surnomme, est l’homme fort de la fédération des
EAU. Un grand seigneur à l’allure austère et au profil en bec d’aigle, dont le goût
de l’ombre cache une volonté de fer et un insatiable appétit de pouvoir.
C’est lui le concepteur, avec son allié numéro un, le
prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman, alias « MBS », de la
guerre contre les rebelles houthistes du Yémen, présentés comme le cheval de
Troie de l’Iran. Les deux hommes sont aussi à l’origine, en 2017, du
blocus du Qatar, la presqu’île voisine des EAU, accusé d’accointances coupables
avec les islamistes. En solo, « MBZ » a parrainé, en Egypte, l’ascension
du maréchal-président Abdel Fattah Al-Sissi, fossoyeur de la révolution de
2011. Et il soutient activement les ambitions d’un autre galonné, le Libyen Khalifa Haftar, en guerre contre le gouvernement
de Tripoli, pourtant reconnu par la communauté internationale.
Ses troupes opèrent de l’Afghanistan au Yémen. Ses
diplomates et ses lobbyistes arpentent les capitales. L’ambassadeur émirati aux
Etats-Unis a même assisté, fin janvier, à la présentation du fameux plan Trump
pour le conflit israélo-palestinien, indice du rapprochement des
pétromonarchies du Golfe avec l’Etat hébreu. Le régent d’Abou Dhabi est aussi
présent en Afrique, où sa toile s’étend de jour en jour : des armes en
Libye, des ports dans la Corne, des capitaux en Mauritanie, au Sénégal, au
Botswana et à Madagascar. Ses tentacules vont jusqu’à la Trump Tower, le fief
new-yorkais du milliardaire président, où on lui prête une influence
considérable.
Jean-Yves Le Drian, premier fan
Cette diplomatie sous stéroïde s’accompagne d’un
discours moderniste. Auprès de ses visiteurs étrangers, le condottiere émirati
plaide la tolérance, l’œcuménisme et le dialogue des cultures. Des valeurs
incarnées par le Louvre Abu Dhabi, brillante importation d’un symbole de
l’esprit à la française. Mohammed Ben Zayed s’est également distingué en accueillant, en février 2019, le pape François,
premier chef de l’Eglise catholique à poser le pied dans la péninsule arabique,
le berceau de l’islam.
Dans un Moyen-Orient en morceaux, dont les états-Unis
s’éloignent, le leader émirati passe pour un dirigeant d’expérience et d’avenir
Un homme qui maîtrise à ce point les codes culturels
occidentaux ne saurait être foncièrement mauvais. Les responsables américains
sont sous le charme. Le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le
Drian, son interlocuteur occidental préféré, est un fan inconditionnel.
Emmanuel Macron ne cesse d’échanger avec lui par messagerie sécurisée. Dans un
Moyen-Orient en morceaux, dont les Etats-Unis s’éloignent, le leader émirati
passe pour un dirigeant d’expérience et d’avenir. Son pays est un pôle de
stabilité dans une région qui en manque cruellement. L’opportunité s’offre à
lui de la remodeler selon son credo personnel : hostilité à toute expérience
démocratique, aversion pour l’islam politique, rejet de l’expansionnisme
iranien, tropisme anti-Erdogan et inclination pro-israélienne.
Le Saoudien Mohammed Ben Salman et l’Egyptien
Abdel Fattah Al-Sissi l’épaulent dans ce grand dessein. Mais il ne faut
pas s’y tromper : dans ce trio, l’Egypte représente les bras (avec ses
100 millions d’habitants), l’Arabie saoudite le portefeuille, et les
Emirats le cerveau. « C’est “MBZ” qui définit la stratégie, assure
un diplomate. Il a toujours un coup d’avance sur les autres. » Le
moine-soldat d’Abou Dhabi est devenu le leader le plus puissant du monde arabe,
le seul à voir aussi loin et aussi vaste. Le « moment “MBZ” » est
arrivé.
Ce n’était pas écrit. En raison de son rang dans
l’ordre filial, le prince Mohammed ne pouvait être désigné comme le dauphin du
cheikh Zayed. C’est à Khalifa, fils aîné de la première épouse, que le titre
d’héritier est revenu, ainsi que la mainmise sur le pétrole, la pompe à dollars
du pays. Pendant que ce dernier se préparait aux plus hautes fonctions,
Mohammed est parti, à la fin des années 1970, se former à l’Académie royale
militaire de Sandhurst, le Saint-Cyr britannique, passage obligé des apprentis
souverains du Golfe. A son retour au pays, il intègre la garde nationale
émiratie, puis l’armée de l’air, dont il prend la direction au milieu des
années 1980.
Prince marchand
Ce sera son tremplin. A coups d’achats massifs de
Mirage 2000 et de F-16, il fait de cette institution la première force aérienne
du monde arabe. Au fur et à mesure des commandes, « MBZ » amasse un
magot, grâce au système des offsets. Ce mécanisme oblige les marchands
d’armes à réinvestir l’équivalent d’une partie du contrat dans le pays
acheteur, généralement sous la forme de chaînes de montage des équipements
achetés. Mais, à Abou Dhabi, le vendeur a longtemps eu l’obligation de créer,
avec un fonds émirati majoritaire, une entreprise dans le domaine de son choix,
dont la seule condition était de devenir rentable à une échéance convenue.
Ce savant circuit a eu l’avantage de créer une
économie dans l’émirat d’Abou Dhabi, gâté en pétrole mais complexé par le génie
commercial de son tapageur voisin, Dubaï. L’ensemble des participations
émiraties issues des offsets a été regroupé dans le fonds Mubadala. Ce
coffre-fort a permis à « MBZ » de financer son ascension et de gagner
son autonomie par rapport à son demi-frère Khalifa.
En 1993, il accède à la tête des forces armées.
La rivalité avec le prince héritier s’intensifie. Les tensions se cristallisent
autour du projet Dolphin, un gazoduc entre le Qatar et Dubaï, que le fonds
Mubadala finance mais auquel Khalifa s’oppose. « “MBZ” a toujours été
persuadé qu’il était le fils préféré de Zayed et que le pouvoir lui revenait de
droit, raconte un bon connaisseur de la famille régnante. A l’occasion
d’une rumeur sur la mort de Zayed, il aurait tenté de mettre Khalifa sur la
touche. Zayed aurait été furieux. » Juste avant son décès, pour
ramener la paix dans la famille, Zayed nomme « MBZ » vice-prince
héritier d’Abou Dhabi, un marchepied vers la présidence des EAU. Lorsque le père de la nation s’éteint, le
2 novembre 2004, à l’âge de 86 ans, la succession se
passe sans anicroche.
Pour « MBZ », la menace ne vient pas de
Khalifa. Le nouveau chef de l’Etat est de santé fragile et peu charismatique.
Le danger émane plutôt de Dubaï, l’autre locomotive des EAU. Le potentat local,
Mohammed Ben Rachid Al-Maktoum, est au faîte de sa gloire. Poursuivant et
amplifiant l’œuvre de son père, il a fait du petit port de la « côte des
Pirates » un hub international, une marque mondiale qui fait fantasmer la
planète. Les tours les plus hautes, les marinas les plus luxueuses, les
galeries marchandes les plus clinquantes : rien n’est trop beau ni trop
grand pour Dubaï, qui a réussi à faire cohabiter voile et bikinis. On y
construit même des îles et une piste de ski artificielles.
La revanche des
« Fatimides »
Les Nahyane, membres de la famille régnante d’Abou
Dhabi, enragent secrètement face à tout ce glamour qu’ils désapprouvent et
jalousent à la fois. Leur agacement est d’autant plus grand qu’ils soupçonnent
Mohammed Ben Rachid, alias « cheikh Mo », de nourrir des ambitions
politiques. Et puis vient la providentielle crise financière de 2008. Le
secteur immobilier de Dubaï, surendetté, s’écroule. Le reste de l’économie de
la ville mirage s’effondre. Les expatriés fuient le pays en abandonnant leur
voiture sur le parking de l’aéroport, de peur d’être emprisonnés pour des
factures impayées.
Pour Abou Dhabi, l’heure de la vengeance est venue.
Ses dirigeants sauvent Dubaï de la faillite en contrepartie d’une clause
léonine. « Ils ont imposé dans l’accord de renflouement une clause
secrète de renonciation de la famille Al-Maktoum à la présidence des Emirats
arabes unis qui, selon le pacte de 1971, à l’origine de la création de l’Etat,
devait être tournante », assure un ancien diplomate en poste à Abou
Dhabi. Symbole ultime de l’humiliation du « cheikh Mo » : la
tour de Dubaï, la plus haute jamais construite (828 m), change de nom le jour
de son inauguration, le 4 janvier 2010. Elle est rebaptisée
« tour Khalifa ».
Un deuxième coup du sort permet à
« MBZ » de se hisser à la place de numéro un. En
janvier 2014, ce même Khalifa, victime d’une attaque cérébrale, plonge
dans un état quasi végétatif. « MBZ », qui assumait déjà de très
hautes responsabilités, a désormais les mains libres. Sa mère, la discrète
Fatima, troisième épouse du cheikh Zayed et, paraît-il, sa préférée, triomphe.
Cette femme, qui n’est jamais apparue en photo et dont on dit qu’elle circule
en ville le visage couvert d’un masque de cuir traditionnel, intriguait de
longue date en faveur de ses six fils, surnommés les « Fatimides ». « Elle
a écarté de la vie publique tous les représentants des autres branches de la
famille Nahyane qui auraient pu faire de l’ombre à sa progéniture, témoigne
un familier de la couronne émiratie. Ça s’est fait au couteau et à la ciguë,
derrière les murs du palais. Entre ses fils, il n’y a pas de rivalité et, s’ils
avaient eu l’intention de se disputer, elle leur en a fait passer
l’envie. »
Derrière Mohammed, on trouve cinq autres
« Fatimides », d’une fidélité absolue à leur grand frère. Hamdane,
ex-vice premier ministre, gouverne une province de l’Ouest ; Hazza dirige
le gouvernement de l’émirat d’Abou Dhabi ; Tahnoun, le conseiller à la
sécurité nationale, chapeaute les services secrets et se charge des basses
besognes ; Mansour, propriétaire du club de football anglais de Manchester City,
occupe le poste de vice-premier ministre des EAU et gère les affaires de la
famille ; le petit dernier, Abdallah, est ministre des affaires
étrangères. La gouvernance familiale mise en place par « MBZ » inclut
son fils, Khaled, nommé à la tête de la sécurité d’Etat, le service de
renseignement le plus important.
« Il dynamise le système »
Dans le premier cercle, on trouve aussi des
technocrates de haut vol, comme le sultan Al-Jaber, le chef d’Adnoc, la
compagnie nationale pétrolière, et Khaldoun Al-Moubarak, le patron du fonds
Mubadala. Ces roturiers doivent tout à « MBZ ». « Il n’y a
plus de compétition au sein de la fédération, il est le patron incontesté, même
dans les autres émirats, confie un col blanc occidental officiant dans un
organisme gouvernemental. Il a une capacité et une éthique de travail très
fortes. Il dynamise le système tout entier. Tous les ministres sont dans la
surenchère par rapport au superpatron. »
Lorsque « MBZ » prend le pouvoir, début
2014, la situation n’est pourtant guère brillante : prix du baril de brut
en chute libre, dissensions avec les Etats-Unis de Barack Obama, chaos post-
« printemps arabes », menées iraniennes, montée en puissance du voisin
qatari… Les Emirats développent un complexe de citadelle assiégée. Infatigable
raccommodeur des déchirures interarabes, Zayed, le patriarche, aurait
probablement réagi par la palabre, sa marque de fabrique. « MBZ »,
militaire de formation, n’a pas de scrupules, lui, à user de la force.
Il appartient à la deuxième génération des monarques
du Golfe. Non pas celle des chefs de tribu parvenus à la tête de cités-Etats
richissimes après le choc pétrolier de 1973, mais celle des héritiers,
traumatisés par l’invasion du Koweït par les troupes de l’Irakien Saddam
Hussein, en août 1990, et par l’humiliant appel aux Américains pour
libérer l’émirat. Sans renier le parapluie américain, « MBZ » s’est
persuadé que les monarchies du Golfe ne pourraient compter que sur elles-mêmes
pour assurer leur sécurité. « C’est un vrai chef de guerre, assure
un diplomate. Son adage est : si vis pacem, para bellum [si
tu veux la paix, prépare la guerre]. »
A l’indépendance des EAU, en 1971, alors que
« MBZ » n’a que 10 ans, l’Iran s’est emparé des îles de la
Grande et de la Petite Tomb, ainsi que de celle d’Abou Moussa, dans le golfe
Persique. Ces trois îlots revendiqués par les Emirats sont une cause nationale
dans ce pays. Ils symbolisent la menace que le mastodonte iranien
(80 millions d’habitants) fait peser sur la petite fédération
(10 millions d’habitants, dont 90 % sont des travailleurs immigrés).
La méfiance à l’égard de Téhéran est une obsession cardinale chez
« MBZ ». Il est persuadé – sans avoir complètement tort – que la
République islamique veut prendre le contrôle du monde arabo-musulman.
Malheur aux barbus
Les Frères musulmans sont son autre bête noire. De la
même façon qu’il a décapité le mouvement Al-Islah, la branche émiratie de la
confrérie, dont tous les cadres ont été emprisonnés, il soutient tous ceux qui
combattent cette mouvance dans le monde arabe. « Il a la conviction
absolue que Daech [l’acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] est
le produit des Frères, raconte l’un de ses visiteurs étrangers. Il
compare son approche aux guerres de religion en Europe. “Vous les avez eues,
nous, on est en plein dedans”, répète-t-il. Il veut dépolitiser l’islam, le
fonctionnariser pour contrer les discours extrémistes. »
Il n’en a pas toujours été ainsi. L’un des précepteurs
de « MBZ « était membre des Frères musulmans. Il faisait partie de ce
flot d’enseignants et de juristes égyptiens, souvent acquis à la cause
islamiste, que les Emirats, nouvel Etat dépourvu de cadres, avaient recrutés
dans les années 1970. C’est ainsi que le jeune Mohammed se serait entiché
d’idées « fréristes » durant son adolescence. Quelques coups de canne
paternels l’auraient fait changer de bord. Puis la découverte, dans les années
1990, de l’influence exercée par les Frères égyptiens au sein des ministères de
l’éducation et de la justice, une forme d’entrisme perçue comme de la
subversion, a incité les dirigeants d’Abou Dhabi à durcir leur position.
Les attentats du 11 septembre 2001, auxquels
deux Emiratis ont participé, ont achevé de dresser « MBZ » contre
l’islam politique. « La rupture définitive s’est produite en 2003,
raconte le politiste Kristian Ulrichsen, spécialiste du Golfe. “MBZ” est
allé voir les dirigeants d’Islah [la branche émiratie des
« Frères »] et leur a demandé de cesser toute action politique.
Ils ont négocié plusieurs mois d’affilée, mais Islah a refusé. “MBZ” en a
conclu que les Frères musulmans représentaient une menace pour son pays et pour
son pouvoir. »
La répression n’a pas touché que les
« barbus ». Après les « printemps arabes » de 2011, qui ont
donné des sueurs froides à tous les monarques du Golfe, les EAU se sont
transformés en Etat policier. Cybersurveillance généralisée, médias mis au pas,
quadrillage des villes par les caméras. Toutes les voix critiques de
l’absolutisme émirati ont été embastillées, y compris les libéraux comme le militant des droits de l’homme Ahmed Mansour.
Sous la férule de « MBZ », les Emirats ont pris la tête de l’axe
contre-révolutionnaire dans le monde arabe.
Abou Dhabi à la manœuvre
Sa victoire la plus éclatante est le coup d’Etat du
maréchal Al-Sissi, en juillet 2013, contre le président islamiste Mohamed
Morsi, premier dirigeant démocratiquement élu de l’histoire de l’Egypte, qui
décédera en prison six ans plus tard. Une manœuvre soutenue et très
probablement financée par Abou Dhabi. « MBZ » prenait ainsi une
double revanche, sur les Frères et sur Barack Obama, coupable d’avoir lâché un
allié fidèle, Hosni Moubarak, le raïs égyptien renversé en 2011 par le
soulèvement de la place Tahrir.
La propension de « MBZ » à s’ingérer dans
les affaires de pays étrangers se retrouve jusqu’en France, où le Front
national a bénéficié de ses largesses par le passé
Le président américain est décidé, en cette année
2013, à éprouver son partenaire émirati. En septembre, il donne son feu vert à
un plan de levée des sanctions commerciales sur l’Iran en échange du gel de son
programme nucléaire. L’administration américaine laisse parallèlement les mains
libres à Téhéran pour défendre son allié syrien, Bachar Al-Assad, en proie à
une insurrection armée qu’il bombarde à l’arme chimique, sans que Washington
réagisse comme Obama avait promis de le faire. Les monarchies du Golfe
paniquent : la République islamique va pouvoir renflouer ses caisses ainsi
que celles de ses milices au Proche-Orient, le bras armé de sa politique
d’expansionnisme. Pour « MBZ », le parapluie américain ne fonctionne
plus. Il faut donc influencer celui qui le tient.
Le prince émirati prend langue avec Donald Trump, sans
même attendre son installation à la Maison Blanche. Durant l’enquête sur les
interférences de la Russie dans la course à la présidence américaine, le
procureur indépendant Muller s’est penché – sans l’élucider – sur un mystérieux
rendez-vous organisé le 11 janvier 2017 aux Seychelles entre des
responsables émiratis, des proches du milliardaire et un émissaire de Vladimir
Poutine. Pendant la campagne déjà, l’intermédiaire libano-américain George
Nader, l’un de ces hommes de l’ombre dont « MBZ » raffole, avait
approché Donald Trump. Quelques mois plus tard, le hacking de la boîte mail de
l’ambassadeur des EAU à Washington – une fuite orchestrée par un mystérieux
site Internet russe, soupçonné d’être un faux-nez des Qataris – révélera
l’étendue du lobbying d’Abou Dhabi dans les corridors du pouvoir américain.
La propension de « MBZ » à s’ingérer
dans les affaires de pays étrangers se retrouve jusqu’en France, où le Front
national a bénéficié de ses largesses par le passé. Et en Inde, où le premier
ministre, Narendra Modi, jouit du soutien infaillible d’Abou Dhabi, en dépit de
sa politique antimusulmans. Son goût pour les leaders autoritaires, hostiles à
l’islam politique et peu regardants sur l’Etat de droit et la protection des
minorités, est manifeste. Le seul « homme fort » à lui déplaire est
le Turc Recep Tayyip Erdogan, trop islamiste. Selon une source qatarie, le
dirigeant émirati s’est d’ailleurs précipité à Doha, au lendemain du coup
d’Etat raté en Turquie de juillet 2016, pour tenter de convaincre l’émir
Tamim, proche d’Ankara, de sa non-implication dans la tentative de putsch.
Fiasco au Qatar et au Yémen
Avec Trump au pouvoir, « MBZ » a pu donner
libre cours à son hubris. Il a poussé la nouvelle administration américaine à
sortir de l’accord sur le nucléaire iranien et à réinstaller des sanctions
contre Téhéran, plus dures que jamais. En contrepartie, l’homme fort des
Emirats offrira au « plan de paix » de Donald Trump un soutien
remarqué, jetant par-dessus bord l’engagement propalestinien de son père. La
mise sous embargo du Qatar par ses voisins, décidée en 2017, est aussi un
produit dérivé de l’ère Trump. Le souverain de Doha, Tamim Al-Thani, a le
malheur d’être en bons termes avec Téhéran et d’entretenir des relations avec
des groupes islamistes. Insupportable pour « MBZ ». En plus de couper
toutes relations économiques et diplomatiques avec l’émirat honni, le leader
émirati lance une gigantesque opération d’intrusion dans les smartphones de
centaines de personnalités jugées pro-Qatar, dont des journalistes occidentaux.
Mais ces pressions et ces manigances ont fait long feu.
Le Pentagone et le département d’Etat ont convaincu le locataire de la Maison
Blanche, initialement conquis par le Qatar-bashing des Emirats, qu’il serait
insensé d’abandonner le pays abritant le quartier général des forces
américaines au Moyen-Orient. En quelques semaines, Doha a trouvé la parade au
blocus commercial de ses voisins, qui s’est retourné contre le port de Dubaï,
privé de ses très fortunés clients qataris. C’est un échec cinglant, mais le
dirigeant émirati s’entête – il s’agit là d’un autre aspect de sa personnalité.
« Il est très calme, très cérébral, il parle lentement, c’est
indéniablement un homme d’Etat, analyse un diplomate. Mais il est aussi
très sûr de lui, persuadé d’avoir raison et il ne supporte pas la
contradiction, ni la nuance : vous êtes avec lui ou contre lui. »
La guerre au Yémen, lancée en 2015, a elle aussi
viré au fiasco. Un désastre militaire doublé d’un cataclysme humanitaire. Abou
Dhabi, dont les troupes se sont engagées au sol contrairement à l’allié
saoudien, a toutefois mieux tiré son épingle du jeu que Riyad. Moyennant des
alliances parfois contre-nature avec les séparatistes sudistes ou des forces
salafistes, les Emiratis ont réussi à s’implanter dans le sud du pays et à
prendre le contrôle de l’île de Socotra et du port d’Aden, qui commandent
l’accès à la mer Rouge et à l’océan Indien. Cette stratégie a eu un coût :
des pertes élevées parmi les forces émiraties, notamment dans les émirats du
Nord, les plus pauvres de la fédération. Ce qui a obligé « MBZ » à
rendre visite aux familles endeuillées pour éviter que la grogne ne monte dans
le pays, habitué à des temps plus paisibles.
Le rôle du grand frère
C’est à l’occasion de cette guerre que
« MBZ » a noué une alliance avec Mohammed Ben Salman, le jeune prince
héritier d’Arabie saoudite, l’homme qui a autorisé les femmes à conduire, qui
fait venir dans le royaume les stars de la scène électro et veut sortir du
tout-pétrole. Le maître d’Abou Dhabi soutient à 100 % ce programme
modernisateur. D’autant qu’il s’inspire ouvertement du modèle de développement
des Emirats, consistant à découpler le libéralisme culturel et sociétal du
libéralisme politique. Oui au divertissement et à la liberté de culte, non au
droit de vote et à la liberté d’expression.
Dans ce duo, « MBZ » est le mentor, le grand
frère patient et magnanime. Pour parvenir à ses fins, il ferme les yeux sur les
pires gaffes de son jeune protégé, comme la séquestration de l’ex-premier
ministre libanais Saad Hariri et l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi.
« “MBZ” veut exporter le modèle émirati, en faire un modèle pour le monde
musulman », pointe un observateur averti de la politique émiratie. « Dans
son esprit, il s’agit d’une nouvelle Nahda », ajoute-t-il en référence
au mouvement de renaissance culturel et intellectuel qu’a connu le monde arabe
à la fin du XIXe siècle. Etrange renaissance qui s’accompagne
d’une surveillance massive, de coups tordus, d’un lobbying effréné et de
violations en série des droits de l’homme…
« MBZ » n’est pas encore officiellement le
président de la fédération, ni même l’émir d’Abou Dhabi. Mais cela ne l’empêche
pas de préparer déjà sa succession. Sultan, le fils aîné de Khalifa, le chef
d’Etat en titre, a été écarté de la vie publique. Parmi les frères de
« MBZ », les fameux « Fatimides », Hazza s’y verrait bien,
mais il est le seul à y croire. Mansour, immensément riche et très intelligent,
est marié à la fille du cheikh de Dubaï, ce qui est autant un avantage qu’un
inconvénient. Sa mise en cause dans un méga-scandale de détournement de fonds
en Malaisie a fait pâlir son étoile. En fait, la plupart des observateurs
estiment que « MBZ » prépare son fils Khaled pour lui transmettre le
pouvoir une fois le moment venu. C’est-à-dire dans longtemps.
Christophe Ayad et Benjamin Barthe,
Le Monde, 12 mai 2020