Albert Memmi nous a quittés le
22 mai, dans sa centième année, et on n’arrive pas vraiment à le réaliser tant
il nous semblait immortel.
Largement connu dans sa
communauté d’origine, les Juifs de Tunisie, cet écrivain et essayiste a gagné
au fil des décennies une reconnaissance universelle. Des hommages ont été
écrits ou entendus sur de nombreux médias, et je n’aurais pas la prétention de
redire – mais en moins bien – ce qui existe déjà. Juste donc ici, quelques
souvenirs personnels et un récapitulatif de ce que j’ai trouvé ici ou là.
« Son vrai pays, ce sont
les Lettres : grand lecteur, passionné de philosophie, il devient
« nomade immobile » (titre d’un de ses livres) et, entre deux cours
ou séminaires, passe son temps à écrire. », dit très justement "Le
Monde" dans un article consacré à sa disparition. Dans son œuvre
foisonnante, le projecteur est mis sur son fameux « Portrait du
colonisé », livre où il s’engageait clairement en faveur de l’indépendance
de l’Algérie, ce qui lui valut beaucoup d’ennemis à l’époque. Parmi les autres
publications sélectionnées à la fin, un « oubli » - volontaire ?
– celui du « Portrait
du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres ».
L'article de Wikipedia
qui lui est consacré manque clairement de profondeur. Son principal intérêt est
la recension presque complète de l’œuvre de cet écrivain infatigable, comprenant
des dizaines d’ouvrages. Parmi eux, le tout dernier publié en 2019, « Journal de guerre (1939-1943) suivi de
Journal d’un travailleur forcé et autres textes de circonstance », où il relatait en particulier son expérience lors de
l’occupation de la Tunisie - un épisode brièvement évoqué dans son tout
premier livre, « La statue de sel ».
Sur le
site du CRIF, Marc
Knobel a écrit un article soulignant la dimension juive d’Albert Memmi, « romanesque
à ses heures, interrogeant le monde et les cultures ». Il reprend des citations
éclairantes de l’intellectuel disparu, en particulier celle-ci : « Je
suis un juif de condition, pas de conviction, un juif sociologique mais
critique ; je ne suis résolument pas un juif à kippa. Je ne récuse pas mon
appartenance mais je crois qu'il faut s'en tenir à distance, qu'il faut
considérer ses racines avec une certaine dose d'ironie. Il est plus facile de
condamner les autres que de condamner les siens. Or la meilleure preuve
d'indépendance est justement là, vis-à-vis des siens. Je ne vois pas pourquoi
je m'interdirais de lire les Évangiles ou le Coran : le Sermon sur la Montagne
est un texte admirable, et certaines paroles du Coran me parlent tout
particulièrement. Pourquoi rejetterais-je ces acquis ? Cela dit, c'est ainsi
que vous devenez un empêcheur de tourner en rond, rôle parfois difficile. C'est
inconfortable, mais je crois que tel devrait être l'honnête homme
moderne » (Le Monde, 9 juin 1962).
Toujours à propos du sentiment
« d’appartenance » - qu’Albert Memmi n’a jamais confondu avec une
prison intellectuelle -, il faut aussi lire le témoignage de Claude
Nataf, président de la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie : l’illustre
écrivain n’a jamais renié ses origines, et il a tout de suite soutenu cette
société savante créé à la fin des années 1990 ; naturellement, il devait
se reconnaitre tout à fait dans cette réunion d’universitaires et historiens de
toutes origines et religions.
A propos d’Albert Memmi dans ses toutes dernières années, quelques souvenirs. Schéhérazade Zerouala, musulmane d’origine algérienne le découvrit tardivement et elle fut éblouie par son parcours. Elle en avait parlé lors d’une émission récente (hiver 2019), et elle avait tenu à lui rendre hommage lors d’une belle soirée à la Mairie du 16ème arrondissement. Mustapha Saha a immortalisé par des photos émouvantes cette apparition publique du grand écrivain, qui venait alors de fêter ses 98 ans. Et je me souviens très bien qu’il nous avait dit combien il avait été heureux d’avoir écrit tous ses livres, et qu’il lui en restait encore à rédiger « un ou deux » !
Lundi
dernier, sur notre radio Judaïques FM, Antoine Spire a lu un vibrant hommage, trouvant les mots les plus justes
pour résumer et l’homme disparu, et sa pensée. Il rappela ce que disait Albert
Camus dans sa préface de « La statue de sel » : « Un
écrivain français de Tunisie, qui n’est ni français, ni tunisien ». Un
« entre deux », où la dimension juive – qui lui interdirait de
trouver sa place après l’indépendance – était fondamentale, mais en même temps étrangère à la religion, sans lien de servitude envers sa communauté :
d’où la notion de « Judéité » opposée au Judaïsme, qu’Albert Memmi
devait théoriser plus tard. Mais Antoine Spire a su, aussi, attirer l’attention
sur le livre « zappé » dont je parlais plus haut, le « Portrait
du décolonisé ». Un livre prophétique, écrit quelques années avant les
révoltes des « Printemps arabes » et où, méthodiquement, l’auteur
dénonçait les échecs des pays issus de la décolonisation, soumis à de nouveaux
pouvoirs ayant repris la logique de pillage de l’ancien occupant. Un
livre, aussi, en parfaite résonance avec un autre ouvrage publié bien plus
tard et d’un autre auteur, Pierre Vermeren, « Le choc des
décolonisations » (écouter l’émission sur ma chaine Youtube ).
A
propos de mon émission, encore, des souvenirs et un très grand regret.
Souvenirs des trois fois où j’ai eu l’honneur de recevoir Albert Memmi, c’était
alors un octogénaire alerte, qui se déplaçait un peu partout et donc était venu
dans nos anciens studios de la rue Lhomond. La première émission était
consacrée aux relations entre juifs et arabes, et je me souviens qu’il conservait,
malgré tout, un refus de tout désespoir pour l’avenir. La deuxième, en 2002,
était hélas assombrie par l’ombre terrible des attentats terroristes en Israël.
Et la troisième fut consacrée à son « Portrait du décolonisé ». Le
très grand regret, c’est qu’à l’époque les émissions n’étaient pas numérisées,
et que je n’ai pu conserver leurs enregistrements.
Pour
finir, un dernier souvenir d’Albert Memmi. Dans « Le Pharaon », paru
en 1988, il nous proposa un « roman romanesque » avec évocation d’une
aventure entre un professeur d’université marié et père de famille, et une de
ses jeunes élèves ; le tout sur fond historique du Tunis des années
précédant immédiatement l’indépendance. Mêlant des personnages de premier plan,
comme Habib Bourguiba, et quelques figures connues dans la capitale, je me
souviens qu’apparaissait rapidement et au détour de quelques pages, « Le
docteur Corcos », mon père, médecin réputé à l’époque. Je me souviens,
enfin, de son sourire malicieux quand il m’avait dédicacé le livre, me disant
que je lui ressemblait beaucoup.
Jean Corcos