Une femme
passe devant une fresque murale sensibilisant aux gestes barrières
anti-coronavirus,
à Conakry, en Guinée, le 4 mai 2020
Tribune
Alors que le pire était redouté pour le continent, la
mortalité liée au Covid-19 y est bien plus faible qu’en Europe ou en Amérique,
relèvent trois chercheurs.
Face au Covid-19,
de bonnes et de mauvaises raisons orientent la commune déraison des projections
alarmistes sur l’Afrique, que précède la « réputation » de ce
continent. Il était donc attendu ou redouté que l’Afrique et ses systèmes de
santé « fragiles » soient le lieu d’une gigantesque oraison funèbre.
Cela relève simultanément de l’histoire des pandémies du XXe siècle
et d’une curieuse absence de bon sens. Les raisons d’avoir tiré la sonnette
d’alarme se heurtent à des représentations de l’Afrique, de sa place dans le
monde, entre l’habitus du catastrophisme et la paresse intellectuelle qui veut
voir et trouver l’Afrique à la place du mort. Comme si, dans les
représentations du monde, l’Afrique était confinée dans le rôle du berceau de
la mort et des maux dont on ne guérit pas sans intervention extérieure et
« humanitaire ».
Les raisons de craindre le pire sont nombreuses et les
faits qui y résistent s’empilent, le tout au cœur d’incertitudes qui jalonnent
la marche de cette pandémie. La bien-pensance médiatique a oublié un truisme
que le Covid-19 met sèchement en lumière : on ne meurt pas deux fois. Les
populations africaines sont plus jeunes que celles des autres régions du monde.
C’est le résultat d’une tragédie banalisée : la faiblesse de l’espérance
de vie. Cet indicateur morbide devient un atout face au Covid-19, dont la
létalité chez les personnes âgées est une des caractéristiques. Avantage ou
conséquence d’une tragédie, la situation du Covid-19 génère des discours
saturés d’a priori, y compris lorsque ces discours partent de bons
sentiments ou d’inquiétudes pavloviennes. Il faut d’abord prendre acte des
faits et accepter l’évidence qui n’a pas l’air d’aller de soi aux yeux du
monde : les Africains sont des êtres humains ordinaires. Les anciens sont
plus fragiles que les jeunes, partout.
Une maladie importée
Après bientôt quatre mois d’épidémie liée au
coronavirus, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) révèle un nombre de
décès incommensurablement plus faible en Afrique que dans les pays européens ou
en Amérique : 1 591 morts au 30 avril (soit 1,3 mort
par million d’habitants), alors qu’en Amérique on recensait
75 591 morts à la même date (soit 76 par million d’habitants) et
132 543 en Europe (soit 179 par million d’habitants). Aujourd’hui,
quelques premières analyses pondèrent donc la catastrophe annoncée, avec des
pistes explicatives. Sont évoqués une série de facteurs : un contact avec
diverses infections qui pourrait jouer un rôle protecteur, des leçons tirées
d’Ebola et du VIH, un flux de voyageurs internationaux bien moindre qu’en
Europe, aux Etats-Unis et en Asie, des mesures gouvernementales prises très
tôt, ou encore une capacité de résilience, d’adaptation et d’inventivité forte
et éprouvée, elle-même liée à une série de facteurs sociaux et
environnementaux.
Pourtant, persiste dans les médias l’idée que la catastrophe
(le mot est systématiquement utilisé) va arriver. A défaut de l’hécatombe
attendue, la catastrophe sera nécessairement économique ou politique, ou les
deux. Une attente trop forte confine à un espoir, et c’est cela qu’il faut
contester.
D’un point de vue épidémiologique, les faits sont
têtus : « pour une fois », l’Afrique n’est pas
« accusée » d’être le foyer du virus, comme pour Ebola ou le sida. La
maladie y a été importée et elle est plus brutale ailleurs que sur le
continent. En effet, la propagation du Covid-19 à partir des aéroports et des
grandes agglomérations telles Le Caire, Alger, Johannesburg, Lagos ou
Abidjan est singulièrement lente. Si 45 pays d’Afrique sont aujourd’hui
touchés par la maladie, le nombre cumulé de décès, depuis la mi-avril, augmente
plus lentement que le nombre cumulé de nouveaux cas, et le nombre de nouveaux
cas progresse plus lentement que le nombre de guérisons. Ces indicateurs
montrent que l’épidémie stagne ou se résorbe, n’affectant qu’une minorité de la
population.
La mobilisation des Etats africains à l’alerte
Covid-19 lancée par la Chine et l’OMS a été anticipée dans la majorité des
pays. Cette mobilisation a été générale et transversale, impliquant chaque
communauté, chaque pan de la société et de l’économie. Pour la plupart des
pays, les gestes barrières, la fermeture des lieux de rassemblement, la
distanciation physique, l’isolement géographique des zones touchées, le
couvre-feu, le port systématique du masque, ont été une réponse logique,
peut-être plus ordinaire qu’ailleurs, combinée à un éventail de priorités
complémentaires, telles l’assistance alimentaire.
Paresse intellectuelle
Finalement, l’Afrique illustre là un cas d’école de la
prégnance des idées reçues sur les faits. Il se joue, spécifiquement dans le
cas du Covid-19, également la difficulté à penser l’Afrique comme un acteur de
la marche du monde, au-delà d’un sujet d’observation et d’inquiétude pour ceux
qui dictent le tempo de la mondialisation. Il y a là une grande légèreté dans
le raisonnement, voire une forme de tromperie intellectuelle.
Ne versons pas dans un complotisme « à
l’envers » ni, et c’est peut-être plus grave, à une forme de paresse
intellectuelle qui empêche d’analyser les faits car ceux-ci obligent à tordre
le bras aux prénotions. Espérons que le « monde d’après » voie plus
souvent le triomphe des raisonnements rigoureux et des analyses objectives.
L’Afrique nous appelle ici et maintenant à évaluer les
coupes sombres des inégalités et du passé sur la vie de ses habitants et à
envisager la résistance des corps amputés de la sagesse des aînés que vise la
spécificité macabre du Covid-19. Cette Afrique plurielle, jeune, aux espérances
incertaines, montre également une vitalité certaine dont les autres doivent
prendre acte. Maintenant.
Laurent Vidal, anthropologue, Fred Eboko, politiste et
sociologue, et David Williamson, spécialiste du climat, sont chercheurs
à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Le Monde Afrique, 8 mai 2020