Nadia Murad à Hanovre, en Allemagne, le 31 mai 2016
Réduite en esclavage par des djihadistes de l’EI, la
jeune yézidie parvint à s’enfuir. Elle est aujourd’hui la porte-parole de sa
communauté en exil.
Il y a quatre ans, le village de
Kocho, dans la région yézidie de Sinjar, en Irak, se réveillait dans la panique
et le fracas des armes. C’était un 3 août et il faisait chaud. Des
djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) fondaient sur les villages habités par les membres de
cette minorité religieuse non musulmane. Les villageois de Kocho n’ont pas fui.
Mais sommés de se convertir à l’islam, ils refusent.
Les jeunes
filles et les femmes sont réduites en esclavage, promises à une
vie de tortures et de viols
Les hommes sont massacrés, leurs cadavres entassés
dans des fosses communes. Les jeunes garçons sont enrôlés de force, transformés
en bêtes de somme pour les assassins de leurs pères. Les jeunes filles et les
femmes sont réduites en esclavage, promises à une vie de tortures et de viols.
Nadia Murad était parmi elles. Elle avait 21 ans.
C’est une survivante qui a reçu le prix Nobel de la paix 2018, vendredi 5 octobre.
Après avoir remporté sa récompense, la jeune femme a rappelé que « cela n’a
pas été facile pour [elle] de parler de ce qui [lui] est arrivé
parce que ce n’est pas facile, particulièrement pour les femmes au Moyen-Orient,
de dire qu’on a été des esclaves sexuelles ». Le prix Nobel «
signifie beaucoup, a-t-elle ajouté. Pas seulement pour moi mais pour
toutes ces femmes en Irak et dans le monde entier » qui ont été victimes de
violences sexuelles.
Le martyre des yézidis
Après avoir été emmenée de force à Mossoul, la
« capitale » irakienne de l’EI, Nadia Murad a été vendue,
revendue, violée et torturée, encore et encore. Avec le concours d’une famille
musulmane de la ville, elle parvient, comme de trop rares jeunes femmes
yézidies, à échapper à ses bourreaux. Elle traverse les lignes de front et
trouve refuge au Kurdistan irakien, où des centaines de milliers de yézidis de
la région de Sinjar sont déplacées.
Les moins fortunés vivent dans des camps de tentes.
Les autres s’installent dans les villes de la région. Mais la grande majorité
partage le même et unique espoir, celui d’obtenir un statut de réfugié, afin de
se rendre en Europe et de laisser définitivement derrière eux la terre qui les
a engloutis.
Certains, toutefois, s’organisent. A Dohuk, une ville
kurde située au nord de Mossoul et dans les environs de laquelle de nombreux
yézidis sont réfugiés, des militants originaires de Sinjar, jeunes pour la
plupart, fondent l’association Yazda en 2014, avec le soutien d’activistes
américains. Nadia Murad se rapproche d’eux. Elle devient bientôt, avec le
soutien de Yazda, le visage de la communauté.
L’organisation s’illustre par son indépendance. Elle
tient tête aux autorités du Kurdistan irakien, qui tentent de limiter ses
activités, celles-là même qui étaient censées protéger Sinjar et qui ont
abandonné les yézidis à leur sort en août 2014, rendant possibles les
horreurs endurées par cette communauté. Loin de faire amende honorable, elles
misent sur le martyre des yézidis, eux-mêmes de langue et de culture kurdes,
pour attirer la sympathie de la communauté internationale.
Porte-parole des femmes yézidies
Yazda pousse Nadia Murad à devenir la porte-parole des
femmes yézidies. Inlassablement, elle fera sienne la mission de rappeler au
monde que des milliers d’entre elles restent en captivité, souvent avec leurs
enfants.
Comme de nombreux yézidis, Nadia Murad s’installe en
Allemagne et commence à intervenir dans les plus grandes instances internationales.
En décembre 2015, elle s’exprime devant le Conseil de sécurité des
Nations unies (ONU) et exhorte les gouvernements du monde à prêter attention
aux souffrances des siens et en particulier au sort des femmes et des enfants
yézidis disparus après avoir été enlevés par l’EI. En 2016, elle est
nommée ambassadrice de bonne volonté de l’ONU pour la dignité des survivants de
la traite des êtres humains. A la fin de 2017, elle reçoit, avec une autre activiste yézidie, Lamia Haji
Bachar, le prix Sakharov.
Un an plus tard, la guerre contre l’EI passe pour être
gagnée. Les djihadistes ont été chassés de Mossoul, de Rakka, de Sinjar. Du
califat, il ne reste que quelques lambeaux de territoire, mais les ravages
causés par le groupe djihadiste continuent de travailler les sociétés traumatisées
sur lesquelles il a régné, entre l’Irak et la Syrie.
Le président irakien, le Kurde Barham Saleh, élu le 2
octobre, a déclaré que le prix Nobel de la paix était « une fierté pour
tous les Irakiens », mais que dans les camps de tentes – où
l’hiver est rude et l’été épuisant – les yézidis déplacés rêvent toujours
d’Europe.
Dans chaque famille de cette communauté, désormais
dispersée aux quatre vents de l’exil, subsiste à jamais le souvenir d’un enfant
enlevé et jamais retrouvé, d’un viol, d’une torture, d’une maison en ruine, du
cadavre d’un être aimé, d’un pays perdu qu’aucune distinction, aussi
prestigieuse soit-elle, ne rendra.
Allan Kaval
Le Monde, 5 octobre 2018