Idéal blessé
La justice identitaire est la clé de voûte de la
construction radicale. Elle touche au cœur des failles de l’identité des
jeunes. Elle opère comme une soudure des parties du soi menacé en le fusionnant
avec un groupe de pairs, pour former une communauté de la foi, vivant de
concert les mêmes émotions morales. L’effet du groupe est de procurer l’illusion
qu’ensemble on peut jouir du même corps. La justice identitaire repose sur une
théorie de « l’idéal islamique blessé » et du tort fait aux musulmans
au présent et au passé. L’idéal blessé est celui de la perte du principe de
souveraineté politico‑théologique de la communauté musulmane avec l’abolition
du califat et le dépeçage par les puissances coloniales du dernier empire
musulman, l’Empire ottoman, en 1924.
Notons ici que la première organisation islamiste,
celle des Frères musulmans, est fondée en 1928. On peut dire que les
mouvements islamistes sont nés du traumatisme de cette période et en ont
propagé l’onde de choc auprès des masses. Quant aux torts faits aux musulmans,
ce sont les guerres anciennes et récentes au Moyen‑Orient : Palestine, Afghanistan,
Irak, etc. Des images de destruction, de massacres, d’enfants morts et mutilés
viennent à l’appui, assorties de l’appel à devenir justicier. Il y a des jeunes
non‑musulmans qui répondent à cet appel. Mais, pour la majorité, l’offre djihadiste
consiste ici à superposer le tort fait à la communauté musulmane au vécu
d’un préjudice individuel dans l’existence du sujet. Elle vise à ce que
l’idéal blessé absorbe le sujet et que la blessure parle et agisse à travers
lui comme une revenante dans le corps d’un zombie. Il est appelé à devenir le
vengeur de l’idéal, ou bien, ce qui revient au même, le vengeur de la
divinité outragée. Le cas des frères Kouachi dans l’attentat contre Charlie
Hebdo est paradigmatique à cet égard. Il y a des jeunes que la déficience
de l’idéal du moi conduit à rechercher une incarnation de l’idéal collectif,
dont la plénitude est donnée dans le devenir martyr. (…)
J’appelle « surmusulman » la contrainte sous
laquelle un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la
représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman.
(…) Surmusulman est un diagnostic sur la vie psychique de musulmans
imprégnés par l’islamisme, hantés par la culpabilité et le sacrifice. Il doit expier
et se repentir, se purifier et chercher la vie homogène. Si, en principe, il y
a lieu de distinguer entre la tendance au surmusulman et son accomplissement,
en réalité leurs frontières sont poreuses et les passages imprévisibles, même
si la tendance est plus fréquente que l’incarnation du surmusulman.
Concrètement, on peut observer les conduites du
surmusulman chez des croyants pour lesquels il n’est plus suffisant de vivre la
religion dans le cadre de la tradition, fondée sur l’idée de l’humilité. En
effet, l’une des significations majeures du nom « musulman » est l’humble.
C’est le noyau éthique fondamental de l’islam. Avec le surmusulman, il s’agit
au contraire de manifester l’orgueil de sa foi à la face du monde : Islam
pride. Elle se traduit par des démonstrations publiques : stigmate sur
le front, prière dans la rue, marquages corporels et vestimentaires,
accroissement des rituels et des prescriptions témoignant de la proximité
continuelle avec Allah, évoqué à tout bout de champ.
Les surmusulmans se veulent les bouches ouvertes de
Dieu dans le monde , proférant leur haine de ceux qui n’ont pas leur croyance
de feu et de flamme. On pourrait les nommer aussi les « allahants »,
tant ils ahanent sans cesse Allah akbar. Cette invocation, qui devait en
principe rappeler à celui qui la prononce sa petitesse apaisante, voici qu’elle
est devenue la manifestation d’une suffisance, d’un pouvoir de tout se permettre. Ils tuent en allahant. Ils ne se soumettent à Dieu qu’en le soumettant à eux.
C’est pourquoi la figure du surmusulman attire les
délinquants ou ceux qui aspirent à le devenir ; ils se convertissent par
désir d’être des hors‑la‑loi au nom de la loi, une loi supposée au‑dessus de
toutes les lois, à travers laquelle ils anoblissent leurs tendances antisociales,
sacralisent leurs pulsions meurtrières. Le surmusulman recherche une jouissance
que l’on pourrait appeler « l’inceste homme‑Dieu », lorsqu’un humain
prétend être dans la confusion avec son créateur supposé au point de pouvoir agir
en son nom, devenir ses lèvres et ses mains. Ce n’est pas l’union mystique avec
Dieu qui n’est jamais permanente et loin de toute arrogance, comme dans le
soufisme. Si le musulman cherche Dieu, le surmusulman croit avoir été trouvé
par lui.
Fethi Benslama,
Le Monde, 10 mai 2016