De passage en Suisse, le ministre
israélien de la Défense qualifie la situation de la région, avec la guerre en
Syrie, comme «un tremblement de terre géopolitique». Et il se montre pessimiste
quant aux pourparlers de paix. Entretien exclusif
Le ministre israélien de la Défense Moshe Ya’alon
était mercredi et jeudi en visite officielle en Suisse. Le conseiller fédéral
Guy Parmelin, qui a accueilli son homologue à Berne, recevait pour la première
fois depuis son entrée en fonction un ministre étranger. A l’agenda de cette
rencontre: la coopération militaire entre la Suisse et Israël. Dans un
entretien réalisé à l’hôtel Bellevue à Berne, placé pour l’occasion sous haute
sécurité, un dispositif réservé normalement pour les chefs d’État importants et
menacés, à deux pas du Palais fédéral, Moshe Ya’alon commente la situation du
Moyen-Orient. Membre du Likoud de Benyamin Netanyahou, il est issu de l’armée
où il a occupé les plus hautes fonctions – chef d’État-major de 2002 à 2005. Il
n’est pas considéré comme un faucon, mais ses mots sont féroces lorsqu’il
évoque l’Iran.
Le Temps: Le Moyen-Orient est à feu et à sang, y
a-t-il un risque pour Israël ?
Moshe Ya’alon: La plus grande menace qui pèse sur mon pays ne vient
pas de nos voisins directs mais de l’Iran qui, pourtant, ne partage aucune
frontière avec nous. Quand je parle de l’Iran, je ne parle pas du pays ni des
Iraniens, mais du régime messianique et apocalyptique au pouvoir, qui prône
l’éradication d’Israël. Téhéran exporte, avec succès, je dois malheureusement
l’admettre, la terreur et la haine d’Israël. Il utilise des proxy comme le
Hezbollah, un mouvement terroriste armé et financé par l’Iran et qui tient en
otage le Liban. On le voit: le problème n’est pas Israël mais l’Iran, qui
nourrit les dissensions et la guerre dans tout le Moyen-Orient. Au Liban, comme
je l’ai mentionné, mais aussi dans la bande de Gaza où le gouvernement iranien
arme et finance le Hamas; au Yémen et au Bahrein, c’est encore Téhéran qui agit
sous couvert de mouvements nationalistes religieux. Le régime iranien est la
principale source de problèmes et d’instabilité dans toute la région.
L’accord sur le nucléaire iranien conclu l’été dernier
ne calme-t-il pas le jeu ?
Cette entente avec Téhéran constitue une erreur
historique; elle donne au mieux un répit de 15 ans, peut-être moins avant que
le pays ne se dote d’une arme nucléaire. Il ne faut pas s’y tromper: Téhéran
n’a rien abandonné de ses plans de se doter de l’arme nucléaire. En plus, avec
ses recherches sur les missiles à longue portée, l’Iran viole ses engagements
internationaux. Qu’on soit clair, il n’y aura de solution à long terme au
Moyen-Orient, tant que les mollahs seront au pouvoir à Téhéran.
La guerre en Syrie déborde sur tous les pays de la
région, Israël est concerné. Comment voyez-vous les choses ?
C’est un tremblement de terre géopolitique: quatre
camps s’affrontent autour de nous dans un abominable chaos. D’abord, l’axe
chiite, dans lequel se trouvent, derrière l’Iran, pêle-mêle Bachar el-Assad, le
Hezbollah, les houthistes au Yémen. Tous partagent la même hostilité contre
nous. Ensuite, le groupe apparenté aux frères musulmans, ils sont menés par la
Turquie, il y a le Qatar, le Hamas à Gaza. Eux aussi sont à des degrés divers,
inamicaux à l’encontre d’Israël. Troisièmement, le djihad global, avec
différents groupes terroristes notamment l’État islamique et al-Qaida, ou
Jabhat al-Nosra, ils ont une forte capacité de nuisance. Enfin les Arabes
sunnites, dont certains sont nos alliés régionaux : l’Egypte et la Jordanie. On
y trouve aussi l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis ainsi que des pays
nord africains. Nous avons avec eux un ennemi commun: l’Iran.
Pourtant certaines alliances n’outrepassent-elles ces
catégories ? L’Arabie saoudite et ses accointances avec le djihad global par
exemple?
Dans le cadre de l’affrontement chiites-sunnites,
certains pays ou certaines entités à l’intérieur de ces pays ont choisi de
soutenir des groupes considérés comme djihadistes pour contrer l’influence de
l’Iran ou en Syrie de Bachar el-Assad. De son côté, l’Iran, pour nuire à
Israël, n’hésite pas à aider le Hamas proche des frères musulmans.
Ne minimisez-vous pas la menace que représente l’EI ?
L’EI va être battu sur son terrain, cela parce qu’il y
a beaucoup de coalitions différentes et d’Etats qui luttent contre les
djihadistes. Notamment la grande coalition derrière les Etats-Unis ou l’Egypte
qui s’attaque à l’EI dans le Sinaï. En fait, l’EI ne constitue pas de réel
danger pour nous. Evidemment, les djihadistes essaient de s’implanter en
Cisjordanie et surtout à Gaza. Mais nous sommes prêts à les contrer. De manière
significative, aucune des agressions dont nous avons été la cible sur le
plateau du Golan n’a été perpétrée par l’EI, toutes l’ont été par les Gardiens
de la révolution iraniens.
Les forces loyales à Bachar el-Assad reprennent du
terrain en Syrie. Cela change-t-il la donne pour Israël ?
Nous craignons que les Iraniens s’installent
durablement à nos portes. Ils utilisent la peur que suscite l’EI pour s’imposer
comme des interlocuteurs incontournables dans les négociations.
Seriez-vous prêts à intervenir pour aider à stabiliser
la situation ou faire pencher la balance en faveur d’une partie des
belligérants ?
Israël n’a pas vocation à intervenir dans d’autres
pays. Mais nous ferons tout pour défendre nos intérêts et pour empêcher des
livraisons d’armes à ceux qui nous menacent directement comme le Hezbollah. En
ce qui concerne les discussions de paix, je crains qu’elles n’aboutissent pas.
On ne peut pas reconstituer les œufs à partir d’une omelette. Les négociations
ne peuvent qu’entériner la dislocation du pays en territoires ennemis: la zone
alaouite, un territoire sunnite, un Kurdistan ou même un Druzistan, pourquoi
pas. Sur le plan humanitaire, Israël aide des blessés sur les hauteurs du
Golan, à condition qu’ils ne fassent pas partie de milices armées hostiles.
La Russie est de plus en plus présente en Syrie, cela
vous inquiète-t-il?
Dès le début de leur déploiement, nous avons pris
directement contact avec eux. Ce n’est plus la guerre froide et nos relations
sont plutôt bonnes avec la Russie, bien que nous divergions en ce qui concerne
le rôle de l’Iran et leur appui à Bachar el-Assad. Toutefois, nous pouvons nous
entendre avec eux et nous coordonner pour éviter les problèmes.
Ils ont déployé à Lattaquié un dangereux système
antimissile, le S-400, ainsi que quatre avions SU 35 S, ce qu’ils ont de
meilleur en matière de chasseurs-intercepteurs…
Ce n’est pas contre nous. Ils ne nous visent pas.
«Washington a trop observé et délaissé
l'action»
Moshe Ya'alon commente les relations d'Israël avec la
Turquie, les Etats-Unis et la Suisse.
Où en sont les négociations pour un rapprochement avec
la Turquie?
Je les suis, mais elles bloquent. Les Turcs nous ont
fait des appels du pied, mais il reste des divergences. Il faut rappeler que le
gouvernement turc porte l’entière responsabilité pour la rupture entre nos deux
pays. Depuis l’élection de Recep Tayyip Erdogan en 2002, qui a permis aux
frères musulmans d’accéder au pouvoir, nos relations sont houleuses. Ankara n’a
cessé de nous provoquer, l’affaire du Mavi Marmara illustre cette politique
d’hostilité turque envers nous. Mais depuis quelques mois, les difficultés
d’Ankara avec la Russie, ainsi que les problèmes d’approvisionnement
énergétique auxquels la Turquie doit faire face, les ont poussés vers
nous. Mais l'âge d'or des bonnes relations entre nous est derrière nous.
Il ne reviendra pas, car nous ne pouvons pas faire confiance à Recep Tayyip
Erdogan ni à ses amis issus de la mouvance des Frères musulmans.
Votre gouvernement a montré sa sympathie pour les
Kurdes, est-ce une autre pomme de discorde avec Ankara?
Les Kurdes, en Irak et en Syrie, jouissent déjà d'une
large autonomie. L'indépendance dépend d'une reconnaissance internationale. A
nos yeux, elle peut être envisagée. Les Kurdes ne sont assurément pas nos
ennemis. Au contraire.
Faut-il aider les combattants kurdes pour défaire l'EI
? L'avez-vous fait?
Ils ont subi une défaite face à l'EI à Kobane. Il a
fallu que les Américains et les Kurdes d'Irak les arment et leur envoient des
renforts pour renverser la situation. Pas de victoire sans des troupes locales
au sol, telle est la leçon. Et il aurait fallu armer de même les sunnites
modérés, on en serait pas là aujourd'hui.
Est-ce une critique à l'égard des Etats-Unis?
Le monde aura toujours besoin d'un gendarme global.
Les Etats-Unis sont la seule superpuissance, elle doit jouer ce rôle-là. Mais
Barack Obama y rechigne. Mais si on en use pas, le puissance s'érode.
Washington a trop observé et délaissé l'action. C'est pour cela que les Russes
sont très présents en Syrie: ils ont occupé le vide laissé par les Américains.
Qu’êtes-vous venu chercher en Suisse?
Les relations entre nos deux pays sont excellentes,
basées sur une confiance mutuelle. Nos liens peuvent cependant être resserrés,
la coopération militaire densifiée. Israël a, malheureusement, une immense
expérience dans le domaine de la guerre, dans le renseignement militaire et
dans la production d'armement. Nous voulons partager cette expérience avec la
Suisse.
Le Temps (Suisse), le 11 février 2016
Propos recueillis par Boris Mabillard.