Fethi Benslama
Fethi Benslama est psychanalyste,
professeur de psychopathologie à l’université Parie-Diderot et membre de
l’Académie tunisienne. Le 12 mai, il publie « Un furieux désir de sacrifice. Le
surmusulman ». Dans la lignée de ses précédents ouvrages « La Psychanalyse à
l’épreuve de l’islam » (Flammarion, 2004) ou « Déclaration d’insoumission. A
l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas » (Flammarion, 2011), il se
demande comment penser le désir sacrificiel des jeunes au nom de l’islam.
La grande majorité des travaux font l’impasse sur la
dimension psychologique et a fortiori psychopathologique dans la
radicalisation, considérée phénoménalement comme un fait qui appartient à la
conscience et à la volonté de l’acteur, ce qui exclut la dimension de
l’inconscient. (…)
Essayer de penser ce qui arrive à quelqu’un pour qu’il
en vienne à choisir des voies périlleuses de traitement de lui‑même et des
autres nous oblige à ne pas en rester à un niveau comportemental, ni à la
langue de bois des radicalisés, mais à prendre en considération ce qui conduit
quelqu’un à s’enflammer et à embrasser tout autour de lui. De même que la
psychanalyse nous montre que le symptôme est une solution de compromis qui a
une fonction dans l’économie d’un sujet, la tentative de résorption des
symptômes dans la radicalisation a également sa raison : obtenir une
guérison par un circuit très particulier, celui qui requiert d’affronter le
danger interne par une mise en danger externe plus importante, dût‑elle conduire
à la mort. C’est un fait que j’ai constaté cliniquement : le symptôme est
effacé par l’effet d’une saturation de l’idéal qui place le sujet dans
une mission divine. (…)
Cette approche nous permet aussi de comprendre le
succès de l’islamisme radical auprès des convertis. Les failles identitaires ne
sont pas l’apanage des enfants de migrants ou de familles musulmanes, c’est ce
qui explique que 40 % des radicalisés soient des convertis. Je dirais que
ces sujets cherchent à se radicaliser avant de trouver le produit de la
radicalisation. Peu importe qu’ils ignorent de quoi est fait ce produit, pourvu
qu’il apporte « la solution ». La presse a rapporté le cas de
djihadistes qui avaient commandé par Internet des ouvrages tels que L’Islam
pour les nuls. Il faut une dose importante d’ignorance pour que les
fantasmes se drapent dans l’innocence et cherchent leur réalisation sans
crainte ni doute. Le juge d’instruction Marc Trévidic, du pôle antiterroriste
de Paris, a déclaré, à plusieurs reprises, que certains revenants des zones de
combat qu’il a interrogés ne connaissaient pas les cinq piliers de
l’islam ! Il est possible que cette catégorie dite « des
convertis » comporte beaucoup de born again, ces personnes qui
retrouvent la foi délaissée par eux‑mêmes ou par leur groupe familial à la génération
précédente.
Notons, toutefois, que certains engagés sur les zones
de combat ne cherchent pas de prime abord la dimension spirituelle ou la
conversion religieuse. Ils veulent s’insurger contre l’oppression cruelle subie
par les Syriens du fait du régime de Bachar Al‑Assad . Pour d’autres, le départ
vers l’Orient mystérieux fait office d’un passage initiatique et romantique.
J’ai été frappé, en lisant des textes sur l’histoire des croisades, de constater
de nombreuses similitudes avec l’équipée subjective de ces départs au djihad.
Le djihadisme serait‑il une croisade inversée ? Aujourd’hui, l’islamisme
radical est le produit le plus répandu sur le marché par Internet, le plus
excitant, le plus intégral. C’est un passe‑partout de l’idéalisation à l’usage
des désespérés d’eux‑mêmes et de leur monde.
L’assimilation de la radicalisation islamiste à un
phénomène sectaire pose problème. Il y a certes quelques aspects comparables,
comme le phénomène dit « de l’emprise mentale », mais des différences
essentielles sont patentes. Dans la secte, l’individu s’assujettit aux
fantasmes ou à la théorie délirante du gourou, à son exploitation économique,
voire sexuelle. Le djihadiste, quant à lui, adhère à une croyance collective très
large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, alimentée par le réel
de la guerre, à laquelle on lui propose de prendre une part héroïque, moyennant
des avantages matériels, sexuels, des pouvoirs réels et imaginaires. Le mélange
du mythe et de la réalité historique est plus toxique que le délire.
L’offre radicale va donc se saisir des impasses du
passage juvénile et se modeler sur les possibilités d’une traversée à la fois
individuelle et collective, physique et métaphysique, mythique et historique,
dont je voudrais relever les principaux motifs.
Sans être exhaustif, on peut dégager quelques
opérateurs fondamentaux de la séduction narcissique des idéaux dans
l’offre de radicalisation. Cette séduction constitue une dimension fondamentale
dans l’attirance qu’elle exerce sur les jeunes, comme le souligne à juste titre
Philippe Gutton [in Adolescence et djihadisme, L’Esprit du temps,
2015].
Fethi Benslama,
Le Monde, 10 mai 2016