Il fait peu de victimes, n'endommage
pas les infrastructures de l'ennemi. Et pourtant, ça marche. Par Yuval Noah
Harari, auteur de "Sapiens".
Le théâtre de la terreur
Un terroriste, c’est comme une mouche qui veut détruire un magasin de
porcelaine. Petite, faible, la mouche est bien incapable de déplacer ne
serait-ce qu’une tasse. Alors, elle trouve un éléphant, pénètre dans son
oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de peur et de colère, ce
dernier saccage la boutique. C’est ainsi, par exemple, que la mouche Al-Qaeda a
amené l’éléphant américain à détruire le magasin de porcelaine du Moyen-Orient.
Comme son nom l’indique, la terreur est une stratégie
militaire qui vise à modifier la situation politique en répandant la peur
plutôt qu’en provoquant des dommages matériels. Ceux qui l’adoptent sont
presque toujours des groupes faibles, qui n’ont pas, de toute façon, la
capacité d’infliger d’importants dommages matériels à leurs ennemis. Certes,
n’importe quelle action action militaire engendre de la peur. Mais dans la guerre
conventionnelle, la peur n’est qu’un sous-produit des pertes matérielles, et
elle est généralement proportionnelle à la force de frappe de l’adversaire.
Dans le cas du terrorisme, la peur est au cœur de l’affaire, avec une
disproportion effarante entre la force effective des terroristes et la peur
qu’ils parviennent à inspirer.
Modifier une situation politique en recourant à la
violence n’est pas chose aisée. Le premier jour de la bataille de la Somme, le
1er juillet 1916, l’armée britannique a déploré 19.000 morts et 40.000
blessés. À la fin de la bataille, en novembre, les deux camps réunis comptaient
au total plus d’un million de victimes, dont 300.000 morts. Pourtant, ce
carnage inimaginable ne changea quasiment pas l’équilibre des pouvoirs en Europe.
Il fallut encore deux ans et des millions de victimes supplémentaires pour que
la situation bascule.
En comparaison, le terrorisme est un petit joueur. Les
attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 ont fait trente et un morts. En 2002, en
plein cœur de la campagne de terreur palestinienne contre Israël, alors que des
bus et des restaurants étaient frappés tous les deux ou trois jours, le bilan
annuel a été de 451 morts dans le camp israélien. La même année, 542 Israéliens
ont été tués dans des accidents de voiture. Certaines attaques terroristes,
comme l’attentat du vol Pan Am 103 de 1988, qui a explosé
au-dessus du village de Lockerbie, en Écosse, font parfois quelques centaines
de victimes. Les 3000 morts des attentats du 11 Septembre constituent un record
à cet égard. Mais cela reste dérisoire en comparaison du prix de la guerre
conventionnelle.
Faites le compte de toutes les victimes (tuées ou
blessées) d’attaques terroristes en Europe depuis 1945 (qu’elles aient été
perpétrées par des groupes nationalistes, religieux, de gauche ou de
droite...), vous resterez toujours très en-deçà du nombre de victimes de
n’importe quelle obscure bataille de l’une ou l’autre guerre mondiale, comme la
3e bataille de l’Aisne (250.000 victimes) ou la 10e bataille de
l’Isonzo (225.000 victimes). Aujourd’hui, pour chaque Européen tué dans une
attaque terroriste, au moins un millier de personnes meurent d’obésité ou des
maladies qui lui sont associées. Pour l’Européen moyen, McDonalds est un danger
bien plus sérieux que l’État islamique.
Comment alors les terroristes peuvent-ils espérer
arriver à leurs fins ? À l’issue d’un acte de terrorisme, l’ennemi a toujours
le même nombre de soldats, de tanks et de navires qu’avant. Ses voies de
communication, routes et voies ferrées, sont largement intactes. Ses usines,
ses ports et ses bases militaires sont à peine touchées. Ce qu’espèrent
pourtant les terroristes, quand bien même ils n’ébranlent qu’à peine la
puissance matérielle de l’ennemi, c’est que, sous le coup de la peur et de la
confusion, ce dernier réagira de façon disproportionnée et fera un mauvais
usage de sa force préservée.
Leur calcul est le suivant: en tournant contre eux son
pouvoir massif, l’ennemi, fou de rage, déclenchera une tempête militaire et
politique bien plus violente que celle qu’eux-mêmes auraient jamais pu
soulever. Et au cours de ces tempêtes, ce qui n’était jamais arrivé arrive: des
erreurs sont faites, des atrocités sont commises, l’opinion publique se divise,
les neutres prennent position, et les équilibres politiques sont bouleversés.
Les terroristes ne peuvent pas prévoir exactement ce qui sortira de leur action
de déstabilisation, mais ce qui est sûr, c’est que la pêche a plus de chance
d’être bonne dans ces eaux troubles que dans une mer politique calme.
Voilà pourquoi un terroriste ressemble à une mouche
qui veut détruire un magasin de porcelaine. Petite, faible, la mouche est
incapable de déplacer ne serait-ce qu’une simple tasse. Alors, elle trouve un
éléphant, pénètre dans son oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de
peur et de colère, ce dernier saccage la boutique. C’est ce qui est arrivé au
Moyen-Orient ces dix dernières années. Les fondamentalistes islamiques
n’auraient jamais pu renverser eux-mêmes Saddam Hussein. Alors ils s’en sont
pris aux États-Unis, et les États-Unis, furieux après les attaques du 11
Septembre, ont fait le boulot pour eux: détruire le magasin de porcelaine du
Moyen-Orient. Depuis, ces décombres leur sont un terreau fertile.
Rebattre les cartes
Le terrorisme est une stratégie militaire peu
séduisante, parce qu’elle laisse toutes les décisions importantes à l’ennemi.
Comme les terroristes ne peuvent pas infliger de dommages matériels sérieux,
toutes les options que l’ennemi avait avant une attaque terroriste sont encore
à sa disposition après, et il est complètement libre de choisir entre elles.
Les armées régulières cherchent normalement à éviter une telle situation à tout
prix. Quand elles attaquent, leur but n’est pas d’orchestrer un spectacle
terrifiant qui attise la colère de l’ennemi et l’amène à répliquer.
Au contraire, elles essaient d’infliger à leur ennemi
des dommages matériels sérieux afin de réduire sa capacité à répliquer. Elles
cherchent notamment à le priver de ses armes et de ses solutions tactiques les
plus dangereuses. C’est, par exemple, ce qu’a fait le Japon en décembre 1941,
avec l’attaque surprise qui a coulé la flotte américaine à Pearl Harbor. Ce
n’était pas un acte terroriste; c’était un acte de guerre. Les Japonais ne
pouvaient prévoir avec certitude quelle seraient les représailles, à part sur
un point : quel que soit ce qu’ils décideraient de faire, il ne leur
serait plus possible d’envoyer une flotte dans le Sud-Est asiatique en 1942.
Provoquer l’ennemi sans le priver d’aucune de ses
armes ou de ses possibilités de répliquer est un acte de désespoir, un dernier
recours. Quand on a la capacité d’infliger de gros dommages matériels à
l’ennemi, on n’abandonne pas cette stratégie pour du simple terrorisme.
Imaginez que, en décembre 1941, les Japonais aient, pour provoquer les
États-Unis, torpillé un navire civil sans toucher à la flotte du Pacifique à
Pearl Harbor: ç’aurait été de la folie !
Mais les terroristes n’ont pas trop le choix. Ils sont
si faibles qu’ils n’ont pas les moyens de couler une flotte ou de détruire une
armée. Ils ne peuvent pas mener de guerre régulière. Alors, ils choisissent de
faire dans le spectaculaire pour, espèrent-ils, provoquer l’ennemi, et le faire
réagir de façon disproportionnée. Un terroriste ne raisonne pas comme un
général d’armée, mais comme un metteur en scène de théâtre: c’est là un constat
intuitif, qu’illustre bien, par exemple, ce que la mémoire collective a
conservé des attentats du 11 Septembre. Si vous demandez aux gens ce qu’il
s’est passé le 11 Septembre, ils répondront probablement que les tours jumelles
du World Trade Center sont tombées sous le coup d’une attaque terroriste
d’Al-Qaeda. Pourtant, en plus des attentats contre les tours, il y a eu ce
jour-là deux autres attaques, notamment une attaque réussie contre le
Pentagone. Comment se fait-il qu’aussi peu de gens s’en souviennent?
Si l’opération du 11 Septembre avait relevé d’une
campagne militaire conventionnelle, l’attaque du Pentagone aurait retenu la
plus grande attention. Car elle a permis à Al-Qaeda de détruire une partie du
QG ennemi, tuant et blessant au passage des dirigeants et des experts de haut
rang. Comment se fait-il que la mémoire collective accorde bien plus
d’importance à la destruction de deux bâtiments civils et à la disparition de
courtiers, de comptables et d’employés de bureaux?
C’est que le Pentagone est un bâtiment relativement
plat et arrogant, tandis que le World Trade Center était un grand totem
phallique dont l’effondrement a produit un énorme effet audiovisuel. Qui a vu
les images de cet effondrement ne pourra jamais les oublier. Le terrorisme,
c’est du théâtre, nous le comprenons intuitivement – et c’est pourquoi
nous le jugeons à l’aune de son impact émotionnel plus que matériel.
Rétrospectivement, Oussama ben Laden aurait peut-être préféré trouver à l’avion
qui a frappé le Pentagone une cible plus pittoresque, comme la statue de la
Liberté. Il y aurait certes eu peu de morts, et aucun atout militaire de
l’ennemi n’aurait été détruit, mais quel puissant geste théâtral !
À l’instar des terroristes, ceux qui les combattent
devraient aussi penser en metteurs en scène plutôt qu’en généraux. Pour commencer,
si l’on veut combattre le terrorisme efficacement, il faut prendre conscience
que rien de ce que les terroristes font ne peut vraiment nous détruire. C’est
nous seuls qui nous détruisons nous-mêmes, si nous surréagissons et donnons les
mauvaises réponses à leurs provocations.
Les terroristes s’engagent dans une mission
impossible, quand ils veulent changer l’équilibre des pouvoirs politiques par
la violence, alors qu’ils n’ont presque aucune capacité militaire. Pour
atteindre leur but, ils lancent à nos États un défi tout aussi
impossible : prouver qu’ils peuvent protéger tous leurs citoyens de la
violence politique, partout et à tout moment. Ce qu’ils espèrent, c’est que, en
s’échinant à cette tâche impossible, ils vont rebattre les cartes politiques, et
leur distribuer un as au passage.
Certes, quand l’État relève le défi, il parvient en
général à écraser les terroristes. En quelques dizaines d’années, des centaines
d’organisations terroristes ont été vaincues par différents États. En
2002-2004, Israël a prouvé qu’on peut venir à bout, par la force brute, des
plus féroces campagnes de terreur. Les terroristes savent parfaitement bien
que, dans une telle confrontation, ils ont peu de chance de l’emporter. Mais,
comme ils sont très faibles et qu’ils n’ont pas d’autre solution militaire, ils
n’ont rien à perdre et beaucoup à gagner. Il arrive parfois que la tempête
politique déclenchée par les campagnes de contre-terrorisme joue en faveur des
terroristes: c’est pour cette raison que cela vaut le coup de jouer. Un
terroriste, c’est un joueur qui, ayant pioché au départ une main
particulièrement mauvaise, essaye de convaincre ses rivaux de rebattre les
cartes. Il n’a rien à perdre, tout à gagner.
© Yuval
Harari 2016
© Albin Michel pour la traduction française 2016, par Clotilde Meyer
© Albin Michel pour la traduction française 2016, par Clotilde Meyer
BibliObs, 31
mars 2016