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19 février 2016

Treize heures d’enfer américain en Libye



Dans la nuit du 11 au 12 septembre 2012, l’attaque successive de deux implantations des Etats-Unis à Benghazi a causé la mort de quatre Américains, dont l’ambassadeur en Libye, Chris Stevens. Cette tragédie a inspiré au réalisateur Michael Bay le film « Treize heures, les soldats secrets de Benghazi » (Thirteen Hours, the secret soldiers of Benghazi), sorti en salles aux Etats-Unis le 15 janvier 2016.

Une telle superproduction ne peut que relancer la polémique sur les failles de l’administration Obama, et plus spécialement de la secrétaire d’Etat de l’époque, Hillary Clinton. Le « New York Times » s’est interrogé gravement sur l’impact éventuel de ce film sur les caucus qui ouvriront, le 1er février en Iowa, la course à l’investiture présidentielle pour les partis démocrate et républicain.
Côté républicain justement, Jeb Bush, gouverneur de Floride de 1999 à 2007, a accusé Hillary Clinton de « suivre la même voie qu’à Benghazi ». Il est vrai qu’il est distancé dans les sondages par les deux tenants de la droite la plus dure, le sénateur texan Ted Cruz et le milliardaire Donald Trump. Cruz a invité ses compatriotes à aller voir « Thirteen hours », tandis que Trump… a loué un cinéma dans l’Iowa pour y offrir une séance gratuite du film.
Jamais Obama ni Clinton ne sont pourtant mentionnés dans « Thirteen hours ». Le scénario en est basé sur le livre éponyme, publié à l’automne 2014 par le journaliste Mitchell Zuckoff, sur la base des témoignages de cinq des six gardes embauchés par la CIA pour protéger son antenne supposée secrète à Benghazi (le sixième garde a péri dans l’attaque au mortier de cette implantation). Ce recrutement de vétérans américains des forces spéciales a été systématisé par les Etats-Unis depuis l’invasion de l’Irak en 2003, selon une formule que l’on pourrait qualifier de mercenariat d’Etat.

Le film, comme le livre avant lui, adopte le point de vue de ces six « chiens de guerre », dont le courage est indéniable, mais dont le sens politique est asymptotique à zéro. Leur seul souci est de différencier les « gentils » (good guys) des « méchants » (bad guys) et, l’entreprise s’avérant au-delà de leurs forces, ils décident que tout Libyen est un « méchant » jusqu’à preuve du contraire. Leurs remarques, lâchées entre deux rafales, sont parfois chargées d’un humour involontaire : ainsi « les Français et les Indiens attaquent toujours à l’aube », au moment de l’assaut final contre l’antenne de la CIA. Comme dans les westerns d’ailleurs, seuls les Américains ont un visage, leurs ennemis n’étant que les cibles sanguinolentes d’un jeu vidéo.

Michael Bay a disposé d’un budget de quelque cinquante millions de dollars pour « Thirteen hours », soit quatre fois moins que pour chacune de ses deux précédentes superproductions d’anticipation (de la série « Transformers »). Le tournage a été réalisé en partie à Malte et au Maroc, d’où le caractère incongru de coupoles d’église ou de falaises atlantiques dans ce qui est censé être Benghazi et son littoral. La Franco-néo-zélandaise Alexia Barlier incarne le seul personnage féminin, une analyste de la CIA, initialement choquée par la brutalité des « héros », mais qui tombe naturellement sous le charme de leur bravoure.

L’affiche du film martèle en gros caractères que « lorsque tout s’effondra (went wrong), six hommes eurent le courage de faire ce qui était juste (what was right)». L’opposition binaire entre « wrong » et « right » ne peut évidemment que rejeter les « bureaucrates » de la CIA ou du Département d’Etat dans le premier camp pour magnifier les six combattants dans le second. On assiste ainsi à un double décalage, la Libye n’étant plus qu’un décor, comme souvent dans les films d’action américains, mais le contexte diplomatique ne servant lui-même que de toile de fond aux performances de héros bodybuildés.
Rien n’est dit de « L’Innocence des Musulmans », cette virulente charge contre le prophète Mohammed, qui a suscité des violences anti-américaines en Egypte et en Tunisie, voisines de la Libye. L’ambassadeur Stevens, pourtant un diplomate chevronné, est présenté comme un « illuminé » (true believer) qui prône avec émotion une diplomatie de proximité, tandis qu’un des « héros » pique du nez durant cette présentation. Notons d’ailleurs que « faire ce qui était juste » n’impliquait pas de sauver à tout prix l’ambassadeur, abandonné dans sa résidence en flammes (Stevens, apparemment retrouvé vivant par des Libyens arrivés à la rescousse, serait décédé d’asphyxie durant son transfert à l’hôpital).
Rien n’est dit non plus dans « Thirteen Hours » sur Ahmed Abou Khatalla, accusé d’avoir mené l’attaque de la résidence de l’ambassadeur, puis de l’antenne de la CIA, à la tête de sa milice personnelle, pompeusement baptisée Obeida Ibn Jarra, en référence à un des compagnons du Prophète. Cette milice avait déjà été désignée, en juillet 2011, comme responsable de l’assassinat d’Abdelfattah Younès, le plus haut gradé de Kadhafi à avoir fait défection pour le camp révolutionnaire.

C’est dire que les conflits entre insurgés faisaient rage bien avant la mort du dictateur, en octobre 2011, et l’émergence à Benghazi de l’organisation jihadiste des Partisans de la Charia (Ansar Charia), auxquels Abou Khatalla et sa milice prêtaient main forte. En juin 2014, les forces spéciales américaines ont enlevé à Benghazi Abou Khatalla, sur ordre personnel du président Obama. Le fait que le principal suspect libyen dans les attaques de Benghazi soit désormais détenu sur le territoire des Etats-Unis n’est pas non plus mentionné dans le film.

Je me suis rendu à Benghazi en juin 2012 pour donner à l’université locale une conférence en arabe sur la profondeur historique des processus révolutionnaires en cours. Le cortège de l’ambassadeur britannique avait été visé la veille par une attaque à la roquette. C’est pourquoi la milice des « Martyrs du 17 février » (date emblématique du début de la révolution libyenne en 2011) m’avait affecté d’office deux imposants gardes du corps. J’avais eu beaucoup de mal à les congédier avant mon intervention sur le campus, où je ne voulais en aucun cas être responsable de l’introduction d’armes. Le soir même, je retrouvais les rappeurs les plus actifs sur la scène locale.
C’était trois mois avant les attaques anti-américaines de septembre 2012. L’administration Obama, déjà tétanisée par le calamiteux héritage de George W. Bush au Moyen-Orient, adopta une politique encore plus prudente dans la région. Loin de conjurer la menace jihadiste, ce désengagement affiché fit le lit de Daech, d’abord en Syrie et en Irak, aujourd’hui en Libye, entre autres. Et ce n’est pas « Thirteen hours » qui permettra de comprendre quoi que ce soit à un tel désastre. La sortie du film en France est prévue le 30 mars 2016.

Jean-Pierre Filiu
Blog Un si Proche-Orient, Le Monde, 19 janvier 2016