Dans la nuit du 11 au 12 septembre 2012, l’attaque
successive de deux implantations des Etats-Unis à Benghazi a causé la mort de
quatre Américains, dont l’ambassadeur en Libye, Chris Stevens. Cette tragédie a
inspiré au réalisateur Michael Bay le film « Treize heures, les soldats
secrets de Benghazi » (Thirteen Hours, the secret soldiers of Benghazi),
sorti en salles aux Etats-Unis le 15 janvier 2016.
Une telle superproduction ne peut que relancer la
polémique sur les failles de l’administration Obama, et plus spécialement de la
secrétaire d’Etat de l’époque, Hillary Clinton. Le « New York Times »
s’est interrogé gravement sur l’impact éventuel de ce film sur les caucus qui
ouvriront, le 1er février en Iowa, la course à l’investiture
présidentielle pour les partis démocrate et républicain.
Côté républicain justement, Jeb Bush, gouverneur de
Floride de 1999 à 2007, a accusé Hillary Clinton de « suivre la même voie
qu’à Benghazi ». Il est vrai qu’il est distancé dans les sondages par les
deux tenants de la droite la plus dure, le sénateur texan Ted Cruz et le
milliardaire Donald Trump. Cruz a invité ses compatriotes à aller voir « Thirteen
hours », tandis que Trump… a loué un cinéma dans l’Iowa pour y offrir
une séance gratuite du film.
Jamais Obama ni Clinton ne sont pourtant mentionnés
dans « Thirteen hours ». Le scénario en est basé sur le livre éponyme, publié à l’automne 2014 par le
journaliste Mitchell Zuckoff, sur la base des témoignages de cinq des six
gardes embauchés par la CIA pour protéger son antenne supposée secrète à
Benghazi (le sixième garde a péri dans l’attaque au mortier de cette
implantation). Ce recrutement de vétérans américains des forces spéciales a été
systématisé par les Etats-Unis depuis l’invasion de l’Irak en 2003, selon une
formule que l’on pourrait qualifier de mercenariat d’Etat.
Le film, comme le livre avant lui, adopte le point de
vue de ces six « chiens de guerre », dont le courage est indéniable,
mais dont le sens politique est asymptotique à zéro. Leur seul souci est de
différencier les « gentils » (good guys) des
« méchants » (bad guys) et, l’entreprise s’avérant au-delà de
leurs forces, ils décident que tout Libyen est un « méchant » jusqu’à
preuve du contraire. Leurs remarques, lâchées entre deux rafales, sont parfois
chargées d’un humour involontaire : ainsi « les Français et les
Indiens attaquent toujours à l’aube », au moment de l’assaut final contre
l’antenne de la CIA. Comme dans les westerns d’ailleurs, seuls les Américains
ont un visage, leurs ennemis n’étant que les cibles sanguinolentes d’un jeu
vidéo.
Michael Bay a disposé d’un budget de quelque cinquante
millions de dollars pour « Thirteen hours », soit quatre fois
moins que pour chacune de ses deux précédentes superproductions d’anticipation
(de la série « Transformers »). Le tournage a été réalisé en
partie à Malte et au Maroc, d’où le caractère incongru de coupoles d’église ou
de falaises atlantiques dans ce qui est censé être Benghazi et son littoral. La
Franco-néo-zélandaise Alexia Barlier incarne le seul personnage féminin, une
analyste de la CIA, initialement choquée par la brutalité des
« héros », mais qui tombe naturellement sous le charme de leur
bravoure.
L’affiche du film martèle en gros caractères que
« lorsque tout s’effondra (went wrong), six hommes eurent le
courage de faire ce qui était juste (what was right)». L’opposition
binaire entre « wrong » et « right » ne peut
évidemment que rejeter les « bureaucrates » de la CIA ou du
Département d’Etat dans le premier camp pour magnifier les six combattants dans
le second. On assiste ainsi à un double décalage, la Libye n’étant plus qu’un
décor, comme souvent dans les films d’action américains, mais le contexte
diplomatique ne servant lui-même que de toile de fond aux performances de héros
bodybuildés.
Rien n’est dit de « L’Innocence des
Musulmans », cette virulente charge contre le prophète Mohammed, qui a
suscité des violences anti-américaines en Egypte et en Tunisie, voisines de la
Libye. L’ambassadeur Stevens, pourtant un diplomate chevronné, est présenté
comme un « illuminé » (true believer) qui prône avec émotion
une diplomatie de proximité, tandis qu’un des « héros » pique du nez
durant cette présentation. Notons d’ailleurs que « faire ce qui était juste »
n’impliquait pas de sauver à tout prix l’ambassadeur, abandonné dans sa
résidence en flammes (Stevens, apparemment retrouvé vivant par des Libyens
arrivés à la rescousse, serait décédé d’asphyxie durant son transfert à
l’hôpital).
Rien n’est dit non plus dans « Thirteen
Hours » sur Ahmed Abou Khatalla, accusé d’avoir mené l’attaque de
la résidence de l’ambassadeur, puis de l’antenne de la CIA, à la tête de sa milice
personnelle, pompeusement baptisée Obeida Ibn Jarra, en référence à un des
compagnons du Prophète. Cette milice avait déjà été désignée, en juillet 2011,
comme responsable de l’assassinat d’Abdelfattah Younès, le plus haut gradé de
Kadhafi à avoir fait défection pour le camp révolutionnaire.
C’est dire que les conflits entre insurgés faisaient
rage bien avant la mort du dictateur, en octobre 2011, et l’émergence à
Benghazi de l’organisation jihadiste des Partisans de la Charia (Ansar Charia),
auxquels Abou Khatalla et sa milice prêtaient main forte. En juin 2014, les
forces spéciales américaines ont enlevé à Benghazi Abou Khatalla, sur ordre
personnel du président Obama. Le fait que le principal suspect libyen dans les
attaques de Benghazi soit désormais détenu sur le territoire des Etats-Unis
n’est pas non plus mentionné dans le film.
Je me suis rendu à Benghazi en juin 2012 pour donner à
l’université locale une conférence en arabe sur la profondeur historique des
processus révolutionnaires en cours. Le cortège de l’ambassadeur britannique
avait été visé la veille par une attaque à la roquette. C’est pourquoi la
milice des « Martyrs du 17 février » (date emblématique du début de
la révolution libyenne en 2011) m’avait affecté d’office deux imposants gardes
du corps. J’avais eu beaucoup de mal à les congédier avant mon intervention sur
le campus, où je ne voulais en aucun cas être responsable de l’introduction
d’armes. Le soir même, je retrouvais les rappeurs les plus actifs sur la scène
locale.
C’était trois mois avant les attaques anti-américaines
de septembre 2012. L’administration Obama, déjà tétanisée par le calamiteux
héritage de George W. Bush au Moyen-Orient, adopta une politique encore plus
prudente dans la région. Loin de conjurer la menace jihadiste, ce désengagement
affiché fit le lit de Daech, d’abord en Syrie et en Irak, aujourd’hui en Libye,
entre autres. Et ce n’est pas « Thirteen hours » qui permettra
de comprendre quoi que ce soit à un tel désastre. La sortie du film en France
est prévue le 30 mars 2016.
Jean-Pierre Filiu
Blog Un si Proche-Orient, Le Monde,
19 janvier 2016