La synagogue Maghen Abraham de Beyrouth,
avant (photo du haut) et après (photo du bas) restauration
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Liban, une mémoire juive (1/2).
Symbole de la présence des sépharades dans le pays depuis
le XVIe siècle et abandonné depuis la guerre civile, le lieu de
culte est en cours de restauration, avec la bénédiction du Hezbollah.
Posée là, comme une pépite au milieu des chantiers, la
façade beige et ocre de la synagogue Maghen Abraham se dresse, majestueuse,
sous le soleil de midi. Logée en contrebas des résidences privées de la famille
Hariri et du Grand Sérail, le siège du gouvernement, à deux pas du centre-ville
de Beyrouth, elle est l’ultime vestige de Wadi Abou Jmil. Toute trace des
maisons et commerces de l’ancien quartier juif a disparu. Les bâtiments ont été
démolis lors la guerre civile ou rasés par la compagnie Solidere, le géant
immobilier créé par Rafic Hariri pour reconstruire le centre-ville de Beyrouth
au début des années 90. Là où les classes moyennes et populaires de la
communauté juive vivaient depuis la fin du XIXe siècle,
les promoteurs dessinent à coups de pelleteuses un nouveau quartier de luxe.
Maghen Abraham, elle, a tout d’une miraculée : c’est
la seule des dix-sept synagogues de la capitale à avoir résisté aux soubresauts
de l’histoire. «C’est notre synagogue», lance S.B. (1), le
vice-président du conseil communal juif, en ouvrant les portes de la grille en
fer forgé, qui donne sur une cour où paressent deux palmiers centenaires.
Impossible de s’y rendre sans escorte, surtout depuis que la zone a été
bouclée, il y a un an, après l’assassinat non loin de là de Mohammad Chatah, un
proche de Saad Hariri (fils de Rafic et président du Conseil des ministres
entre 2009 et 2011). «C’est un rêve qui se réalise enfin, explique,
pudiquement, l’homme d’une cinquantaine d’années. Le chantier est
pratiquement terminé, nous devons encore installer du mobilier. La synagogue
ouvrira peut-être en 2015, selon la situation sécuritaire au Liban», raconte-t-il,
les yeux rivés sur le plafond bleu ciel orné d’étoiles de David finement
ciselées. Avec le sentiment du devoir accompli, il balaye du regard la double
rangée d’arcades en marbre aux teintes blanches et orangées, et les tables de
la loi nichées au fond de l’édifice.
C’est en 2010 que la communauté juive a entrepris
la restauration de Maghen Abraham, qui avait été laissée à l’abandon depuis les
années 80. Quand Wadi Abou Jmil s’est transformé en ligne de front entre
les milices chrétiennes et l’OLP de Yasser Arafat au début de la guerre civile,
en 1975, la synagogue a été protégée pendant plusieurs années par les fedayin
palestiniens, avant d’être pillée quand le quartier a été pris par la
milice chiite Amal en 1985.
«Mémoire vivante»
Plusieurs hommes d’affaires de la diaspora libanaise
juive ont porté à bout de bras la rénovation de la synagogue, en particulier un
banquier milliardaire qui vit entre Beyrouth et Lausanne. Le businessman
octogénaire, dont la famille est originaire d’Alep, en Syrie, a déjà
subventionné la réhabilitation d’une des synagogues du ghetto juif de Venise.
Les travaux auront coûté 1,5 million de dollars (1,2 million
d’euros), avec une contribution de 150 000 dollars de Solidere. La
réhabilitation fait consensus dans la classe politique libanaise, notamment au
sein du Hezbollah. Son porte-parole, Ibrahim Moussawi, avait affirmé au début
des travaux que le parti chiite «acceptait toutes les personnes, qu’elles
soient chrétiennes, juives ou athées».
Si les juifs libanais ont décidé de ressusciter Maghen
Abraham, c’est que l’édifice a pour eux toujours gardé une place à part. «Cette
synagogue représente la mémoire vivante de l’histoire de notre communauté au Liban.
Nos enfants doivent pouvoir voir où leurs ancêtres se sont mariés, ont effectué
leur bar mitzvah», plaide R.T., un médecin et membre influent de la
communauté juive.
Inaugurée en 1926, Maghen Abraham a été financée
par Moïse Abraham Sasson, un juif aisé de Calcutta d’origine irakienne. La
«Grande Synagogue» abrite alors les services du rabbinat ainsi qu’un tribunal
religieux, et séfarades comme ashkénazes s’y retrouvent pour la prière du
samedi. «Quand j’ai vu les photos de l’intérieur de la synagogue, l’émotion
m’a prise à la gorge, raconte M.L., une juive libanaise de 67 ans qui
a fui le Liban en 1975 et habite à Paris. Tout m’est revenu d’un coup :
les mariages de mes tantes, oncles et cousins, l’odeur des tubéreuses et des
glaïeuls qui décoraient la synagogue lors des cérémonies. Notre enfance, nos
belles robes d’enfants en organdi lorsque nous étions demoiselles d’honneur.»
Tout le gratin politique avait aussi l’habitude de se rendre dans cette
synagogue pour célébrer la Pâque juive. C’est également dans son enceinte
qu’en 1947, près de 2 000 personnes fêtèrent le plan de partage des
Nations unies qui donna naissance à l’Etat d’Israël.
Egalité de droits
Encore aujourd’hui, Maghen Abraham incarne le symbole
de l’une des communautés juives les plus florissantes du Moyen-Orient. Son
histoire plonge ses racines à Saïda, ville côtière du sud du Liban, alors
considérée comme partie intégrante de la Terre sainte par les pèlerins juifs.
Au début du XVIe siècle, un certain nombre de juifs espagnols
fuyant l’Inquisition est venu y trouver refuge. Un siècle plus tard, une partie
de la communauté, sollicitée par l’émir Fakhreddine II, a commencé à
s’implanter dans la montagne druze, à Deir el-Qamar, alors capitale du mont
Liban. Les massacres entre druzes et chrétiens au milieu du XIXe siècle
poussent cependant la majorité des juifs libanais à s’implanter à Beyrouth,
alors en pleine expansion. La communauté met rapidement en place des structures
sociales. Dès 1869, l’Alliance israélite universelle ouvre une école laïque
à Beyrouth. Plusieurs organismes d’aide aux démunis se créent, comme le Bikkour
Holim ou la Goutte de lait, et le Maccabi, club sportif emblématique de la
communauté, voit le jour. Les juifs libanais publient même depuis 1921
leur propre journal, Al-Alam al-Israili («le monde israélite»), en
arabe.
Au début du mandat français, la communauté compte
plusieurs milliers de personnes. Leur présence est officialisée en 1936,
lorsque les «israélites» deviennent l’une des dix-huit confessions du pays
reconnues par l’Etat. Ils sont alors pratiquement la seule communauté juive au
Moyen-Orient à bénéficier d’une égalité de droits avec les autres confessions.
Nationalistes, ils combattent même dans l’armée libanaise lors de la guerre
israélo-arabe de 1948. Seule une minorité partira vivre en Israël à la
création du nouvel Etat. «Après 1948, le Liban est le seul pays arabe où le
nombre de juifs a augmenté, avec l’arrivée de familles de Syrie et d’Irak
poussées à l’exil», explique le chercheur libanais Nagi Georges Zeidan, qui
prépare un ouvrage sur les juifs du Liban. Ces nouvelles communautés viennent
renforcer le rôle des juifs libanais dans le secteur des affaires, avec des
grandes familles de banquiers comme les Safra ou les Zilkha. La création
d’Israël nuit peu aux juifs libanais. «Dans notre immeuble vivaient juifs,
musulmans, chrétiens, druzes et Arméniens en totale harmonie. L’ambiance était
conviviale, on s’interpellait d’un balcon à l’autre, discutant politique
jusqu’à tard le soir dans la rue, s’offrant des pâtisseries à différentes
occasions», se souvient M.L. Les années 60 marquent pourtant le début
de la fin pour la communauté juive : la première guerre civile de 1958, la
fragilisation du secteur financier, puis la guerre des Six Jours en 1967 -
avec l’arrivée de nombreux réfugiés palestiniens - incitent les juifs libanais
à quitter le pays. En 1970, une bombe qui explose dans le quartier de Wadi
Bou Jmil, à l’école Selim Tarrab, marque la fin de la coexistence pacifique. En
1975, avec le déclenchement de la guerre civile et la multiplication des
kidnappings, l’exil s’accélère irrémédiablement.
«Fleurs et fusils»
Près de vingt-cinq ans après la fin du conflit, les
traces de la communauté s’effacent lentement. Les autres lieux de culte juifs
au Liban n’ont pas encore pu être réhabilités. A Saïda, la vieille synagogue
près des vieux souks est habitée par une famille syrienne. A Aley, dans la
montagne libanaise, une colonie de poules élevées par le coiffeur du coin a élu
domicile dans la synagogue Ohel Yaacoub. Celle de Bhamdoun a été mise sous
scellés depuis qu’une famille de réfugiés syriens s’y était installée. C’est
peut-être à Deir el-Qamar que subsistent le plus de vestiges de la communauté.
Les étoiles de David décorent encore certains bâtiments - comme la municipalité
- et la pierre angulaire de vieilles maisons laisse toujours entrevoir les noms
des architectes en lettres hébraïques. La toute petite synagogue construite à
côté du palais de Fakhreddine II est aujourd’hui utilisée par l’Institut
français du Chouf pour entreposer des livres ou organiser des ateliers. En
juin 1982, elle a été le théâtre d’une scène qui est restée gravée dans
les mémoires : un officier israélien avait décidé de s’y marier, une dizaine de
jours après l’invasion israélienne du Liban. «Il est allé demander
l’autorisation d’organiser le mariage à la municipalité, et a invité tous les
villages alentour. Des milliers de personnes ont assisté à la cérémonie, alors
que les blindés israéliens étaient stationnés sur les hauteurs. La synagogue
était emplie de fleurs et de fusils», raconte Adonis Nehmé, ancien général
de l’armée libanaise.
Dans le village de la montagne libanaise, se transmet
toujours une légende, vieille de 400 ans. Elle raconte que deux
oiseaux, Jacob et Isaac - des esprits juifs -, se cherchaient toutes les nuits,
causant un vacarme infernal. Dès que le silence se faisait, les villageois
étaient paniqués. Si les volatiles parvenaient à se retrouver, c’était le signe
d’un grand malheur à venir. La mémoire collective, vingt ans après la
disparition des derniers juifs de Deir el-Qamar, ne les a pas oubliés.
Précision (modifié le 14 novembre)
La rénovation de la synagogue a été financée à hauteur
de 10%, non par la famille Hariri comme mentionné précédemment dans le
sous-titre de l'article, mais par la société Solidere.
(1) Plusieurs personnes interrogées ont requis
l’anonymat.
Thomas Abgrall, correspondant à Beyrouth
Libération, 4 novembre 2014