Un homme s'appuie sur une pancarte du fast-food
McDonald's,
enseigne installée depuis 1992 au Maroc, à Fez, zodebala/iStock
enseigne installée depuis 1992 au Maroc, à Fez, zodebala/iStock
La Tunisie, l'Algérie et le Maroc
sont aujourd'hui en pleine mutation. Ces deux dernières décennies, la culture
maghrébine a été très largement influencée par le Moyen-Orient, mais aussi par
les Etats-Unis. Pierre Vermeren est professeur d'histoire du Maghreb
contemporain. Il explique.
Pour qui a connu le Maghreb des années 1980,
et a fortiori des décennies antérieures, de rapides mutations culturelles s'y
sont déroulées depuis lors. La défrancisation et la déberbérisation, plus
culturelles que linguistiques, s'accélèrent, au prix d'un double mouvement
d'américanisation et de moyen-orientalisation. Même si, de Tunis à Casablanca, le français n'a
jamais été autant parlé dans les grandes villes et par les dominants, le
Maghreb a perdu en vingt-cinq ans ses librairies, ses bistrots et ses cinémas,
tandis que fleurissent mosquées à l'orientale, grandes chaînes de junk-food
sans alcool, et malls commerciaux débordant des sous-produits de la
mondialisation. Les hommes ont quitté à la fois le costume-cravate-casquette et
le burnous/djellaba-turban, au profit du survêtement ou de la chemisette,
tandis que les femmes ont laissé le tailleur-tête nue pour la djellaba et le
voile, fussent-ils agrémentés de bottes et de breloques.
Un air de France jusqu'aux années
1990
Plus que toute région au monde, le Maghreb avait
adopté l'habitus des Français. Dès l'époque coloniale, il s'était saisi des
terrasses de cafés, des lieux culturels publics et des places, des pâtisseries
et salons de thé. Il avait en partie adopté le mode de vie du nord de la
Méditerranée: croissant, café, vin rouge et cigarettes compris. Quand les
Français sont chassés de la région au début des années soixante, les Maghrébins
des villes adoptent en une génération les moeurs et la langue de l'ancien
colonisateur, le "butin de guerre" cher à Kateb Yacine.
La francisation du Maghreb date des années 1960-1970,
quand les réformes nationales et la coopération éducative ont francisé toute
une génération. Les femmes des villes ont troqué la djellaba pour une tenue à
l'européenne, robe, jupe ou tailleur, ainsi qu'en témoignent films et photos
des années soixante-dix. Le dévoilement rapide des femmes a accompagné leur
sortie dans l'espace public, d'un coup devenu mixte.
Si les cafés sont restés masculins, en revanche,
restaurants, salons de thé, clubs, plages et cinémas sont devenus des espaces
de mixité. De cette époque date aussi la multiplication des lieux culturels
sécularisés (librairies, lycées, universités, bibliothèques...) promouvant une
culture intellectuelle exigeante, parfaitement connectée aux courants mondiaux
(films français, égyptiens et américains, y compris d'auteur, chanson
française, égyptienne et britannique, littérature française, classique et
contemporaine, productions culturelles multilingues du Maghreb, marxisme
universitaire, dialogue inter-religieux, productions d'Europe de
l'Est...).
Tout circulait et instruisait une élite intellectuelle
avide, grandissante et mixte. En un sens, le projet colonial de "civilisation"
des Pères de la IIIe République, et celui de leurs contempteurs nationalistes
maghrébins du XXe siècle, qui accusaient le colonialisme d'avoir privé les
peuples du Maghreb de citoyenneté, de culture et de sciences, avaient abouti!
Cette belle histoire a perduré jusqu'aux années 1990. Ce Maghreb avait encore
un petit air de la France des années cinquante, quand les grandes villes de la
région comptaient parmi les plus modernes de la Méditerranée.
Wahhabisation et
moyen-orientalisation
La "réislamisation" culturelle brutale des
années quatre-vingts, au sens de la wahhabisation et de la
moyen-orientalisation, puis la guerre civile algérienne des
années 1990, imposée par les islamistes du FIS, ont brisé cet héritage. Même au
Maroc et en Tunisie, à l'abri des violences politiques et du terrorisme
aveugle, et au contact d'un tourisme croissant, la reconquête islamiste saute
aux yeux. Tandis que le Maghreb se couvrait de paraboles au cours des années
1990, puis de la téléphonie mobile et de l'Internet au cours des années 2000,
espaces de mixité et lieux culturels ont fondu comme peau de chagrin. La
mondialisation a ici séparé les classes sociales, les sexes et les
générations.
80 à 90% des salles de cinéma, des librairies et des
bibliothèques, des bars et restaurants à alcool ont fermé, comme si ces acquis
hérités de la France étaient liés. Des plages ont été privatisées, certaines
sont devenues non-mixtes; les mosquées financées par l'Etat ou les pétrodollars
wahhabites se sont multipliées, même dans les moindres villages où elles
étaient inconnues (les Berbères priaient dans la nature ou chez eux); les
femmes se sont revoilées, y compris dans les facultés des lettres où circulent
quelques ombres en gants noirs et niqabs, à rebours de la culture libérale des
Arabos-Berbères du Maghreb.
L'alcool du marché noir est
désormais consommé au domicile, à moins de couler dans les hôtels pour
touristes ou prostituées ou les tripots enfumés des capitales. Au fur et à
mesure que les femmes quittent l'espace public -à 19h à Alger, et presque partout,
le soir, hors mois de Ramadan, sauf à Tunis, Rabat ou Casablanca- la sexualité
se consomme davantage à domicile, ou sur l'Internet. L'Amérique
"puritaine" offre en effet au monde des millions de vidéos de blondes
porno-starisées, très prisées au Maghreb comme ailleurs selon les opérateurs,
non sans graves conséquences sur la vision projetée des Européennes dans le
monde...
Vision américaine et islamic
way-of-life des Frères musulmans
L'autre enseignement du grand virage, c'est que la
vision américaine du monde est bien plus compatible avec l'islamic
way-of-life des Frères musulmans que la
culture exigeante naguère proposée par la France. La "modernité" à la
française, qu'il s'agisse de sécularisation, de laïcisation, d'égalité entre
les sexes, d'accès à la citoyenneté, à la culture savante et aux droits
politiques, est repoussée tant par des régimes conservateurs que par les
islamistes, quand le modernisme est plébiscité.
A la culture du livre, qui permet à chacun de se
frotter aux grands esprits du monde, on préfère le "modernisme"
technologique, et l'organisation de l'ignorance, ainsi qu'en attestent les
politiques d'éducation. L'enseignement idéologique de disciplines islamiquement
et nationalement compatibles est préféré à la spéculation intellectuelle, et le
"par coeur" a remplacé la dissertation.
Le management est préféré à la
philosophie, et les écoles techniques spécialisées aux universités générales
démunies. Au dialogue culturel et à l'échange spirituel, on préfère le
conformisme ritualisé, le communautarisme simpliste et le rite mondialisé. Au
cinéma d'auteur et à la littérature qui bousculent, on préfère les réseaux
sociaux, les feuilletons et films indiens ou américains mainstream.
Aux risques du dévoilement des femmes et de la mixité,
qui parient sur l'éducation morale, la retenue et l'intelligence, d'aucuns
préfèrent les barrières entre les sexes... comme le "politiquement
correct" plébiscite l'ordre moral au détriment de la liberté des contacts.
Face au bonheur de la séduction, qu'ont tant aimée les
étudiants du Maghreb sur les campus français, les tenants de l'ordre moral
optent pour l'enfermement. A la liberté des moeurs alimentaires et
relationnelles, les mêmes adoptent la prohibition et les dérèglements induits,
pourvu que les désordres ne s'affichent pas dans l'espace public. Il n'est pas
certain que les élites libérales du Maghreb, qui oscillent entre ces deux
tendances, aient la force d'inverser les dynamiques à l'oeuvre, surtout si
celles-ci devaient davantage contaminer la France.
Pierre Vermeren,
L'Express, 23 janvier 2016
Pierre Vermeren est
professeur d'histoire du Maghreb contemporain à Paris I. Il a récemment publié Le choc des décolonisations, de la guerre d'Algérie aux
printemps arabes (aux éditions Odile Jacob, 2015).