Vladimir Poutine
L’Irak, la Syrie, l’Iran et la
Russie face aux Etats-Unis et à l’Arabie Saoudite : plusieurs
conflits et toujours le même modèle.
On imagine le camouflet qu’a dû ressentir Washington
en apprenant la nouvelle : il y a désormais à Bagdad un centre de
renseignements militaires et de coordination où se retrouvent des officiers
irakiens, iraniens, syriens et russes. Autrement dit, la concrétisation sur le
terrain d’un axe chiite soutenu par Moscou, dont la mission est de sauver le
régime de Bachar al-Assad d’un probable effondrement. Il fait pendant à l’axe
sunnite qui réunit l’Arabie Saoudite et ses alliés arabes du golfe Persique, la
Turquie, la Jordanie et qui a exactement la mission inverse : faire tomber le
pouvoir syrien. Celui-ci est appuyé par les Etats-Unis et plusieurs autres pays
occidentaux, dont la France et la Grande-Bretagne. En principe, ces deux axes
ont aussi pour premier objectif de lutter contre l’Etat islamique (EI). Mais si
la Coalition dirigée par Washington, avec la présence de ses alliés sunnites, a
engagé quelque 400 avions contre l’organisation jihadiste présente en
Syrie et en Irak, la Russie a clairement montré que sa préoccupation immédiate
n’était pas le péril islamiste mais, sous prétexte de le combattre, la survie
du régime baasiste. D’où un deuxième camouflet pour le président Barack Obama :
c’est grâce au survol de l’Irak, pays que l’armée américaine continue de
défendre par des bombardements aériens et d’approvisionner en armes et
munitions, que les avions peuvent venir à la rescousse du tyran syrien. Et un
troisième avec l’invitation, jeudi, du Premier ministre irakien, Haidar
al-Abadi, à la Russie de venir aussi bombarder l’EI en Irak.
C’est bien néanmoins la Syrie qui est le champ de
bataille par excellence où s’affrontent le «croissant» chiite et l’axe sunnite.
Mercredi, l’agence Reuters, citant des sources libanaises, faisait état de
l’arrivée sur le sol syrien de centaines de volontaires iraniens. Mardi, en
marge de l’Assemblée générale des Nations unies, le ministre saoudien des
Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, avait déjà ouvertement accusé l’Iran
d’être une «force d’occupation» en Syrie et, faisant partie du problème,
«de ne pas pouvoir faire partie d’une solution». Mais le conflit entre
l’axe sunnite et le croissant chiite s’est élargi à l’ensemble du Moyen-Orient.
Les deux ensembles s’y opposent aussi bien par des guerres
par procuration que par une guerre des mots, à l’exemple du Yémen, où la
coalition militaire arabo-sunnite, conduite par l’Arabie Saoudite, affronte
une secte zaédite (d’inspiration chiite), les Houthis, soutenus par
Téhéran.
Leadership du monde musulman
Jeudi, ce pays est revenu un temps sur le devant de la
scène avec l’annonce par Riyad de l’arraisonnement d’un bateau iranien au large
du sultanat d’Oman, chargé d’armes pour les Houthis, en violation d’une
résolution du Conseil de sécurité de l’ONU imposant un embargo sur les armes
contre les Houthis. Peu de matériel, en vérité : 18 obus antiblindés,
54 obus antichars BGM17 et des systèmes de guidage de tirs. Outre le
capitaine, 14 Iraniens étaient à bord du navire, enregistré comme
«embarcation de pêche» en Iran.
En fait, l’annonce de l’arraisonnement semble aussi
répondre à l’offensive verbale iranienne contre le régime saoudien à propos du
pèlerinage tragique de La Mecque, lequel a encore envenimé les relations
entre les deux pays qui, l’un et l’autre, prétendent au leadership du monde
musulman.
Tonalité guerrière
Téhéran, évidemment, se devait de réagir, ayant de
loin payé le plus lourd tribut dans ce drame : 464 Iraniens (chiffres
officiels de Téhéran) sur les 769 pèlerins décédés. Or le sujet est
sensible pour l’Arabie Saoudite. Il s’y joue la réputation du royaume - qui a
toujours voulu administrer seul les lieux les plus saints de l’islam - et de
son nouveau souverain, le roi Salmane, en sa qualité de Gardien des deux lieux
saints (La Mecque et Médine), titre que l’un de ses prédécesseurs, le roi Fahd,
s’est attribué en 1986, à une époque où l’Iran contestait toute légitimité
à la maison des Saoud. Toute querelle sur La Mecque étant suivie avec la
plus grande attention par l’ensemble du monde musulman, c’est le Guide suprême
iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, qui, en tant que chef religieux et
politique, conduit personnellement l’offensive. Téhéran «réagira durement»,
a-t-il menacé jeudi, si «le gouvernement saoudien ne fait pas son devoir en
ce qui concerne le rapatriement des corps» - les familles des victimes
s’opposent à leur enterrement sur le sol saoudien. L’Iran «a jusqu’à présent
fait preuve de retenue» mais s’il devait réagir, les Saoudiens «ne
feront pas le poids», a-t-il ajouté.
La veille, le chargé d’affaires saoudien à Téhéran
avait été convoqué au ministère des Affaires étrangères pour la quatrième fois
depuis le drame et à nouveau sermonné. Pour bien montrer combien l’affaire
réunit tous les dirigeants iraniens, le président Hassan Rohani a écourté son
séjour à New York, où il participait à l’Assemblée générale des Nations
unies, pour pouvoir assister au retour, initialement prévu mardi, des
dépouilles des victimes. Jeudi également, lors d’une réunion avec des
commandants en chef des forces armées, le Guide suprême iranien a donné à son
discours une tonalité guerrière, en appelant ses troupes à se renforcer pour
faire face aux menaces. Elles «doivent de façon urgente accroître leur
niveau de préparation afin que l’ennemi ne songe pas à nous attaquer», leur
a-t-il lancé, sans préciser toutefois qui était cet «ennemi».
Jean-Pierre Perrin
Libération, 1er octobre 2015