Ils sont parfois très jeunes, tantôt convertis,
tantôt de famille musulmane, ruraux ou urbains, issus de milieux en difficulté
ou des classes moyennes et parmi eux des jeunes filles, des couples avec
enfants… Les Européens sont pris de vertige en découvrant dans les médias,
semaine après semaine, le nouveau visage de leurs enfants qui, par centaines et
même par milliers, partent en Syrie s’enrôler dans les rangs de l’insurrection
djihadiste – ou en éprouvent la tentation.
« Nos capacités ont atteint leurs limites », s’est récemment alarmé le
procureur général d’Allemagne, Harald Range, devant le nombre d’enquêtes
ouvertes. En France, les services de l’Etat évaluent à un millier le nombre de
personnes qui sont parties ou revenues de la « guerre sainte ».
Que signifie cet engouement à rejoindre des
combattants dont la majeure partie de l’opinion ne retient que des têtes
tranchées, des otages exécutés et des localités entières martyrisées ?
Comment comprendre ce qui convainc des jeunes, parfois
jugés bien insérés, d’aller risquer leur vie – et même de vouloir mourir – pour
une cause à laquelle, parfois, rien ne semblait les prédestiner ? Comment
interpréter la vitesse à laquelle ces jeunes semblent se décider, comme en
témoignent des parents atterrés et impuissants ?
« Le phénomène dépasse largement les communautés
musulmanes. Depuis
un an et demi, il est beaucoup plus global. Il touche maintenant la tranche des
15-17 ans, les classes moyennes », Farhad Khosrokhavar, sociologue
Ce sont les convertis à la religion musulmane qui,
pour le chercheur Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen
de Florence, livrent une première « clé de compréhension » du
phénomène. « Leur fort pourcentage (20 % à 25 %) montre qu’il ne s’agit
pas de la radicalisation d’une partie de la population musulmane, observe-t-il. C’est
une constante depuis quinze ans. Il y en avait la même proportion dans le gang
de Roubaix », composé pour la plupart d’anciens membres de milices
défendant la cause musulmane pendant la guerre de Bosnie, au milieu des années
1990.
« Le phénomène dépasse largement les communautés
musulmanes, approuve
le sociologue Farhad Khosrokhavar, auteur d’un livre intitulé Radicalisation (Maison
des sciences de l’homme, 2014). Depuis un an et demi, il est beaucoup
plus global. Il touche maintenant la tranche des 15-17 ans, les classes
moyennes. » « Daech, analyse Olivier Roy, n’est pas
l’expression d’une culture traditionnelle musulmane. Ses membres se posent
comme seuls détenteurs du savoir, comme seuls vrais musulmans et considèrent
tous les autres comme des hérétiques. »
Comment expliquer cette vague d’enrôlement ? Pour
Olivier Roy, ces jeunes seraient pris dans un « mouvement générationnel
», marqué par une forme de nihilisme. « Dans les messages que
certains laissent, ils disent : “J’avais une vie vide, sans but.” La vie telle
qu’ils l’appréhendent dans leur famille “ne vaut pas d’être vécue”. Ma
génération choisissait l’extrême gauche, eux le djihad, car c’est ce qu’il y a
sur le marché. »
Pour comprendre cet engagement de génération, il faut
revenir à l’origine, c’est-à-dire à la révolte syrienne contre le régime de
Bachar Al-Assad. Car on oublie qu’avant ce moment-clé, comme l’explique Samir
Amghar, chercheur à l’université du Québec à Chicoutimi, « on était
dans une phase de déclin du djihadisme ». La mort d’Oussama Ben Laden,
l’emprisonnement de nombreux cadres, la réinsertion d’autres par des régimes du
Golfe se conjuguaient pour que le mouvement s’étiole. « Les “printemps
arabes” lui ont donné un second souffle, résume le chercheur, notamment
avec la libération de nombreux djihadistes emprisonnés, comme en Tunisie et en
Libye. Et la Syrie est venue fournir une zone de conflit, une nouvelle utopie.
»
Le changement, confirme Mohamed-Ali Adraoui, auteur
d’un essai intitulé Du Golfe aux banlieues, le salafisme
mondialisé (PUF, 2013) a précédé l’avènement de l’Etat islamique
(EI). « Beaucoup sont partis se battre contre Assad. C’est la clé, cela
en a convaincu un bon nombre. »
Le fait que les Occidentaux aient renoncé à intervenir
militairement contre le régime de Bachar Al-Assad à l’été 2013, après qu’il eut
fait usage d’armes chimiques, a pu renforcer la révolte contre le sentiment
d’abandon de l’opposition syrienne. « Il n’y a pas eu une seule
autocritique là-dessus » chez les Occidentaux, relève Jean-Pierre
Filiu, professeur à Sciences Po Paris. « Il y a quelques mois, en
France, tout le monde était d’accord pour renverser Assad, note Olivier
Roy. Eux tentent de le faire aujourd’hui. »
Pour décrire ce qui fait l’attrait si puissant de
l’abcès syrien, au point que certains soient prêts à tout abandonner pour le
rejoindre, Mohamed-Ali Adraoui fait un parallèle à première vue audacieux avec
la capacité de mobilisation d’une organisation non gouvernementale. Une
ONG « fonctionne à la mondialisation et à l’utopie,
explique-t-il. Lorsqu’une catastrophe se produit quelque part, des
personnes animées par l’esprit de solidarité partent sur ce théâtre ».
Cette catastrophe, c’est le conflit syrien, avec ses images d’enfants tués, de
civils pris pour cible ou empoisonnés à l’arme chimique.
Dans les motivations de ceux qui sont partis ces
derniers mois, affirme aussi Farhad Khosrokhavar, « il y a une
réinterprétation de l’humanitaire. Une bonne partie d’entre eux ne sont pas
dans le djihad comme l’était Mohammed Merah. Il y a un mélange d’humanitaire et
de néocommunautaire. Ils sont prédjihadistes. Une fois sur place, avec
l’endoctrinement, ils peuvent se transformer ». La facilité d’accès
aux scènes de guerre contribue aussi à faire du phénomène une vague sans
précédent, selon Jean-Pierre Filiu. « On part de Paris le matin, on y
arrive le soir. »
Depuis la première guerre d’Afghanistan jusqu’à la
Syrie et à l’Irak aujourd’hui, en passant par la Tchétchénie, la Bosnie, le
Cachemire, des non-musulmans d’origine se sont impliqués dans des conflits. «
A condition que les théâtres soient accessibles, nuance Mohamed-Ali
Adraoui. Ce n’est pas le cas par exemple de la Palestine ou de la
Chine, pays où le djihad demeure endogène. » L’Algérie des années
1990, cadre d’un très sanglant affrontement entre l’Etat et les islamistes,
représente aussi un contre-exemple instructif. En dépit des liens entre ce pays
et l’Europe, et singulièrement la France, il n’avait pas eu un tel effet
d’appel sur de jeunes Européens. C’est, explique Farhad Khosrokhavar, que contrairement
au drame syrien il ne s’inscrivait pas dans le contexte d’espérance collective
des révolutions arabes.
Le chercheur discerne aussi une dimension proprement
européenne à cette tentation djihadiste. D’abord parce que de nombreux pays du
continent sont touchés à une même échelle, bien davantage, proportionnellement,
que les Etats-Unis. « Il y a un malaise européen. La nation, au cœur de
la construction européenne, est en crise. L’Europe ne parvient plus à donner un
horizon d’espérance à sa jeunesse », analyse-t-il.
Auteur de L’Apocalypse dans l’islam (Fayard,
2008), l’historien Jean-Pierre Filiu insiste sur l’importance de la dimension
apocalyptique, associée au territoire sur lequel l’EI étend son emprise. Le «
Cham », l’équivalent du Levant avec, au centre, le continuum syro-irakien, est
affilié dans la tradition musulmane à des prophéties eschatologiques sur fond
de bataille de la fin des temps. Elles sont au cœur du discours des djihadistes
et participent, aux yeux de ces spécialistes, à la « séduction » exercée par ce
champ de bataille. « Moins la culture musulmane des candidats au djihad
est forte, plus elles ont d’emprise », souligne Jean-Pierre
Filiu. « Cette dimension est liée à la fascination de la violence, à la
culture gore que l’on retrouve partout, estime Olivier Roy. C’est
un phénomène profondément moderne et générationnel. La dimension apocalyptique
est dans notre culture. On ne veut pas voir que Daech est un produit de notre
modernité », affirme-t-il.
Cet univers s’illustre à travers certains des
documents, notamment vidéo, mis à disposition des candidats au djihad sur
Internet. Dounia Bouzar et le Centre de prévention contre les dérives sectaires
liées à l’islam étudient depuis des mois ce que des jeunes tentés par un départ
regardent sur le Web. La chercheuse note une sophistication récente de la
propagande djihadiste, qui présente maintenant « des offres
individualisées » pour se couler dans « les univers de
référence » variés de ces jeunes. Certains mettent en avant des «
valeurs humanistes » et altruistes, d’autres empruntent à l’univers
des jeux vidéo (notamment d’Assassin’s Creed), d’autres insistent sur la «
communauté de substitution » que des jeunes ayant du mal à trouver
leur place rechercheraient dans cet engagement. « Au départ, relève
Dounia Bouzar, ils sont captés sur Internet par des choses qui n’ont
parfois rien à voir avec l’islam, notamment des théories du complot, des récits
de manipulations… »
La chercheuse décrit aussi longuement dans son
rapport « les techniques des dérives sectaires » utilisées par
les « recruteurs » du Net : isolement puis rupture avec les proches,
dépersonnalisation, théories du complot. Cette approche est critiquée par
certains. La théorie de l’emprise sectaire « est un refus de comprendre,
selon Olivier Roy. C’est nier à quelqu’un la raison de son action. Ces
jeunes sont volontaires. Ce sont eux qui vont chercher sur des sites ».
« Ce n’est pas Internet qui incite à partir. C’est
plutôt un copain, une rencontre, un leader charismatique », Samir Amghar,
chercheur à l’université du Québec à Chicoutimi
La Toile serait-elle donc le premier agent recruteur
du djihad ? Samir Amghar en doute : « Internet est un lieu de
socialisation, d’alphabétisation djihadiste. Mais ce n’est pas Internet qui
incite à partir. C’est plutôt un copain, une rencontre, un leader
charismatique. » Le Web et les réseaux sociaux, quoi qu’il en soit,
servent puissamment une autre dimension dans l’engagement de ces jeunes qui a
trait à la construction de soi. Désormais, ceux qui partent font parfois
profiter les internautes de leur parcours en postant photos et vidéos de chaque
étape. Ils s’affichent avec une kalachnikov, un drapeau noir, même s’ils n’ont
jamais combattu. « La personne se transforme, résume Jean-Pierre
Filiu. Elle devient chevalier. Maxime Hauchard, [un Français
qui apparaît sur des vidéos de décapitations] devient Abu Abdallah
Al-Faransi, il porte des explosifs, des armes. La transformation physique aussi
est impressionnante. Ils finissent par ressembler à Al-Baghdadi », le chef
de l’Etat islamique.
L’« amateurisme » de ces nouvelles recrues
va de pair avec la « théâtralisation » de leur engagement,
selon Samir Amghar. « C’est une esthétisation de l’islam. On rejoint
moins la Syrie pour combattre Assad que pour montrer qu’on est capable de
partir. C’est une posture. Ces jeunes sont le produit d’une société occidentale
où l’image est centrale et où il est difficile de vivre dans l’anonymat. Même
sans trop de talent, on peut devenir une vedette. » Et jouer avec la
mort.
Cécile Chambraud
Le Monde, 9 janvier 2015