Trois questions
à Dorothée Schmid, chercheur et responsable du
programme Turquie contemporaine à l’IFRI.
1) Le gouvernement turc s’acharne sur le mouvement
Hizmet. Il y a eu des mesures contre les écoles, la banque Asya, les médias,
dernièrement l’association humanitaire Kimse Yok Mu. Où va s’arrêter cette
«obsession» d’Erdogan selon vous ?
Pour la banque Asya, on a clairement une opération qui
se situe dans la continuité de l’espèce de ménage qu’Erdogan est en train de
faire contre les sympathisants du Hizmet. Il y a deux hypothèses.
Soit Erdogan prend extrêmement au sérieux l’importance
du mouvement et de Gülen en Turquie et il considère qu’il faut poursuivre
l’opération jusqu’à l’extinction du danger. Soit il souhaite aujourd’hui
émanciper ce qui lui appartient, c’est-à-dire le parti de l’influence des
gülenistes parce qu’on a le sentiment qu’il y a eu dans le passé une alliance
objective entre l’AKP et le Hizmet.
Ce qui peut poser un problème en termes de
soutenabilité intellectuelle de l’AKP. Erdogan, en menant cette guerre, est
aussi en train de se séparer d’une partie des élites musulmanes, ce qui peut
poser un problème de construction idéologique pour l’AKP.
Comment ça peut s’arrêter ? Mon hypothèse au départ
était qu’il y aurait un moment où il faudrait se mettre d’accord mais là on a
l’impression que c’est une guerre de destruction totale. Le calcul d’Erdogan
est qu’il se mettra d’accord quand il considérera que le Hizmet est
suffisamment affaibli pour pouvoir à nouveau discuter.
Ce qui me frappe en tant qu’observateur, c’est
qu’Erdogan n’est pas loin d’avoir gagné la bataille en Turquie ; maintenant, il
n’a pas forcément gagné la bataille sur le plan international puisqu’on a, à
nouveau, des initiatives de communication de la part de Gülen notamment sur
l’Etat islamique.
Donc on pourrait assister à une bataille d’image qui
se produirait et il me semble que la très forte dégradation de l’image de
Tayyip Erdogan aux Etats-Unis est aussi liée aux règlements de comptes avec
Gülen puisque le mouvement est assez bien représenté et écouté aux Etats-Unis.
2) Dans l’affaire syrienne, la Turquie doit ménager la
chèvre et le chou en se positionnant clairement contre les djihadistes sans
prêter une assistance militaire aux Kurdes du PYD, une branche du PKK en Syrie.
La Turquie ne peut-elle pas mettre en sourdine cette hantise du séparatisme et
aller aider les Kurdes de Kobané qui sont les "frères" des Kurdes de
Turquie ?
Ce qui est saisissant, c’est que la question kurde va
encore servir de dérivation, elle va permettre d’éviter de discuter de la
relation avec l’islamisme radical en Syrie.
On sent très bien aujourd’hui dans la communication du
gouvernement que le paramètre dominant, c’est le PKK. ‘Où est le PKK ?’,
‘est-ce qu’il est en Irak, en Syrie, est-ce qu’il revient en Turquie ?’,
‘qu’est-ce qu’il a l’intention de faire ?’, ‘quelle est son image de marque sur
le plan international à partir du moment où il a offert des renforts aux
peshmergas ?', et 'qu’est-ce que ça pose comme problème en termes de rapports
de force dans le processus de paix si le PKK est re-légitimé internationalement
et s'il venait à être retiré de la liste des organisations terroristes, chose
que le gouvernement turc veut éviter à tout prix ?'.
Donc je suis frappée de la façon dont aujourd’hui la
question kurde est en train de devenir l’unique sujet qui va être discuté sur
le triangle Syrie-Turquie-Irak mais discuté non pas sous l’angle humanitaire
mais sous l’angle sécuritaire.
3) Vous avez laissé entendre que l'armée turque y était
pour quelque chose...
C’est très hypothétique. On sait qu’historiquement, le
dossier kurde est un des dossiers verrouillés par l’armée en Turquie, c’est
leur sujet de prédilection parce que c’est celui sur lequel l’armée a
finalement légitimé son rôle social à un moment où on ne l’envoyait plus en
opération extérieure.
Cette armée servait à préserver la sécurité intérieure
du pays contre ce danger kurde qui était aussi scénarisé, je dirais, par
l’armée. C’est très compliqué dans un contexte de domestication de l’armée, il
faut lui donner des gages et pas tout lui enlever. Et on sent très bien qu’il y
a une tentation chez les Turcs d’utiliser systématiquement la question kurde
comme une variable d’ajustement.
Depuis le début de la crise syrienne particulièrement,
à chaque fois qu’un incident se produit le long de la frontière, on s’interroge
sur la décision que va prendre l’armée mais il semble que la ligne de celle-ci
serait précisément d’éviter une intervention. Donc on a des mouvements de
blindés, des déclarations, il ne se passe pas grand-chose. Désormais, la
présence des réfugiés et des combattants kurdes à la frontière pourrait bien
faire bouger les lignes mais ça reste hypothétique.
Zaman France, le 10 octobre
2014
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