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19 octobre 2014

Dorothée Schmid : "Erdogan est en train de se séparer d'une partie des élites musulmanes"



Trois questions à Dorothée Schmid, chercheur et responsable du programme Turquie contemporaine à l’IFRI.



1) Le gouvernement turc s’acharne sur le mouvement Hizmet. Il y a eu des mesures contre les écoles, la banque Asya, les médias, dernièrement l’association humanitaire Kimse Yok Mu. Où va s’arrêter cette «obsession» d’Erdogan selon vous ?
Pour la banque Asya, on a clairement une opération qui se situe dans la continuité de l’espèce de ménage qu’Erdogan est en train de faire contre les sympathisants du Hizmet. Il y a deux hypothèses.
Soit Erdogan prend extrêmement au sérieux l’importance du mouvement et de Gülen en Turquie et il considère qu’il faut poursuivre l’opération jusqu’à l’extinction du danger. Soit il souhaite aujourd’hui émanciper ce qui lui appartient, c’est-à-dire le parti de l’influence des gülenistes parce qu’on a le sentiment qu’il y a eu dans le passé une alliance objective entre l’AKP et le Hizmet.
Ce qui peut poser un problème en termes de soutenabilité intellectuelle de l’AKP. Erdogan, en menant cette guerre, est aussi en train de se séparer d’une partie des élites musulmanes, ce qui peut poser un problème de construction idéologique pour l’AKP.
Comment ça peut s’arrêter ? Mon hypothèse au départ était qu’il y aurait un moment où il faudrait se mettre d’accord mais là on a l’impression que c’est une guerre de destruction totale. Le calcul d’Erdogan est qu’il se mettra d’accord quand il considérera que le Hizmet est suffisamment affaibli pour pouvoir à nouveau discuter.
Ce qui me frappe en tant qu’observateur, c’est qu’Erdogan n’est pas loin d’avoir gagné la bataille en Turquie ; maintenant, il n’a pas forcément gagné la bataille sur le plan international puisqu’on a, à nouveau, des initiatives de communication de la part de Gülen notamment sur l’Etat islamique.
Donc on pourrait assister à une bataille d’image qui se produirait et il me semble que la très forte dégradation de l’image de Tayyip Erdogan aux Etats-Unis est aussi liée aux règlements de comptes avec Gülen puisque le mouvement est assez bien représenté et écouté aux Etats-Unis.
2) Dans l’affaire syrienne, la Turquie doit ménager la chèvre et le chou en se positionnant clairement contre les djihadistes sans prêter une assistance militaire aux Kurdes du PYD, une branche du PKK en Syrie. La Turquie ne peut-elle pas mettre en sourdine cette hantise du séparatisme et aller aider les Kurdes de Kobané qui sont les "frères" des Kurdes de Turquie ?
Ce qui est saisissant, c’est que la question kurde va encore servir de dérivation, elle va permettre d’éviter de discuter de la relation avec l’islamisme radical en Syrie.
On sent très bien aujourd’hui dans la communication du gouvernement que le paramètre dominant, c’est le PKK. ‘Où est le PKK ?’, ‘est-ce qu’il est en Irak, en Syrie, est-ce qu’il revient en Turquie ?’, ‘qu’est-ce qu’il a l’intention de faire ?’, ‘quelle est son image de marque sur le plan international à partir du moment où il a offert des renforts aux peshmergas ?', et 'qu’est-ce que ça pose comme problème en termes de rapports de force dans le processus de paix si le PKK est re-légitimé internationalement et s'il venait à être retiré de la liste des organisations terroristes, chose que le gouvernement turc veut éviter à tout prix ?'.
Donc je suis frappée de la façon dont aujourd’hui la question kurde est en train de devenir l’unique sujet qui va être discuté sur le triangle Syrie-Turquie-Irak mais discuté non pas sous l’angle humanitaire mais sous l’angle sécuritaire.
3) Vous avez laissé entendre que l'armée turque y était pour quelque chose...
C’est très hypothétique. On sait qu’historiquement, le dossier kurde est un des dossiers verrouillés par l’armée en Turquie, c’est leur sujet de prédilection parce que c’est celui sur lequel l’armée a finalement légitimé son rôle social à un moment où on ne l’envoyait plus en opération extérieure.
Cette armée servait à préserver la sécurité intérieure du pays contre ce danger kurde qui était aussi scénarisé, je dirais, par l’armée. C’est très compliqué dans un contexte de domestication de l’armée, il faut lui donner des gages et pas tout lui enlever. Et on sent très bien qu’il y a une tentation chez les Turcs d’utiliser systématiquement la question kurde comme une variable d’ajustement.
Depuis le début de la crise syrienne particulièrement, à chaque fois qu’un incident se produit le long de la frontière, on s’interroge sur la décision que va prendre l’armée mais il semble que la ligne de celle-ci serait précisément d’éviter une intervention. Donc on a des mouvements de blindés, des déclarations, il ne se passe pas grand-chose. Désormais, la présence des réfugiés et des combattants kurdes à la frontière pourrait bien faire bouger les lignes mais ça reste hypothétique.

Zaman France, le 10 octobre 2014