Théâtre de l’Atelier.
Débat d’après spectacle, avec le président du CRIF,
Roger Cukierman, sur l’un des thèmes, et non des moindres, d’« Hôtel Europe » :
les habits neufs d’un antisémitisme dont on ne sait pas assez qu’il change
d’apparence, de visage et même de logiciel à chacune des étapes de son
histoire. Il a été païen à l’époque – Empire romain – où on faisait grief
aux juifs d’une sainte Loi qui désenchantait le monde. Il a été chrétien –
croisades, Inquisition, pogroms du Moyen Age et au-delà – durant la longue
période où on leur imputait à crime d’avoir martyrisé et tué le Christ. Il a
été antichrétien quand on s’est mis à leur reprocher — d’Holbach,
Voltaire, âge des Lumières et de leur « écrasons l’infâme »
— d’avoir, non plus tué, mais inventé le Dieu Un et, donc, d’une certaine
façon, le Christ. Il a été socialiste, anticapitaliste, ouvrier, au temps de
l’affaire Dreyfus et du guesdisme — leur tort devenant de conspirer, du
haut de leur « finance juive », à l’oppression de ceux que Drumont appelait les
humbles et les petits. Il a été raciste quand est apparue, dans le cercle des
savoirs, la biologie moderne et, avec elle, le goût de classer les humains selon
leurs caractéristiques physiologiques : « nous nous moquons, disait ce nouvel
antisémitisme, de savoir si le peuple juif a tué ou enfanté le Christ ;
nous nous fichons des éventuels méfaits de sa ploutocratie antiouvrière ; qu’il
constitue une race, que cette race soit inférieure et qu’elle instille son
mauvais venin dans le corps des races supérieures ou pures, voilà qui, en
revanche, nous préoccupe et nous paraît inexpiable. »
Bref, tout se passe comme si la plus longue des haines
se cherchait, chaque fois, le bon véhicule. Tout se passe comme si elle savait
ne pouvoir fonctionner et tourner à bon régime qu’en se coulant dans la langue
dominante du moment. Et la vérité est que, dans le monde d’aujourd’hui, plus aucune
de ces langues n’est véritablement tenable ; la vérité est que, comme l’a dit
Bernanos dans un mot atroce mais assez juste, elles ont toutes été
déconsidérées par le sommet d’horreur auquel elles ont conduit le XXe siècle ;
et la réalité est que l’antisémitisme ne peut se remettre à fonctionner, il ne
peut recommencer de fédérer et embraser les foules, il ne peut être pratiqué,
non seulement sans remords, mais dans une relative bonne conscience qu’en
s’adossant à un système de justification nouveau – qui s’articule, lui-même,
autour de trois énoncés principaux.
1. Les juifs sont détestables parce qu’ils sont
solidaires d’un Etat lui-même détestable : c’est l’énoncé antisioniste.
2. Les juifs sont d’autant plus détestables que cet
Etat a pour ciment la religion d’une souffrance dont il n’est pas
exclu qu’elle soit imaginaire ou, en tout cas, exagérée : c’est l’énoncé
négationniste.
3. Les juifs, en procédant ainsi et en faisant, pour
ainsi dire, main basse sur le capital mondial de compassion disponible, ajoutent
à cette double infamie celle de rendre l’humanité sourde aux autres souffrances
des autres peuples à commencer, naturellement, par le peuple palestinien : et
c’est le thème de la compétition des victimes. Peu importe le caractère, non
seulement ignoble, mais délirant de chacun de ces énoncés.
Peu importe leur parfaite idiotie, chaque fois
parfaitement démontrable et, au demeurant, maintes fois démontrée. Et peu
importe, pour ce qui concerne, par exemple, la troisième formulation,
l’évidence régulièrement attestée que c’est précisément quand on a la Shoah au
cœur et dans la tête qu’on voit venir, qu’on reconnaît et qu’on a des armes
pour combattre les massacres en Bosnie, au Darfour, au Rwanda, ou ailleurs.
Ces énoncés n’ont qu’une fonction, qui est de rendre
l’antisémitisme à nouveau audible et donc dicible. Ces arguments n’ont qu’une
vertu qui est, comme, jadis, l’argument du peuple déicide, déiphore ou
racialement impur, de rendre acceptable ce qui tendait à devenir inacceptable.
Et le fait est que ces sottises ont, toutes trois, pour effet de donner à
des salauds l’illusion de ne haïr (les juifs) que parce qu’ils aiment (les
Palestiniens, les « vraies » victimes, la sainte et noble cohorte des
résistants à « l’impérialisme », etc.). On peut, ces énoncés, les formuler
séparément : c’est, chaque fois, une raison suffisante de vouer les juifs
aux gémonies. Mais on peut les tenir ensemble, les nouer, en faire une sorte de
tresse ; on peut y voir les trois traits du portrait d’un peuple suffisamment
diabolique pour jouer sur le clavier de cette triple perversité ; on peut
amener l’eau du négationnisme au moulin de l’antisionisme, ou mobiliser les
ressorts de la concurrence victimaire pour mieux délégitimer Israël, ou
fustiger la perfidie de vivants instrumentalisant ce qu’ils ont de plus sacré,
à savoir la mémoire de leurs morts, dans le seul but de renforcer un Etat
foncièrement criminel : l’effet de haine en sera, évidemment, multiplié. Il y a
là une triple mèche pour une bombe à retardement terrible. Ce sont comme
les trois composants, pour l’heure encore disjoints, d’une bombe atomique
morale. Le jour où ces composants seront assemblés, la conflagration sera
redoutable. Prévenir cet assemblage, empêcher ce nouage, faire taire ou
marginaliser les quelques-uns (Dieudonné…) qui sont au seuil de cette synthèse,
telle elle est la tâche de ceux qui, soit par la loi, soit par les mots, ont la
redoutable charge de barrer l’antisémitisme qui vient.
Bernard-Henri Lévy
"La Règle du Jeu", 6 octobre 2014