Manifestation devant les locaux du journal d'opposition Cumhuriyet,
Istanbul 1er novembre 2016
Depuis la
tentative de putsch de 2016, la répression du président Erdogan contre les
journalistes s'accélère. Exemple avec le quotidien "Cumhuriyet".
«
Ceux qui déploient le tapis rouge aux terroristes sous le regard de la police
sont les mêmes qui, sous la dénomination de magazine, diffusent des affiches
contre nous. J'ai noué des liens avec mon peuple, qu'importe les affiches,
qu'importe ce que vous dites. » Quelques jours après « l'affaire du
Pontet », où des partisans du président turc ont obligé par la menace un
kiosquier de cette commune du Vaucluse à faire retirer notre une Le
dictateur (lire l'éditorial d'Étienne Gernelle), Recep Tayyip Erdogan n'a
pas laissé filer l'occasion. Dans un meeting électoral à Manisa (ouest du
pays), il a clairement soutenu ceux qui s'en sont pris à notre magazine et,
dans un étrange amalgame, attaqué Emmanuel Macron (le président
français a récemment reçu à l'Élysée les principaux commandants des forces
kurdes combattant Daech en Syrie).
Erdogan
n'aime pas la presse. Depuis plusieurs années (comme ce fut le cas à de
nombreuses reprises dans l'histoire du pays), les journalistes turcs sont dans
le collimateur du pouvoir. Dans son rapport annuel, Reporters sans frontières
(RSF) estime que, depuis 2016, « la Turquie est de nouveau la plus
grande prison du monde pour les professionnels des médias. Passer plus d'un an
en détention avant d'être jugé est devenu la norme et, lorsque tombent les
condamnations, elles peuvent aller jusqu'à la prison à vie incompressible ».
L'ONG avance ce chiffre : depuis deux ans, 170 journalistes ont effectué un
séjour en prison. Avec ce sombre bilan : RSF classe le pays au 157e rang pour
la liberté de la presse.
Accusation
surréaliste
Le
pouvoir s'acharne plus particulièrement sur certains médias. C'est le cas du
quotidien d'opposition Cumhuriyet. Il y a quelques semaines, quatorze de
ses responsables et collaborateurs ont été condamnés à des peines allant de
deux ans et demi à sept ans et demi de prison pour leur prétendu soutien à des
« organisations terroristes ».
Le
patron du journal, qui vient de passer cinq cent quarante-deux jours derrière
les barreaux, a ainsi été condamné à sept ans et demi de prison. Emprisonné
pendant treize mois en 2011 pour avoir dévoilé les agissements des gülenistes
(à l'époque alliés à Erdogan), le reporter vedette Ahmet Sik a lui
aussi été lourdement condamné (il a été incarcéré pendant sept mois) sous cette
accusation surréaliste : il serait devenu proche de ceux dont il a autrefois
révélé les abus. L'éditorialiste Kadri Gürsel a, lui, écopé de deux ans et
demi de prison pour avoir reçu des messages sur une application utilisée
par les auteurs de la tentative de putsch de juillet 2016.
Révélations
embarrassantes
Autre
condamnation symbolique, celle du caricaturiste Musa Kart (trois ans et neuf
mois). En 2004, un tribunal l'avait déjà condamné à une amende d'environ 3 000
euros pour avoir osé représenter Erdogan, alors Premier ministre, sous les
traits d'un chat empêtré dans le fil d'une pelote de laine. Il avait aussi été
mis en examen en 2014 pour « insulte au chef de l'État ». Cette fois, le voici
accusé de liens avec une organisation terroriste.
À en
croire les réquisitoires des magistrats, les journalistes auraient des liens
avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, avec un groupuscule d'extrême
gauche, ainsi qu'avec le mouvement du prédicateur musulman Fethullah Gülen,
considéré par Recep Tayyip Erdogan comme l'instigateur de la tentative de coup d'État
de juillet 2016. Trois organisations pourtant rivales.
Une
accusation qui n'est évidemment qu'un prétexte. Car le quotidien
kémaliste Cumhuriyet est en réalité devenu la bête noire d'Erdogan
dès 2015. À l'époque, ses journalistes avaient démontré, vidéo à l'appui, que
les services secrets turcs fournissaient des armes à des rebelles islamistes en
Syrie. On y voyait des camions affrétés par une organisation humanitaire proche
du pouvoir s'apprêtant à traverser la frontière turco-syrienne. Ceux-ci transportaient
des médicaments destinés aux victimes de la guerre civile syrienne. Mais les
boîtes dissimulaient surtout un millier d'obus de mortier, des dizaines de
milliers de munitions, ainsi qu'une centaine de lance-grenades. Les camions
appartenaient en fait aux services de renseignement turcs. Après ces
révélations embarrassantes, Erdogan avait averti Can Dündar (le rédacteur en
chef d'alors) qu'il allait « payer le prix fort » pour avoir diffusé cette
vidéo.
Contre-pouvoirs
Depuis
l'été 2016 et la tentative de putsch avortée contre le président turc, le
pouvoir se livre à une chasse aux sorcières d'une ampleur sans précédent : plus
de 50 000 personnes ont été arrêtées, plus de 140 000 fonctionnaires limogés.
Mais ces purges ne ciblent pas seulement les proches des putschistes. Elles
visent tous les contre-pouvoirs - ONG, mouvements d'opposition, milieux
pro-kurdes - ainsi que, bien sûr, les médias : 150 entreprises de presse ont
été fermées administrativement.
Les
proches d'Erdogan ont, enfin, acheté de nombreux organes d'information
puissants. Les ONG des droits de l'homme estiment qu'aujourd'hui 70 % des
médias turcs sont détenus par les cercles proches du pouvoir. Et beaucoup de
ceux qui ne sont pas encore tombés dans le giron des amis du président turc évitent
de parler de politique.
La
télévision publique est, elle aussi, sous contrôle. Après le putsch de 2016,
300 personnes en ont été licenciées. Directrice de l'Ihop, une association de
défense des droits de l'homme, Teray Salman estime que depuis le début de
l'année, alors que le pays est en campagne électorale, le pouvoir a bénéficié
de trente-sept heures de programmes sur les ondes publiques, contre moins de
dix minutes à l'ensemble des partis d'opposition. En Turquie, le pouvoir et les
supporteurs d'Erdogan n'ont même pas à s'en prendre aux affiches des journaux.
Le Point, 31 mai 2018