Ahmet Altan
L’écrivain, accusé d’avoir participé au putsch manqué
du 15 juillet 2016, est incarcéré depuis septembre 2016. Même en
prison, il n’a jamais lâché son combat pour la démocratie en Turquie.
La peine de perpétuité vient d’être prononcée contre
lui. Ahmet Altan s’attendait au châtiment suprême. Comme s’y attend aussi Asli
Erdogan, qui exerce le même métier, de plus en plus risqué en Turquie,
d’écrivain et de journaliste libre de parole. Jointe à Francfort où elle vit
pour l’instant en exil dans l’attente de son procès, elle se dit horrifiée : «
Ahmet Altan est l’un des auteurs majeurs de mon pays. Il a vraiment façonné
l’opinion depuis deux générations. J’ai un immense grand respect pour lui car
ce n’est pas facile d’être un chroniqueur aussi fin et aussi courageux dans la
Turquie d’aujourd’hui. Il a toujours été connu pour ses positions
antimilitaristes, et voilà qu’on le jette en prison à vie, sous prétexte qu’il
aurait participé au coup d’Etat ? C’est absurde et atroce. »
Incarcéré depuis septembre 2016 pour « tentative de
renversement de la Grande Assemblée nationale turque », « tentative de
renversement du gouvernement », « tentative de renversement de l’ordre
constitutionnel », Ahmet Altan a toujours refusé de plier. Au bout d’un an
de détention, depuis sa prison, il a réussi à faire passer sous le manteau une lettre magnifique publiée
dans Le Monde, où il jurait que son esprit serait pour toujours une
forteresse inatteignable : « Attendez et écoutez ce que j’ai à vous dire
avant de battre les tambours de la miséricorde. Oui, je suis détenu dans une
prison de haute sécurité au beau milieu d’un no man’s land. Oui, je demeure
dans une cellule où la lourde porte de fer fait un bruit d’enfer en s’ouvrant
et en se refermant. Oui, ils me donnent mes repas à travers un trou au milieu
de la porte. Oui, même le haut de la petite cour pavée où je fais quelques pas
dans la journée est recouvert de grilles en acier. Tout cela est vrai, mais ce
n’est pas toute la vérité. Les beaux matins d’été quand les premiers rayons du
soleil viennent traverser la fenêtre, j’entends les chansons enjouées des oiseaux
qui ont niché sous les combles de la cour, mais aussi le son étrange qui sort
des bouteilles d’eau vides en plastique qu’écrasent les prisonniers. Je vis
avec le sentiment que je réside encore dans ce pavillon avec un grand jardin où
j’ai passé mon enfance ou alors, pour une raison bizarre et que je ne
m’explique pas, dans ces hôtels français situés dans des quartiers animés. Quand
je me réveille avec la pluie d’automne qui frappe à la fenêtre, je commence la
journée sur les rives du Danube, dans un hôtel avec des torches enflammées
qu’on allume tous les soirs. Quand je me réveille avec le murmure de la neige
s’empilant de l’autre côté de la fenêtre, en hiver, je commence la journée dans
cette datcha aux énormes vitres où le docteur Jivago avait trouvé refuge.
Jusqu’à présent, je ne me suis jamais réveillé en prison – pas une seule fois.
»
La dissidence, de père en fils
La résistance est une affaire de famille chez les
Altan. Son frère Mehmet, grand économiste et animateur d’une émission de
télévision, n’est pas connu pour sa soumission au pouvoir, et vient d’écoper de
la même condamnation, après avoir affirmé au procureur : « On peut voir
toutes les maladies du corps à l’examen d’une seule goutte de sang. »
Quant à leur père, le romancier Cetin Altan, mort en 2015, il a été
poursuivi plus de trois cents fois en justice pour diffamation contre l’Etat,
en l’espace de quarante ans.
A chaque fois qu’il a dénoncé une tare de son pays,
Ahmet Altan l’a fait en écrivain avant tout. Ainsi, dans un article publié en
2009, il choisissait de se référer aux contes traditionnels turcs, pour évoquer
de manière très codée l’absence d’évolution de la situation kurde. Pour bien
comprendre l’allusion, il faut savoir que les contes pour les enfants, en turc,
commencent par des « randonnées », sortes de comptines remplaçant notre « Il
était une fois » : « Un mot de randonnée, dit : “Je suis allé
un peu, je suis allé beaucoup. J’ai traversé plaines et prairies, coupé tulipes
et jacinthes, aplati rivières et montagnes. J’ai bu de l’eau fraîche, j’ai
marché six mois et un automne. Je me suis retourné, j’ai regardé, et j’ai vu
que je n’avais avancé que de la taille d’un grain d’orge” », écrit
Ahmet Altan, la taille d’un grain d’orge mesurant ici l’avancée de la
question taboue en Turquie.
Son roman L’Amour au temps des révoltes (éd.
Actes Sud) s’ouvre au lendemain d’un suicide raté, preuve que, pour lui,
la soumission par la mort n’est jamais une solution. Comment ne pas lire
aujourd’hui entre les lignes de cette saga romanesque sur l’emprise du pouvoir
et de la religion, dans le début du XXe siècle ? Tout comme dans le roman qui
précédait, Comme une blessure de sabre, (éd. Actes Sud) hymne à l’amour
et à la transgression des interdits, dans l’Empire ottoman finissant ?
Lors de son procès, Ahmet Altan a fermement proclamé
son espérance que la Turquie s’éveille de ce cauchemar : « Le système
judiciaire a été contaminé par la lèpre et défiguré par des plaies purulentes.
Je suis bien conscient du fait que nous vivons une époque de honte et de
tyrannie dans laquelle les personnes relâchées par le tribunal sont arrêtées à
nouveau en quittant la salle d’audience, que je suis à la fois témoin et accusé
de cette tyrannie qui a tenté de massacrer la loi aux mains des hommes de loi.
Mais je crois au proverbe latin selon lequel la loi dort parfois, mais ne meurt
jamais. Je sais que l’Etat de droit qui a été fusillé, blessé et qui gît
inconscient dans son sang, guérira éventuellement et reviendra à lui. »
Une pétition vient d’être
lancée pour lui sur Change.org par les éditions Actes sud.
Marine Landrot
Télérama, le 21 février 2018