Introduction :
Mohamed Talbi, historien mais aussi "penseur de l'islam",
vient de disparaitre à Tunis. Il avait été un de mes premiers invités, le 18
novembre 2001 précisément, et je me souviens de cette interview réalisée par
téléphone. Nous étions deux mois après le 11 septembre, plus d'un an après le
déclenchement de la deuxième Intifada, et le thème de notre entretien était "Le
monde arabe face au péril islamiste". Je
fus très heureux de le faire entendre à mes auditeurs à ce moment précis, alors
que commençait - et nous n'en avons pas fini, loin de là - un véritable assaut planétaire
de l'islamisme radical. Mohamed Talbi a eu la chance de vivre très vieux, de
connaitre la révolution dans son pays, l'épisode désastreux d'Ennahda au
pouvoir et les furieux débats qui l'ont opposé à d'autres penseurs tunisiens.
Cet article du journal "Le Monde" est un portrait, souvent élogieux
mais parfois critique, que je me devais de publier dans ma rubrique "In
memoriam".
Disparu le 1er mai, l’historien tunisien a ouvert
la voie à un « islam des lumières » libéré de la charia, tout en
prenant ses distances avec le dialogue interreligieux.
Il aimait dire que « l’islam
est liberté ». Il prétendait même que « l’islam est né laïc ».
Mohamed Talbi, historien et islamologue tunisien disparu lundi 1er mai
à Tunis à l’âge de 95 ans, aura jusqu’au bout brandi comme un étendard le
verset du Coran énonçant : « Nulle contrainte en religion ».
Et si la formule a pu servir, sous d’autres plumes, à masquer des visées moins
éclairées, lui en a forgé une arme contre l’obscurantisme, le combat de toute
sa vie. Mohamed Talbi laisse en héritage une œuvre ardente et hardie qui aura
ouvert la voie, en Tunisie et ailleurs, à la génération qui aujourd’hui cherche
à promouvoir un « islam des lumières ».
Lire aussi : Mohamed Talbi, libre penseur de l’islam
« Son apport à la rénovation de la pensée
islamique est indéniable », affirme Abdelmajid Charfi, son ancien élève, qui dut
pourtant s’en éloigner au terme d’une douloureuse rupture. C’est qu’au sein de
cette « école tunisienne », l’un des viviers de ce qu’on
appela plus tard « les nouveaux penseurs de l’islam », on
s’est âprement combattus. Mohamed Talbi avait l’ancienneté et l’envergure pour
en être le chef de file, il fut même célébré un moment par une large famille de
fidèles, mais la conjonction malheureuse de querelles d’ego et de controverses théologiques,
notamment sur la sacralité du Coran – qu’il défendait avec dévotion –,
clairsema les rangs autour de lui. Son caractère entier et ses emportements
comminatoires n’arrangèrent guère les choses et l’amenèrent, in fine, à
s’isoler. « Il était fier et sauvage », dit, avec affection,
le philosophe Youssef Seddik, qui eut à croiser le fer avec lui.
Censuré sous Ben Ali
Auteur d’une trentaine d’ouvrages, Mohamed Talbi avait
débuté sa carrière universitaire de manière assez conventionnelle. Agrégé d’arabe
et docteur en histoire – sa thèse soutenue en 1968 à la Sorbonne (Paris)
porte sur les Aghlabides, la dynastie arabe qui régnait sur l’actuelle Tunisie
au IXe siècle –, il fut doyen de la faculté des lettres et des sciences
humaines de Tunis entre 1966 et 1970. Personnalité assez légitimiste sous Habib
Bourguiba, le père de la Tunisie indépendante, il devint même président du très
officiel Comité culturel national.
Après le coup de force de Zine El-Abidine Ben Ali,
en 1987, son rapport au pouvoir va pourtant se dégrader . Il évolue vers
des positions ouvertement dissidentes, adhérant même en 1995 au Conseil
national pour les libertés en Tunisie, un foyer d’opposants démocrates. Il sera
surveillé et censuré par la dictature de Ben Ali, qui se gardera toutefois,
compte tenu de la célébrité de l’universitaire, de l’emprisonner.
Après la révolution de 2011, qui chassa Ben Ali du
pouvoir, Mohamed Talbi s’affronta à un autre pôle du spectre politique tunisien :
le courant islamiste émergent. Ennahda, le parti issu de la mouvance des Frères
musulmans qui dirigea la Tunisie entre fin 2011 et début 2014, fut la cible de
ses foudres. Dans un entretien à Jeune Afrique en novembre 2012, il
dénonça Ennahda comme « un cancer qui métastase partout ».
Dans cette Tunisie post-révolutionnaire friande de débats
, les plateaux de télévision l’invitèrent avec gourmandise, assurés que
l’intellectuel alors nonagénaire, qui ne craignait plus rien ni personne, se
livrerait à quelques saillies utiles à l’audience. De fait, les polémiques
s’enflammaient quand il expliquait qu’aucun verset du Coran n’interdisait l’alcool,
l’homosexualité ou la prostitution . Les groupes salafistes, très actifs dans
les années 2012-2013, le traitèrent de « kafir » (infidèle) et
le menacèrent de mort. Il eut droit à une surveillance policière de son
domicile.
« Je ne crois pas à la
charia »
Les sorties médiatiques de Mohamed Talbi ne relevaient
nullement de la provocation, elles exprimaient profondément son rapport à
l’islam. « Il n’y a que le Coran qui m’oblige », écrivait-il
dans Penseur libre en islam (Albin Michel, 2002). « Je ne crois
qu’au Coran et pas à la charia », déclarait-il à Jeune Afrique en 2015.
Le premier est l’œuvre de Dieu, la seconde n’est qu’une « production
humaine » qui « n’a rien à voir avec l’islam » et
dont les musulmans « doivent se délivrer »,
affirmait-il au Monde dès 2006.
Dans son exégèse, Mohamed Talbi pratiquait ce qu’il
appelait la « lecture vectorielle », méthodologie qui
réinscrit le texte dans son environnement historique afin de mieux en saisir l’intention
première – ce qu’omettent souvent, à ses yeux, les productions juridiques
postérieures au Coran. « Voilà les lignes de front du
réformateur : retourner à l’Histoire, au texte, par une approche
anthropologique et sociologique, et décaper la charia de toutes ces scories »,
assurait-il au Nouvel Observateur en 2002. Apport inestimable,
selon Youssef Seddik, qui crédite Mohamed Talbi de « nous avoir libérés
du tabou du blasphème ». « C’est un point de non-retour
en Tunisie », ajoute-t-il.
Pour asséner sa modernité, Mohamed Talbi se
définissait comme « musulman coranique ». Et c’est là
que s’ouvre le malentendu avec ses pairs réformateurs, qui se soldera par un
pénible divorce. A Tunis, le conflit fut violent avec Abdelmajid Charfi,
aujourd’hui président de la très respectée académie Beit Al-Hikma, pour qui le
Coran, bien que « d’inspiration divine », est une « œuvre
humaine » inscrite dans l’époque du Prophète. Aux yeux de Mohamed
Talbi, cette manière d’historiciser le Coran revenait à le désacraliser . Aussi
taxa-t-il Abdelmajid Charfi et d’autres – les Tunisiens Hichem Djaït, Neïla
Sellini, Hamadi Redissi, Youssef Seddik ou l’Algérien Mohammed Arkoun – de « désislamisés »
et même de « néo-orientalistes ».
Subversif et intransigeant
Pour Mohamed Talbi, la réforme de l’islam ne pouvait venir
que de l’intérieur et impliquait non seulement la foi mais la pratique. « Il
ne comprenait pas comment des chercheurs pouvaient travailler sur l’islam sans
avoir un rapport fusionnel avec le Coran », se souvient Amel Grami,
l’une de ses anciennes élèves, qui lui est restée proche. Imprégné de ferveur
soufie, Mohamed Talbi était profondément pieux et cette piété l’a « psychologiquement
bloqué », dit Abdelmajid Charfi, au point de l’« empêcher
d’aller au-delà d’une lecture littéraliste du Coran ». A rebours de la
lecture « vectorielle » qu’il avait pourtant préconisée pour
la charia.
Et l’orage ne grondera pas qu’avec ceux qui auraient
dû être ses alliés naturels dans la réforme de l’islam. Très impliqué dans le
dialogue interreligieux, notamment au sein du Groupe de recherche
islamo-chrétien (GRIC), Mohamed Talbi finit par s’en détacher dans l’amertume
et même la virulence, estimant que ce dialogue bancal n’en était pas
franchement un et que ses amis chrétiens continuaient de trahir condescendance et préjugés à l’égard de
l’islam, notamment dans son rapport à la violence. « L’Eglise
catholique ne perçoit le dialogue que comme une étape sur le chemin de
l’évangélisation », fustigeait-il dans Penseur libre en islam. Il
signa même, en 2011, une Histoire du Christ, enquête sur une fraude
textes à l’appui (auto-édité) qui attrista ses anciens compagnons de route
du dialogue islamo-chrétien.
Ainsi était Mohamed Talbi, défricheur à la fois
subversif et intransigeant, guetté par les contradictions et dont le fil
conducteur resta jusqu’à la fin une vénération sans faille pour le Coran.
Frédéric Bobin
Correspondant à Tunis,
Le Monde, 5 mai 2017