Pascal Bruckner
Depuis
la Seconde Guerre mondiale, la France n'avait pas connu une attaque de cette
ampleur sur son territoire…
L'audace
des criminels est de plus en plus grande. Nous réalisons que sept hommes
peuvent tuer cent vingt personnes avec une détermination absolue, qu'une
poignée d'individus peut avoir un pouvoir de nuisance illimité. Ceux qui ont
tué voulaient mourir. Ces kamikazes ont dit à leurs victimes : Regarde-moi. Pour
eux, donner la mort et mourir, c'est un même geste. Il faut reconnaître que
nous sommes complètement démunis devant cette rage nihiliste. Certes, nous
avons des ripostes policières et militaires mais que valent-elles face à un
homme qui est heureux de mourir. «La jeunesse est l'âge de l'absolu», disait
Nietzsche. Ces jeunes sont dans une dimension apocalyptique, une eschatologie
messianique du bain de sang. Pour eux, la mort c'est la vie.
Ces
attaques étaient-elles prévisibles?
Beaucoup
de gens nous y avaient préparés. Le scénario d'attaques simultanées était sur
la table depuis longtemps. Le ministre de l'Intérieur au premier chef, mais
aussi les services secrets, l'armée, le juge antiterroriste Marc Trévidic, tous
craignaient quelque chose d'abominable, très supérieur aux attentats de Charlie
Hebdo. Cette attaque était préparée, les assassins armés et très résolus. Nous
devons désormais tout penser dans la logique du pire. Et imaginer que les
prochains attentats pourraient être plus meurtriers encore que ceux-ci. Il est
à craindre que d'autres abominations se produisent dans les lieux de culte, les
églises, les synagogues, les mosquées puisque les musulmans qui ne suivent pas
ces fanatiques sont considérés comme des apostats mais aussi les grands
magasins, les trains, les musées. La France va devoir mettre en place une
organisation sécuritaire disproportionnée pour empêcher ces jeunes persuadés
d'être rentrés dans la fin des temps de réaliser leurs crimes.
Peut-on
encore parler de loups solitaires?
Dans
ce cas, les loups chassent en meute. Ce sont des jeunes autoradicalisés qui ont
décidé de contribuer à leur modeste échelle à l'événement du califat mondial.
Le jeune homme qui a acheté un couteau à Toulon pour s'attaquer à un marin
comme celui qui voulait commettre un attentat dans l'église de Villejuif en
témoignent. Nous nous rassurions en considérant qu'il s'agissait de pieds
nickelés. Désormais, la paranoïa va devenir notre boussole politique. C'est en
ça que le terrorisme nous met dans une situation impossible. Même quand on les
élimine, ils gagnent puisqu'ils nous rendent fous. Leur folie nous contamine.
Aucune société n'est armée contre ce type de terrorisme soucieux de frapper la
jeunesse qui s'amuse. De punir ceux qui écoutent de la musique, vont au
restaurant, fument, s'adonnent à des activités haram (illicites) et pas halal.
Les femmes qui se promènent seules dans la rue sont considérées comme des
prostitués. Une jeunesse qui veut profiter de la vie se trouve face à une
jeunesse qui veut plonger dans la mort. Ce serait une armée, nous saurions
comment la combattre. Mais c'est une nébuleuse de cellules clandestines, très
déterminées.
Faut-il
durcir la loi?
Il
faut suspendre immédiatement les garanties constitutionnelles des djihadistes
incarcérés. Les isoler dans des centres fermés, éviter qu'ils exercent une
action de prosélytisme délétère dans les prisons. Les individus suspects
doivent être considérés comme coupables et mis hors d'état de nuire, là aussi
par l'expulsion ou l'emprisonnement. Enfin, l'État devrait, surtout si les
pleins pouvoirs sont votés, mettre en marche le service action qui avait été
déclenché par de Gaulle contre l'OAS. Il faut également renvoyer les
prédicateurs qui incitent à la haine ou appellent à la guerre sainte. Je pense
à cet imam véhément qui, à Brest, a traité de singes et de cochons les enfants
qui écoutent la musique. Les mosquées salafistes devraient être fermées comme
ce fut le cas en Tunisie après les attentats de Sousse. Il faut renforcer la
surveillance de l'islam de France. Il s'agit de mesures immédiates pour sauver les
corps.
Depuis
Charlie, sommes-nous retombés dans le déni?
Deux
courants contraires s'affrontent. D'un côté, la lucidité présente jusqu'au
sommet de l'État. J'ai en tête le très beau discours de Manuel Valls à
l'Assemblée au mois de janvier dans lequel il a dénoncé l'islamo-fascisme. Mais
l'esprit humain est fait de telle sorte qu'il cherche toujours à exonérer
l'horreur. C'est ainsi que des intellectuels comme Edwy Plenel et Emmanuel Todd
nous ont expliqué que nous payions nos propres fautes. Bref, les victimes
seraient coupables et les tueurs désespérés. La culture de l'excuse est à son
comble. C'est la même qui s'applique à la guerre des poignards en Israël,
justifiée par le désespoir des Palestiniens. Au moins les attentats de janvier
avaient-ils un semblant de connexion rationnelle. Il fallait éliminer ceux qui
avaient ridiculisé le prophète. Cette fois, il n'y a pas de symbole. La faute
des gens du Bataclan, c'est d'exister. C'est notre civilisation, ouverte,
tolérante et libérale que les kamikazes veulent détruire. Trop souvent, hélas,
avec la bénédiction de l'ultragauche.
Propos
recueillis par Vincent Tremolet de Villers
Le
Figaro, 14 novembre 2015