L'ONU est un lieu où souffle l'esprit du temps. Parfois. Le théâtre qui s'y joue passe pour être formel : rôles distribués à l'avance, dernier acte sans surprise. Une comédie politico-diplomatique de pure façade ? Il faut regarder de plus près.
La pièce qui s'est donnée le 5 octobre à New York, au Conseil de sécurité des Nations unies, est importante. Elle va bien au-delà de son objet immédiat, la Syrie, elle annonce le monde de demain. Elle dessine les contours d'une scène internationale dominée par les nouveaux puissants : les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et quelques autres, membres du même club (Indonésie, Afrique du Sud, notamment).
Elle signe le recul de l'Ouest - des Etats-Unis et de l'Europe. C'est une date qui comptera. Elle porte un coup de plus à l'idée d'"ingérence" humanitaire. Elle marque le retour à un ordre international fondé sur la souveraineté absolue des Etats. Plus que jamais, charbonnier est maître tout puissant à l'intérieur de ses frontières. On peut le regretter, il faut le savoir : le XXIe siècle s'annonce très peu "droits de l'hommiste".
Ce jour-là, autour de la table ronde du Conseil, on discute d'un projet de résolution bien timide sur la Syrie. Au septième mois d'une révolte populaire contre le régime de Damas, réprimée par le meurtre, la torture, les emprisonnements de masse, les Européens suggèrent le minimum : une condamnation de la répression, assortie d'éventuelles sanctions. Ils se heurtent à un double veto, celui de la Chine et de la Russie qui reçoivent l'appui de beaucoup d'autres pays du "Sud" - l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil.
Les puissances émergentes, celles qui vont façonner l'époque, sont unanimes. Pas question d'une intrusion dans les affaires de la Syrie. Le principe du respect de la souveraineté nationale est érigé en mur d'enceinte aux frontières syriennes.
Tant pis pour les 2 900 manifestants tombés sous les balles des troupes de Bachar Al-Assad ; tant pis pour les corps démembrés, brûlés, marqués à vie de ceux qu'on torture dans les geôles du pays ; tant pis pour les dizaines de milliers d'emprisonnés dans les stades, les casernes et autres lieux de détention de masse.
L'ONU, seule organisation dépositaire de la légitimité internationale, non seulement n'agira pas, mais elle n'a rien à dire sur le sujet, rien à consigner au titre de la seule réprobation morale. Silence. L'ONU reflète l'air du temps.
Les uns et les autres ont leurs raisons. Celles de la Russie sont connues. Sentimentales ou nostalgiques : le régime de Damas est l'archétype de ces alliés que l'URSS entretenait dans sa zone d'influence - Etat fort, hauts cadres militaires formés à Moscou, économie centralisée. Il est aussi le dernier, l'ultime bastion d'une présence russe aujourd'hui sur le recul au Proche-Orient.
Moscou entretient un commerce extérieur important avec la Syrie, marché de plusieurs milliards de dollars pour les vendeurs d'armes russes, notamment. A Tartous l'élégante, port en eau profonde, la marine militaire russe dispose de son unique base en Méditerranée. Directeur de l'Institut d'analyses politiques et militaires à Moscou, Alexandre Sharavin confie à l'agence russe Tass : "Le départ d'Assad nous poserait de sérieux problèmes" (cité par l'International Herald Tribune).
Traditionnellement, la Chine suit la position de la Russie au Conseil de sécurité. Elle aurait pu s'abstenir, le "niet" russe suffisait à tuer le texte européen. Elle a mis son veto. Sa motivation est politique. Depuis le début du "printemps arabe", Pékin est sur ses gardes.
Le Parti communiste chinois a peur de la contagion. Il a réagi - irrationnellement, disent certains - aux événements de Tunisie et d'Egypte en lançant une vaste campagne de répression préventive dans les milieux intellectuels et potentiellement dissidents : arrestations d'avocats, de défenseurs des droits de l'homme, d'artistes.
Moscou et Pékin peuvent aussi penser que Bachar Al-Assad va "tenir". L'armée syrienne semble lui rester fidèle, majoritairement ; l'Iran lui dispense son appui financier ; la chute du clan au pouvoir à Damas inquiète nombre de voisins, à commencer par Israël, qui redoutent un effet de déstabilisation régionale.
Mais il y a plus. L'unanimité des puissances émergentes à protéger la Syrie relève d'un profond réflexe de défiance à l'égard du monde occidental et de ce qu'il représente. Le précédent libyen a compté. Chinois, Russes et autres ont le sentiment d'avoir été trompés.
A la mi-mars, Américains et Européens ont mis en avant la doctrine onusienne dite de la "responsabilité de protéger" les populations civiles : si ce devoir-là n'est pas rempli par un gouvernement à l'égard de ses ressortissants, alors la communauté internationale - l'ONU - a le droit de s'en mêler.
Sur cette base, Moscou et Pékin ne se sont pas opposés au vote d'une résolution autorisant l'emploi de la force pour établir une zone d'exclusion aérienne dans le ciel libyen. Il s'agissait d'empêcher le régime de Tripoli de tirer à l'arme lourde sur les manifestants du "printemps libyen". Les BRICS imaginaient une intervention limitée, pas cette campagne militaire américano-européenne menée de concert avec l'opposition libyenne pour obtenir un "changement de régime" à Tripoli.
"Changement de régime" : dans l'univers politique des BRIC, l'expression est honnie, elle désigne le diable. Elle renvoie au désastre américain en Irak. Elle est synonyme d'une volonté occidentale de rétablir par la force un ordre postcolonial. Elle convoque des images d'expéditions impérialistes à des fins pétrolières. Elle appartient au monde d'hier, celui que dominaient les Etats-Unis et l'Europe, pas à celui de demain, que les BRICS entendent bien marquer de leur empreinte.
Sans doute y a-t-il une part d'hypocrisie dans ce discours. Mais on se tromperait en n'y voyant que cela.
Alain Frachon (Chronique "International")
Le Monde, le 20 octobre 2011
Nota de Jean Corcos :
Je tenais à vous faire partager cet excellent article d'Alain Frachon, directeur éditorial au journal "Le Monde" et référent pour la politique internationale. Plus je lis ses écrits et plus je l'entends, parfois, sur des plateaux de télévision ou de radios, plus je me dis que ses analyses tranchent avec la ligne éditoriale du journal ... Celle-ci - forçons un peu le trait - m'a toujours semblé se réjouir du recul de l'Occident, critiquer ses leaders quand ils montraient les dents, hier face à l'URSS et aujourd'hui face à l'islam radical. En gros, le "monde nouveau" qui s'installe sous nos yeux, avec la montée en puissance des "émergents" dont les plus grandes puissances constituent les "BRICS", est généralement présenté dans les colonnes du journal comme un évènement qu'il n'y a pas lieu de déplorer. Or voici qu'Alain Frachon, à propos de l'impunité syrienne à l'ONU, vient dénoncer ces nouveaux maitres du jeu qui, clairement, s'assoient sur les droits de l'Homme. Les choses n'étant jamais simples, les "BRICS" regroupent une puissance totalitaire - la Chine -, une puissance quasi-maffieuse - la Russie -, une démocratie, l'Inde - qui n'est pas définitivement acquise au camp occidental, comme on le voit. Mais aussi le Brésil, couvert de louanges par nos grands médias et dont il faut dire que la diplomatie, chaleureuse envers des pays comme l'Iran ou comme la Syrie, inspire un véritable dégoût.