Les lecteurs de ce blog, les auditeurs de mon émission comme les nombreux amis tunisiens que j’ai pu connaître au fil des années, savent que j’ai toujours eu à cœur de souligner les avancées de leur pays, qui apparaît à bien des égards comme un des pays arabes les plus ancrés dans la modernité : condition féminine, progrès économiques, refus des sirènes pan arabistes, puis islamistes, ouverture sur l’Occident et le reste du Monde, la petite Tunisie est un exemple - surtout par rapport à ses voisins directs, mais cela est une autre histoire ...
La question des relations avec Israël est l’exception qui confirme la règle, et j’ai déjà évoqué - voir sur ce lien - combien ce sujet faisait débat dans le pays, entre les « réalistes » (même dans le fond hostiles à l’existence d’un pays juif au Moyen-Orient, mais l’acceptant faute de mieux), et les plus farouches défenseurs du nationalisme arabe souhaitant ouvertement sa disparition, toujours au nom de « la défense des Palestiniens opprimés », mais totalement indifférents à d’autres oppressions ou à ce que serait le malheur de cinq millions d’Israéliens après la destruction de leur pays. Il y a des Tunisiens qui n’ont pas peur d’exprimer publiquement le souhait d’une normalisation, et les lecteurs du blog auront ainsi successivement découvert les prises de position de Souhail Ftouh et d’Adnen Hasnaoui. A noter que ce souhait est en cohérence avec la ligne officielle de la diplomatie tunisienne, qui a déjà établi des relations diplomatiques « de bas niveau » avec Israël entre 1996 et 2000, et qui serait prête à les reprendre après la conclusion de la Paix. Une position qui a été confirmée à l'occasion de la récente guerre entre Israël et le Hamas, où la Tunisie (comme l’Égypte, l'Arabie Saoudite et l'Autorité Palestinienne) a refusé de participer à un sommet arabe à Doha dont les invités vedettes étaient Khaled Meshaal et son sponsor Mahmoud Ahmadinejad !
On n’en est donc que plus surpris et déçu en découvrant le concert de louanges qui a salué à Tunis la disparition de Georges Adda, lui-même Tunisien juif, ancien responsable du Parti Communiste local et disparu fin septembre l'année dernière.
Quelques mots de présentation, à partir des biographies que l’on peut trouver sur Wikipedia :
Georges Adda était né en 1916. Il a fait partie de cette génération de Juifs qui, en Tunisie ou ailleurs, ont vécu le triomphe du communisme en URSS puis dans une partie du monde comme l’annonce de temps messianiques, enkystant ensuite cet idéal de jeunesse au plus profond de leur être, malgré l’Histoire et ses démentis sanglants. A cet idéal s’en ajoutait un autre et que l’on peut respecter, celui d’un Tunisien révolté par l’injustice coloniale et engagé pour libérer son pays : il a payé cet engagement de plusieurs années de prison, et il est naturel que ses compatriotes lui en aient été reconnaissants. L’écrasante majorité de la communauté juive du Pays a, elle, suivi d’autres voies qui l’ont conduite en gros pour moitié en France et pour l’autre en Israël ; et Souhail Ftouh a donné un remarquable historique de son glissement progressif vers le déracinement, au cours des décennies du Protectorat : j’invite les lecteurs à lire la série de ses articles en archives, à partir du 17 juin 2008.
Mais revenons à Georges Adda : avec un minimum d’ouverture d’esprit, on peut parfaitement comprendre qu’il ait refoulé totalement la part juive de son identité ; le fait de s’être senti d’abord tunisien n’était ni méprisable, ni discutable et il a d’ailleurs été le choix de la petite minorité qui y est restée. Mais les autres citoyens tunisiens juifs n’ont pas - dans leur écrasante majorité - exprimé des sentiments hostiles à Israël ou « aux Sionistes », bref à cette autre écrasante majorité du peuple juif ! Georges Adda, lui, a profité de sa notoriété locale pour publier de nombreux articles incendiaires où il réclamait la « libération totale de la Palestine ». Se présentant comme un « juif tunisien antisioniste », il a été salué comme tel après son décès dans la presse locale, ainsi dans la revue économique "Businessnews". Pire encore, ont été reproduits aussi à cette occasion des articles de lui, où était purement et simplement niée l’existence du peuple juif.
Son fils, Serge Adda (lire sa biographie toujours sur Wikipedia) partageait la même aversion du Sionisme, et les mêmes convictions « progressistes » avant de rallier le régime tunisien, de faire une brillante carrière à la télévision ayant même pris une dimension internationale avec la direction de TV 5 Monde, jusqu’à sa mort prématurée en 2004. Ainsi, Georges Adda qui eut une vie très longue, connut le pire des malheurs avant de disparaître, et de voir disparaître avant lui bien de ses idéaux : seul resta, étrangement, cette rage contre l’indépendance hébraïque retrouvée.
Il est d’usage, dans la tradition juive, de ne pas insulter les personnes qui viennent de disparaître, et à nouveau ce n’est pas sa fidélité à la Tunisie qui interpelle dans son cas, ni même ses convictions antisionistes : non, ce qui me choque personnellement, ce sont ces éloges adressés à un « bon juif », considéré comme tel justement parce qu’il avait rejeté sa part juive en lui. Et ces éloges résonnent tristement, et font sérieusement douter d’une normalisation proche entre la Tunisie et Israël.
Jean Corcos