Introduction :Quelques mots d’introduction pour ce nouveau et remarquable article de ma correspondante à Jérusalem, Isabelle-Yaël Rose. Il est tout à fait dans la note du livre d’Hervé élie Bokobza dont je vous reparlais hier, et il est inspiré par le même souffle, à la fois traditionnellement juif dans l’inspiration et un peu révolutionnaire dans la dénonciation des « vaches sacrées » ... des vaches qui s’appellent aujourd’hui sacralité de la terre d’Israël, dont on n’aurait pas le droit de rendre un millimètre. « La question de la terre, et même de Jérusalem, est une question politique, nationale, historique - et non pas sacrée. Le sacré est dans le lien qui unit les hommes entre eux, et les hommes à Dieu », écrit fort justement Isabelle-Yaël. Un utile rappel, qui va faire grincer des dents chez une partie de mon lectorat juif ... bonne lecture !
J.C
Le calendrier liturgique juif est organisé autour de trois « fêtes » centrales qui sont l'occasion d'un pèlerinage à Jérusalem : Pessah, Souccot, Shavouot. La terre, et l'attachement à la terre, est comme le fil conducteur qui permet de traverser historiquement et spirituellement le calendrier qui se déroule à deux niveaux : l'espace et le temps. Tout commence en effet avec la célèbre sortie d’Égypte, sans conteste le moment fondateur du peuple juif, qui est également rappelé à chaque Shabbat, ce jour de la liberté. Souccot rappelle les pérégrinations d'Israël, placé sous la providence directe de l’Éternel, tandis que Shavouot, la fête des semaines, est centrée sur la terre. En suivant le fil de ces trois moments, on part donc d’Égypte - c'est le moment spirituel de la libération - pour arriver progressivement au Sinaï, qui marque le moment de l'accomplissement de la promesse de libération. On voit ainsi qu'il y a un lien intrinsèque entre la terre et la liberté, la terre et la libération. Tout semble même indiquer qu'il n'est point de liberté sans terre - sans indépendance nationale, pour utiliser un vocabulaire moderne.
Il est pourtant une chose remarquable dans le Judaïsme : si cette religion est rythmée par de nombreuses fêtes célébrant chacune les grands moments historiques du peuple juif - mais aussi des moments qui pourraient sembler plus mineurs - il n'existe aucune fête célébrant l'entrée du peuple dans la terre promise. Au vu de l'importance de la terre, tant désirée, on aurait pu s'attendre à ce qu'après 40 ans d'errance et de dangers, d'insécurité, de doutes, de misères, le peuple d'Israël aurait du sans aucun doute marquer ce moment capital, ce tournant dans son histoire, par une fête, un pèlerinage à Jérusalem. Mais cette fête n'existe tout simplement pas. Il est également un autre paradoxe qui ne manque pas d'attirer l'attention sur ce moment de notre histoire : Moshé, le grand prophète, acteur fondateur et nécessaire de cette histoire, non seulement n'entre pas en Israël, qu'il contemplera des pleines de Moab, mais sa tombe nous a été dérobée, interdisant tout pèlerinage, comme si pour toujours Moshé avait été soustrait non seulement à son peuple mais aussi à sa terre. Il est sans doute téméraire pour un profane, totalement étranger à la Mishna et à la Guémara, d'oser s'arrêter sur ces paradoxes. Pour tenter de saisir le rapport entre la liberté et la terre, le sens de cette promesse faite par Dieu à son peuple Israël, dans le but d'essayer de comprendre où cette promesse avait résolu de conduire Israël. Mais parce que le Judaïsme est la religion de la liberté, et qu'une vie d'homme - et de Juif - n'a aucune valeur si elle n'est point libre, c'est à dire accompagnée de la témérité qui accompagne comme son ombre tout exercice de la pensée, il nous suffira d'être humain et juif pour nous autoriser à penser. Et que d'autres, plus savants, prennent la peine de nous corriger.
Le moment de l’Égypte est défini dans la tradition comme moment de l'esclavage, de l'aliénation. La notion d'esclavage peut se comprendre à plusieurs niveaux : au niveau social, politique, et spirituel. Le premier se reconnaît par l'absence de ce que nous appelons maintenant des « droits sociaux ». Le second, par l'aliénation à un pouvoir et à des institutions étrangers. En sortant d’Égypte, le peuple juif va accéder à la liberté sociale et politique : d'une part, la Torah énonce un grand nombre de « lois sociales » qui régulent les rapports entre les hommes à tous les niveaux - homme/femme ; homme/enfant ; travailleur/employeur, etc. D'autre part, une organisation du pouvoir va progressivement se mettre en place tout au cours de l'histoire, jusqu'à prendre sa forme définitive à la période des rois. Ce n'est pas sans raison que la tradition a pu affirmer qu'il y avait une « constitution » dans la Torah. Si l'on regarde les niveaux politique et social, la liberté est inséparable de la terre, parce qu'elle a besoin pour exister d'une « indépendance nationale ». Pour reprendre la fameuse formule de Rousseau, un peuple est libre quand il se prescrit ses lois à lui même, ce qui signifie à l'inverse que quand un peuple reçoit ses lois d'un peuple étranger, il n'est pas libre. Le peuple juif ne pouvait donc devenir un peuple libre que dans son pays, où il pourrait vivre selon les lois qu'il se prescrit - d'après la formule moderne. Et pour pouvoir réaliser cette libération politique et sociale, le peuple juif avait donc nécessairement besoin de sa terre. C'est de cette manière qu'il faut comprendre le projet de Herzl, qui écrit et pense à la période qui voit la naissance des « nationalismes » : Herzl veut un État juif où ce sont les Juifs qui font les lois qui détermineront la vie des Juifs, mais aussi de tous ceux qui vivront dans l’État juif [1], de la même manière que la France est le pays des Français où ce sont les Français qui prennent les décisions qui engageront le sort de tous les Français.
Est-ce à dire que les Hébreux sont sortis d’Égypte pour réaliser une seule indépendance nationale et politique ? La tradition reconnaît un troisième niveau à la notion d'esclavage : le niveau spirituel, identitaire. A ce niveau, on parle d'esclavage quand un peuple est contraint - ou se soumet - à des valeurs qui ne sont pas les siennes, c'est à dire qui n'appartiennent ni à son histoire ni à son identité. En langage biblique, un peuple est esclave quand il sert des idoles. Il est remarquable que dans la Bible, les idoles ont toujours été représentées par des divinités agraires. La sortie d’Égypte est donc une sortie de l'idolâtrie, qui va permettre aux Juifs non seulement de se débarrasser du polythéisme, mais aussi des divinités nationales et agraires. Le Dieu de Moshé est un Dieu spirituel et universel qui réclame le service du cœur. Plus formidable encore : il est un Dieu qui n'est pas attaché à une terre et qui va donner ses lois à son peuple dans le désert, montrant ainsi qu'Il peut être servi partout. Et c'est en le servant, de « toutes ses forces et de tout son cœur », que l'homme, et le peuple, parviennent à la libération. En continuant à Le servir au cours de ses pérégrinations dans le temps et dans l'espace, le peuple juif aura suivi la plus grande instruction.
On peut alors comprendre d'une autre manière, complémentaire des autres, la raison pour laquelle Moshé n'est pas entré en Israël. La raison pour laquelle nous ne connaissons pas le lieu de sa tombe. On peut alors comprendre, également, ce fait étrange : pourquoi il n'y a pas de fête qui célèbre l'entrée en Israël. Dieu a donné la Torah et la terre aux Juifs pour qu'ils soient libres - spirituellement libres. Moshé, parce qu'il était saint, c'est-à-dire humble, soumis à Dieu, et donc libéré, avait déjà accompli la promesse : il n'avait pas besoin de prendre possession de la terre. Dans cette perspective, la terre n'est pas une fin en soi : elle est l'instrument que Dieu utilise pour permettre aux hommes d'être libres, c'est à dire de le servir. C'est pourquoi le thème central de la fête de Shavouot, qui emprunte des thèmes agraires, n'est pas la terre, l'amour de la terre, ni même l'amour de Jérusalem, mais le don de la Torah qui n'a pas eu lieu en Israël : dans le plan de Dieu, la Torah et le peuple d'Israël sont le projet central, pas la terre d'Israël.
Faisons un dernier pas avec le fameux épisode du veau d'or, traditionnellement interprété comme « péché de l'argent ». Le veau - ou les vaches - étaient des divinités agraires dans l’Égypte des Pharaons. Or, au moment où Moshé est en train de recevoir la Torah, le peuple se prosterne devant une divinité nationale qui représente la terre. Dit autrement : le peuple, contrairement à Moshé, préfère la terre à la Torah et c'est précisément à cause de ce péché qu'il sera privé de terre pendant 40 ans. La fin de Moshé, tragique, apparaît alors dans toute sa beauté : ayant choisi la Torah et son peuple plus que la terre, Dieu lui a donné de vivre selon la Torah et de servir son peuple pendant toute sa vie, et jusque dans sa mort, on peut voir le signe de ce choix primitif. Le cantique qu'il chante avant de mourir, loin de célébrer la beauté de la terre, comme cela pourrait sembler naturel, est entièrement consacré à Dieu et à Sa gloire. De son côté, le peuple d'Israël, qui a été puni de son péché par 40 ans d'errance, non seulement ne va pas emporter avec lui la dépouille du prophète pour l'enterrer en Israël - ce qu'il aurait du faire logiquement - mais ne va pas non plus célébrer son entrée en Israël. L'absence de célébration de ce moment important est comme le fossile de cette faute originelle que le peuple et les sages de la Torah ont tenté d'effacer (un retour sur le sens de la fête de Souccot réclamerait à lui seul une page entière).
Pour finir, rappelons que le kidouch de Shabbat, jour de la liberté et de la sainteté, célèbre la sortie d’Égypte et non l'entrée en Israël, comme pour indiquer que l'essence de la sainteté et de la liberté, pour un Juif, réside dans l'abandon de toute idolâtrie.
Est-ce à dire qu'Israël n'a pas lieu d'être ? Certainement pas. Est-ce à dire que la terre doit être « bradée » ? Non plus. Cela signifie seulement deux choses : d'abord, que la question de la terre, et même de Jérusalem, est une question politique, nationale, historique - et non pas sacrée. Le sacré est dans le lien qui unit les hommes entre eux, et les hommes à Dieu (c'est ainsi que les rabbins divisent les lois de la Torah) - la terre n'est que le support qui doit permettre le perfectionnement de ce lien conformément aux lois de Dieu [2]. D'autre part, le but d'une vie véritablement juive est de devenir libre, c'est à dire de se débarrasser de l'idolâtrie. Dans cette perspective, un amour de la terre qui se développerait au détriment de l'amour de la Torah, du peuple Israël, de l'humanité, est une idolâtrie qui rate et pervertit le don de la terre que Dieu a fait à Israël.
Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem
[1] Les journalistes font souvent référence, à propos d'Herzl, à la notion d’État ou de pays des Juifs. Mais le titre en allemand de son œuvre fondatrice peut également être traduit par « l’État juif » que nous trouvons beaucoup plus cohérente avec le reste de son propos. En effet, parler d'un État des Juifs tend à définir Israël comme un pays dont la judéité dépend du seul fait qu'il est peuplé de Juifs. Indirectement, cela conduit à exclure tout non-juif : si Israël est le pays des Juifs, les non-juifs ne peuvent pas, par essence, appartenir à Israël. En revanche, si l'on traduit par « État juif », cela signifie que la judéité de l’État consiste dans les principes - politiques et spirituels - d'après lesquels il est régi, et non pas dans sa seule composition ethnique. Un État juif peut également inclure des non-juifs sans perdre pour autant sa judéité puisque celle-ci dépend non pas seulement de sa composition ethnique mais de ses valeurs. Cela ne signifie pas que la démographie est insignifiante - il est peu probable que des Arabes se donneront comme mission de sauvegarder les valeurs juives - cela signifie seulement que la démographie n'est pas suffisante pour garantir le caractère juif d'Israël.
[2] Les règles relatives à la Shmita appartiennent aux lois qui régissent le rapport de l'homme à Dieu, et non pas le rapport de l'homme à la terre. Ceci confirme le fait que seuls le rapport entre les hommes et entre les hommes et Dieu est sacré.
J.C
Le calendrier liturgique juif est organisé autour de trois « fêtes » centrales qui sont l'occasion d'un pèlerinage à Jérusalem : Pessah, Souccot, Shavouot. La terre, et l'attachement à la terre, est comme le fil conducteur qui permet de traverser historiquement et spirituellement le calendrier qui se déroule à deux niveaux : l'espace et le temps. Tout commence en effet avec la célèbre sortie d’Égypte, sans conteste le moment fondateur du peuple juif, qui est également rappelé à chaque Shabbat, ce jour de la liberté. Souccot rappelle les pérégrinations d'Israël, placé sous la providence directe de l’Éternel, tandis que Shavouot, la fête des semaines, est centrée sur la terre. En suivant le fil de ces trois moments, on part donc d’Égypte - c'est le moment spirituel de la libération - pour arriver progressivement au Sinaï, qui marque le moment de l'accomplissement de la promesse de libération. On voit ainsi qu'il y a un lien intrinsèque entre la terre et la liberté, la terre et la libération. Tout semble même indiquer qu'il n'est point de liberté sans terre - sans indépendance nationale, pour utiliser un vocabulaire moderne.
Il est pourtant une chose remarquable dans le Judaïsme : si cette religion est rythmée par de nombreuses fêtes célébrant chacune les grands moments historiques du peuple juif - mais aussi des moments qui pourraient sembler plus mineurs - il n'existe aucune fête célébrant l'entrée du peuple dans la terre promise. Au vu de l'importance de la terre, tant désirée, on aurait pu s'attendre à ce qu'après 40 ans d'errance et de dangers, d'insécurité, de doutes, de misères, le peuple d'Israël aurait du sans aucun doute marquer ce moment capital, ce tournant dans son histoire, par une fête, un pèlerinage à Jérusalem. Mais cette fête n'existe tout simplement pas. Il est également un autre paradoxe qui ne manque pas d'attirer l'attention sur ce moment de notre histoire : Moshé, le grand prophète, acteur fondateur et nécessaire de cette histoire, non seulement n'entre pas en Israël, qu'il contemplera des pleines de Moab, mais sa tombe nous a été dérobée, interdisant tout pèlerinage, comme si pour toujours Moshé avait été soustrait non seulement à son peuple mais aussi à sa terre. Il est sans doute téméraire pour un profane, totalement étranger à la Mishna et à la Guémara, d'oser s'arrêter sur ces paradoxes. Pour tenter de saisir le rapport entre la liberté et la terre, le sens de cette promesse faite par Dieu à son peuple Israël, dans le but d'essayer de comprendre où cette promesse avait résolu de conduire Israël. Mais parce que le Judaïsme est la religion de la liberté, et qu'une vie d'homme - et de Juif - n'a aucune valeur si elle n'est point libre, c'est à dire accompagnée de la témérité qui accompagne comme son ombre tout exercice de la pensée, il nous suffira d'être humain et juif pour nous autoriser à penser. Et que d'autres, plus savants, prennent la peine de nous corriger.
Le moment de l’Égypte est défini dans la tradition comme moment de l'esclavage, de l'aliénation. La notion d'esclavage peut se comprendre à plusieurs niveaux : au niveau social, politique, et spirituel. Le premier se reconnaît par l'absence de ce que nous appelons maintenant des « droits sociaux ». Le second, par l'aliénation à un pouvoir et à des institutions étrangers. En sortant d’Égypte, le peuple juif va accéder à la liberté sociale et politique : d'une part, la Torah énonce un grand nombre de « lois sociales » qui régulent les rapports entre les hommes à tous les niveaux - homme/femme ; homme/enfant ; travailleur/employeur, etc. D'autre part, une organisation du pouvoir va progressivement se mettre en place tout au cours de l'histoire, jusqu'à prendre sa forme définitive à la période des rois. Ce n'est pas sans raison que la tradition a pu affirmer qu'il y avait une « constitution » dans la Torah. Si l'on regarde les niveaux politique et social, la liberté est inséparable de la terre, parce qu'elle a besoin pour exister d'une « indépendance nationale ». Pour reprendre la fameuse formule de Rousseau, un peuple est libre quand il se prescrit ses lois à lui même, ce qui signifie à l'inverse que quand un peuple reçoit ses lois d'un peuple étranger, il n'est pas libre. Le peuple juif ne pouvait donc devenir un peuple libre que dans son pays, où il pourrait vivre selon les lois qu'il se prescrit - d'après la formule moderne. Et pour pouvoir réaliser cette libération politique et sociale, le peuple juif avait donc nécessairement besoin de sa terre. C'est de cette manière qu'il faut comprendre le projet de Herzl, qui écrit et pense à la période qui voit la naissance des « nationalismes » : Herzl veut un État juif où ce sont les Juifs qui font les lois qui détermineront la vie des Juifs, mais aussi de tous ceux qui vivront dans l’État juif [1], de la même manière que la France est le pays des Français où ce sont les Français qui prennent les décisions qui engageront le sort de tous les Français.
Est-ce à dire que les Hébreux sont sortis d’Égypte pour réaliser une seule indépendance nationale et politique ? La tradition reconnaît un troisième niveau à la notion d'esclavage : le niveau spirituel, identitaire. A ce niveau, on parle d'esclavage quand un peuple est contraint - ou se soumet - à des valeurs qui ne sont pas les siennes, c'est à dire qui n'appartiennent ni à son histoire ni à son identité. En langage biblique, un peuple est esclave quand il sert des idoles. Il est remarquable que dans la Bible, les idoles ont toujours été représentées par des divinités agraires. La sortie d’Égypte est donc une sortie de l'idolâtrie, qui va permettre aux Juifs non seulement de se débarrasser du polythéisme, mais aussi des divinités nationales et agraires. Le Dieu de Moshé est un Dieu spirituel et universel qui réclame le service du cœur. Plus formidable encore : il est un Dieu qui n'est pas attaché à une terre et qui va donner ses lois à son peuple dans le désert, montrant ainsi qu'Il peut être servi partout. Et c'est en le servant, de « toutes ses forces et de tout son cœur », que l'homme, et le peuple, parviennent à la libération. En continuant à Le servir au cours de ses pérégrinations dans le temps et dans l'espace, le peuple juif aura suivi la plus grande instruction.
On peut alors comprendre d'une autre manière, complémentaire des autres, la raison pour laquelle Moshé n'est pas entré en Israël. La raison pour laquelle nous ne connaissons pas le lieu de sa tombe. On peut alors comprendre, également, ce fait étrange : pourquoi il n'y a pas de fête qui célèbre l'entrée en Israël. Dieu a donné la Torah et la terre aux Juifs pour qu'ils soient libres - spirituellement libres. Moshé, parce qu'il était saint, c'est-à-dire humble, soumis à Dieu, et donc libéré, avait déjà accompli la promesse : il n'avait pas besoin de prendre possession de la terre. Dans cette perspective, la terre n'est pas une fin en soi : elle est l'instrument que Dieu utilise pour permettre aux hommes d'être libres, c'est à dire de le servir. C'est pourquoi le thème central de la fête de Shavouot, qui emprunte des thèmes agraires, n'est pas la terre, l'amour de la terre, ni même l'amour de Jérusalem, mais le don de la Torah qui n'a pas eu lieu en Israël : dans le plan de Dieu, la Torah et le peuple d'Israël sont le projet central, pas la terre d'Israël.
Faisons un dernier pas avec le fameux épisode du veau d'or, traditionnellement interprété comme « péché de l'argent ». Le veau - ou les vaches - étaient des divinités agraires dans l’Égypte des Pharaons. Or, au moment où Moshé est en train de recevoir la Torah, le peuple se prosterne devant une divinité nationale qui représente la terre. Dit autrement : le peuple, contrairement à Moshé, préfère la terre à la Torah et c'est précisément à cause de ce péché qu'il sera privé de terre pendant 40 ans. La fin de Moshé, tragique, apparaît alors dans toute sa beauté : ayant choisi la Torah et son peuple plus que la terre, Dieu lui a donné de vivre selon la Torah et de servir son peuple pendant toute sa vie, et jusque dans sa mort, on peut voir le signe de ce choix primitif. Le cantique qu'il chante avant de mourir, loin de célébrer la beauté de la terre, comme cela pourrait sembler naturel, est entièrement consacré à Dieu et à Sa gloire. De son côté, le peuple d'Israël, qui a été puni de son péché par 40 ans d'errance, non seulement ne va pas emporter avec lui la dépouille du prophète pour l'enterrer en Israël - ce qu'il aurait du faire logiquement - mais ne va pas non plus célébrer son entrée en Israël. L'absence de célébration de ce moment important est comme le fossile de cette faute originelle que le peuple et les sages de la Torah ont tenté d'effacer (un retour sur le sens de la fête de Souccot réclamerait à lui seul une page entière).
Pour finir, rappelons que le kidouch de Shabbat, jour de la liberté et de la sainteté, célèbre la sortie d’Égypte et non l'entrée en Israël, comme pour indiquer que l'essence de la sainteté et de la liberté, pour un Juif, réside dans l'abandon de toute idolâtrie.
Est-ce à dire qu'Israël n'a pas lieu d'être ? Certainement pas. Est-ce à dire que la terre doit être « bradée » ? Non plus. Cela signifie seulement deux choses : d'abord, que la question de la terre, et même de Jérusalem, est une question politique, nationale, historique - et non pas sacrée. Le sacré est dans le lien qui unit les hommes entre eux, et les hommes à Dieu (c'est ainsi que les rabbins divisent les lois de la Torah) - la terre n'est que le support qui doit permettre le perfectionnement de ce lien conformément aux lois de Dieu [2]. D'autre part, le but d'une vie véritablement juive est de devenir libre, c'est à dire de se débarrasser de l'idolâtrie. Dans cette perspective, un amour de la terre qui se développerait au détriment de l'amour de la Torah, du peuple Israël, de l'humanité, est une idolâtrie qui rate et pervertit le don de la terre que Dieu a fait à Israël.
Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem
[1] Les journalistes font souvent référence, à propos d'Herzl, à la notion d’État ou de pays des Juifs. Mais le titre en allemand de son œuvre fondatrice peut également être traduit par « l’État juif » que nous trouvons beaucoup plus cohérente avec le reste de son propos. En effet, parler d'un État des Juifs tend à définir Israël comme un pays dont la judéité dépend du seul fait qu'il est peuplé de Juifs. Indirectement, cela conduit à exclure tout non-juif : si Israël est le pays des Juifs, les non-juifs ne peuvent pas, par essence, appartenir à Israël. En revanche, si l'on traduit par « État juif », cela signifie que la judéité de l’État consiste dans les principes - politiques et spirituels - d'après lesquels il est régi, et non pas dans sa seule composition ethnique. Un État juif peut également inclure des non-juifs sans perdre pour autant sa judéité puisque celle-ci dépend non pas seulement de sa composition ethnique mais de ses valeurs. Cela ne signifie pas que la démographie est insignifiante - il est peu probable que des Arabes se donneront comme mission de sauvegarder les valeurs juives - cela signifie seulement que la démographie n'est pas suffisante pour garantir le caractère juif d'Israël.
[2] Les règles relatives à la Shmita appartiennent aux lois qui régissent le rapport de l'homme à Dieu, et non pas le rapport de l'homme à la terre. Ceci confirme le fait que seuls le rapport entre les hommes et entre les hommes et Dieu est sacré.