Rifaat al-Assad
Détournements de fonds publics,
fraude fiscale, travail clandestin et blanchiment du tout…
C’est la liste des délits reprochés à Rifaat al-Assad, qui a
accumulé un patrimoine immobilier astronomique dans le monde.
Affaires de biens mal acquis, variante
proche-orientale. Il est ici question de Rifaat al-Assad, frère de l’ancien
taulier du régime syrien, Hafez, et oncle de l’actuel potentat local, Bachar.
Depuis un quart de siècle, il prospère à l’étranger dans l’espoir chimérique
d’un retour au pays en grande pompe. Le réquisitoire signifié en mars par le
Parquet national financier (PNF), prélude à un procès grand spectacle
devant la justice française, lui reproche toute une série de délits plus
prosaïquement financiers : détournements de fonds publics, fraude fiscale,
travail clandestin et blanchiment du tout.
Le patrimoine immobilier accumulé à l’étranger par
Rifaat al-Assad a de quoi affoler les compteurs : 100 millions
d’euros en France, 600 millions en Espagne, et 40 petits millions au
Royaume-Uni, où il réside officiellement. Sans préjudice de divers comptes
bancaires logés à Gibraltar, Nicosie ou autres paradis financiers. Le
milliard n’est pas loin, avec « un évident souci de dissimulation », souligne
l’accusation : un holding faîtier au Luxembourg, dispatchant diverses
propriétés immatriculées au Liechtenstein, au Panamá ou encore à Curaçao.
« Trésor »
Officiellement, il ne s’agirait que d’assurer le train
de vie de sa famille très nombreuse en exil (quatre épouses,
seize enfants), mais aussi quelques centaines de petites mains chargées de
tout et de rien : « Il y avait des militaires, des conseillers, des
médecins, des gardes, des jardiniers », a témoigné l’une d’entre elles.
Rifaat al-Assad avait quitté la Syrie une première fois en 1984, après
avoir tenté de prendre le trône de son frère, Hafez, alors malade. Avant de revenir
au pays, puis de le quitter pour de bon en 1998, quand son neveu, Bachar,
prendra définitivement la relève à sa place.
Deux anciens dignitaires du régime syrien ont donné
aux enquêteurs français leur explication sur l’origine possible des fonds. Moustapha
Tlass, ex-ministre de la Défense : « Ses gens à lui sortaient de la Syrie
des biens culturels vers le Liban, puis l’Europe et les Etats-Unis. » Pour
la fine bouche, il aurait aussi « fait du trafic de drogue, cocaïne et
héroïne ». Il y a aussi le témoignage d’Abdel Halim Khaddam, ex-ministre
des Affaires étrangères : « Il était connu pour le commerce des produits
interdits en Syrie. Tout ce qu’il a accumulé provient de ses activités
illégales et de la corruption. » Partie civile en sus de l’ONG Sherpa à la procédure
hexagonale, le citoyen syrien Mohammed Hamido lui reproche de surcroît d’avoir
emporté en son sous-sol particulier un « trésor remontant à l’époque romaine
». Et pour parfaire un peu plus le sombre tableau, l’accusation s’en remet
également à un ancien espion en chef du dictateur roumain Nicolae Ceausescu,
selon lequel Rifaat aurait été un « agent de renseignement agissant en
contrepartie de fortes sommes d’argent ». N’en jetez plus.
En défense, Rifaat al-Assad dénonce des « accusations
calomnieuses proférées par des opposants historiques » et se justifie de
largesses « régulières, massives et continues » du prince puis roi
d’Arabie Saoudite Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud. Pour preuve, quelques
donations financières ou immobilières, mais qui peinent à culminer jusqu’à
75 millions d’euros. « Très insuffisant pour convaincre du financement
régulier du patrimoine accumulé », pointe benoîtement le réquisitoire du
PNF. « Inversion arithmétique de la charge de la preuve », dénoncent en
retour les nombreux avocats de la défense, Mes Grundler, Haïk
et Cornut-Gentille.
Mais le PNF tique aussi sur ce qu’il pressent être un
détournement de fonds publics : une subite inflation du budget de la présidence
syrienne, de 30 à 60 millions habituellement, passant
à 124 millions en 1984. Année de la première exfiltration de
Rifaat à l’étranger, Hafez, quoique malade, restant au pouvoir. Et d’une tout
aussi suspecte inflation d’importations libyennes, plus ou moins frelatées,
sous prétexte pétrolier, la même année. Soupçons « corroborés », estime
le parquet : bref, cette fois, c’est le régime syrien qui aurait engrossé
Rifaat al-Assad en direct ! Indignation de la défense : la tenue d’une élection
présidentielle à venir, la nécessité de changer l’approvisionnement énergétique
(de l’Iran à la Libye) justifieraient ces flux suspects. « Et la livre
syrienne n’était pas à l’époque convertible », que ce soit en euros ou en
dollars, insiste, à raison sur ce point, Me Grundler.
Pont aérien
Un tribunal correctionnel français en fera
prochainement son miel, nonobstant les bisbilles syrio-syriennes, en se
raccrochant à de plus prosaïques considérations bancaires. Au départ, un
factotum se rendait dans un coffre-fort dans les locaux parisiens de la Société
générale, pour y retirer 200 000 euros par mois - en liquide, comme si de
rien n’était - afin de payer les faux frais de la famille Al-Assad en exil. La
banque aura longtemps laissé faire (jusqu’en 2006), avant de mettre enfin
le holà. D’où un autre convoyage des fonds, de petites mains se dévouant pour
le « transport manuel de numéraires depuis Gibraltar », euphémise le
PNF. Un véritable pont aérien se met alors en place (pas plus de 9
500 euros par tête, pour éviter les saisies).
Laissons le dernier mot à Rajaa, première épouse de
Rifaat al-Assad : « Chez nous, les femmes ne s’occupent pas des hommes. »
Elle était pourtant présidente en titre du holding possédant les principaux
biens immobiliers de la famille Al-Assad en exil parisien : « Si je devais
signer des papiers, je le faisais. » Simple comme un coup de plume.
Du temps de sa splendeur, Rifaat al-Assad exposait
ceci, à l’occasion d’un congrès du parti Baas, au tournant des
années 80 : « Le chef désigne, le parti approuve et le peuple
applaudit. Ainsi fonctionne le socialisme en Union soviétique. Celui qui
n’applaudit pas va en Sibérie. Pour construire la paix et l’amour, nous sommes
prêts à engager cent batailles, à détruire mille citadelles et à sacrifier des
millions de martyrs. » Tout un programme qui aboutira finalement
en 1982, alors qu’Al-Assad était chargé de la formation
des militaires, au massacre de plusieurs milliers de Frères musulmans,
insurgés à l’époque contre le régime en place. Le temps passant, l’oncle
de Bachar al-Assad aura affiné son discours devant les enquêteurs français, au
risque de frôler l’imposture : « Je veux un peuple plutôt que
d’avoir une fortune. » Ou encore : « Tout l’argent
que je gagnais, je le donnais aux pauvres »
En toute fin de procédure hexagonale, lors de son
ultime audition en 2017, Rifaat al-Assad proclamait également : «
Si je pouvais donner tous mes biens à l’Etat français, je le ferais. Cela
commence à me poser un problème politique. […] Prenez tout, qu’on en finisse. » Cette
noble déclaration est contredite par des écoutes téléphoniques, où l’un de
ses gestionnaires de fortune lui faisait dire : « On vend tout et
on achète à Londres, [en] France faut plus rien avoir. » Dans
la dernière ligne droite de l’enquête pénale, sa défense fera état d’un
certificat médical pointant des « troubles de fonctions cognitives
et de mémoire » de Rifaat al-Assad, aujourd’hui âgé de
81 ans.
Renaud Lecadre,
Libération, le 2 avril 2019