L'islamologue Gilles Kepel
Introduction :
La sortie de l’ouvrage collectif « Le Coran des historiens » (Editions
du Cerf) fera date, car c’est une synthèse monumentale des connaissances sur le
livre saint de l’islam : plus de 2.000 pages, 30 experts, jamais un tel travail n’avait
pu être présenté au public. Le journal « Le Figaro » a proposé deux
articles, l’un de l’islamologue Gilles Kepel disant toute l’importance du
sujet, l’autre de présentation globale du livre. Le premier est repris ici, le
second sera publié dans deux jours.
J.C
Pour l’islamologue, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à
l’université Paris-Sciences-et-Lettres, seule une critique de la tradition
comme le propose le Coran des historiens peut permettre un
aggiornamento de l’islam.
Il y aura un avant et un après Coran des historiens. Ce texte
riche et intense prend à rebours ceux qui aujourd’hui promeuvent une lecture
littéraliste et figée du Coran, le transformant en une arme pour promouvoir la
régression intellectuelle et éthique dont le salafisme et son avatar djihadiste
sont l’expression.
Cette publication survient au moment
opportun : si le salafisme continue à nourrir les enclaves dans lesquelles
prospèrent les terroristes de demain, l’Arabie saoudite elle-même, qui a
répandu cette idéologie rigoriste et littéraliste depuis la victoire du pétrole
dans la guerre d’octobre 1973, s’en distance aujourd’hui. La baisse
tendancielle des prix du brut et la venue du prince héritier Mohammed Ben
Salmane au pouvoir à Riyad ont changé la donne: dans le royaume, la lecture
littéraliste du Coran est mise à distance et les fondamentalistes sont écartés
du premier cercle du pouvoir. Par ailleurs, je ne suis pas certain qu’il y a
vingt ans, on aurait porté autant d’intérêt à l’héritage d’une époque qui
précède Mahomet comme celle du site d’Al-Ula, présenté en ce moment à
l’Institut du monde arabe. En somme, nous sommes en train de comprendre le
contexte dans lequel le Coran est né, par la mise à jour d’une histoire
méconnue ou délaissée.
Or, pour les salafistes, il n’y a pas de
contexte. Ces zélotes d’aujourd’hui regardent les croyants des autres
monothéismes, chrétiens ou juifs, comme des musulmans qui s’ignorent, des
musulmans en chemin vers une sorte de «reconversion». Et les «infidèles» (les
laïcs, par exemple) et autres «apostats» (les chiites, les Alaouites, les
soufis) comme bons à passer au fil de l’épée… On l’a vu lorsque Daech, au nom
de cette lecture exclusiviste du texte, a massacré les malheureux Yézidis
en Irak. Pour eux, du reste, l’histoire est bonne à effacer, ce
n’est qu’une chronologie de la décadence si elle s’éloigne des injonctions du
dogme : tout ce qui n’est pas le texte dans sa version la plus littérale et
décontextualisée n’est que mécréance ou hérésie. Or, la réplique à ce coup de
force par la majorité des musulmans devenait de plus en plus difficile du fait
de l’ascendant des salafistes, des Frères musulmans et autres intégristes. Avec
ce Coran des historiens, il y a désormais l’équivalent de ce que
l’École biblique de Jérusalem a accompli pour la Bible. Cela devrait pouvoir
faciliter grandement une réflexion critique sur la tradition, qui permettra
certainement de procéder à l’aggiornamento que l’on a bien observé dans le
judaïsme et le christianisme, et dont le mouvement dans l’islam a été avorté
dans les années 1970. Et la critique de la tradition ne signifie pas
obligatoirement l’éloignement de la croyance: elle a engendré au contraire un
ressourcement plus intense de la spiritualité chez de nombreux juifs et
chrétiens d’aujourd’hui, qui vivent une relation apaisée avec le monde.
L’antidote aux slogans simplistes et
ravageurs
N’oublions pas que, dans les siècles qui
ont suivi l’hégire, le foisonnement intellectuel et religieux battait son
plein, dans une ambiance largement syncrétique. Avant que la « porte de
l’interprétation » (bab al-ijtihad) ne soit fermée brutalement par les oulémas
les plus conservateurs au Xe siècle, le texte coranique a été le vecteur des
interprétations les plus ouvertes ; et les savants, de l’Andalousie à la Perse,
alliaient la raison à la foi, abordaient la révélation à la lumière de la
réflexion et du discernement.
Bien sûr, le texte savant des historiens
qui ont conjugué leurs efforts dans ce volume ne se traduira pas directement
dans les enclaves salafistes qui ont été conquises sur la République, mais il
devrait féconder un mouvement d’idées qui constituera l’antidote aux slogans
simplistes et ravageurs et donner à beaucoup de croyants un outil de réflexion
pour les aider à affirmer une spiritualité rassérénée.
Dernier livre paru : Sortir du chaos. Les
crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Gallimard, 528 p., 22 €.
Guyonne de Montjou,
Le Figaro, 15 novembre 2019