Depuis le déclenchement, fin février, de la
protestation en Algérie, le concert d’instruments culinaires, comme les
casseroles ou les mortiers, s’est imposé comme une arme de mobilisation.
Le bruit devient assourdissant. D’une semaine sur
l’autre, la colère algéroise se fait plus sonore. Sous les cris des
manifestants qui scandent leur colère contre le général Ahmed Gaïd Salah, chef
d’état-major de l’armée et homme fort du pays, perce un concert de sons
étonnants. Ni klaxons, ni youyous habituels. Un véritable tintamarre de cuivre,
de fonte et d’inox.
Depuis quelques semaines en Algérie, les instruments
culinaires ont investi la rue, passés de la cuisine au cœur de la contestation
politique ! Les jours de mobilisation contre le régime, le bruit des
louches percutant les casseroles et des pilons frappant les mahras, ces
mortiers dont les Algériens se servent pour écraser les aliments, résonnent
désormais dans les rues de la capitale.
L’objectif est simple mais efficace : produire le
maximum de bruit. Comme à Béjaïa, en Kabylie, où, le soir du 17 octobre,
des manifestants ont frappé sur des casseroles pendant trente minutes devant
les locaux de l’administration de la ville. Selon Frédéric Vairel, professeur à
l’université d’Ottawa et spécialiste des mouvements sociaux, les manifestants
souhaitent se faire entendre de manière non violente, face à un pouvoir devenu « sourd »
à leurs revendications. Ils espèrent aussi que la centaine d’Algériens placés
en détention depuis l’été pour leurs opinions hostiles au régime pourront,
derrière les murs épais de leur cellule, entendre ce message de solidarité.
Une tradition remontant aux années
1960
L’idée n’est pas nouvelle. Au début des années 1960,
les Algériens indépendantistes jouaient, eux aussi, de cet instrument, rappelle
le professeur à l’université d’Ottawa, afin de protester contre la répression
violente orchestrée par les autorités françaises, dont ils étaient victimes. La
bataille autour de l’objet culinaire faisait rage à l’époque, puisque, dans le
camp adverse, les partisans de l’Organisation de l’armée secrète, une
organisation politico-militaire clandestine française hostile à l’indépendance
de l’Algérie, et une partie des pieds-noirs ont, eux aussi, empoigné le manche
de la casserole. En 1961, les Français installés en Algérie ont manifesté
bruyamment, depuis leur terrasse ou leur balcon, contre la politique
d’autodétermination voulue par le Général de Gaulle. « Cela a duré deux
heures sans une seconde d’interruption », décrit même, dans son
Journal 1955-1962 (Seuil, 1962), l’auteur algérien Mouloud Feraoun.
Il n’est pourtant pas certain que « ces
épisodes, vieux de près de soixante ans, soient parvenus à traverser les
générations et influencer les manifestants de 2019 », estime Benjamin
Stora, professeur à l’université Paris-XIII et spécialiste du Maghreb
contemporain. Insistant sur le côté « joyeux » et « pacifique »
de ces concerts, l’historien voit davantage dans cette forme de mobilisation
l’influence des supporteurs de football, habitués à taper sur des caisses
métalliques et des tambours dans les tribunes des stades.
« Le football et la politique sont deux univers
étroitement liés depuis longtemps en Algérie. Auparavant confinée dans les
stades, où les ultras des grands clubs du pays pouvaient s’exprimer à travers
des chants, comme La Casa Del
Mouradia, l’expression politique est désormais descendue dans la rue de
manière plus importante depuis le début du mouvement en février »,
explique M. Stora. « Dans un pays où les lieux de sociabilité, tels que
les salles de concert ou de théâtre, sont peu nombreux, manifester permet,
au-delà de la lutte contre le régime actuel, de faciliter les rencontres entre
des Algériens qui ne se connaissaient pas auparavant. » Une partie des
manifestants perpétuerait donc, selon le spécialiste, cette tradition « festive »
issue des tribunes en frappant sur des mortiers et des casseroles.
« Les casserolades se sont
aujourd’hui mondialisées »
Brandis à bout de bras par les contestataires, ces « objets
du quotidien », selon les mots d’Emmanuel Fureix, professeur en
histoire contemporaine à l’université Paris-Est-Créteil, sont devenus, au fil
du temps, de véritables outils d’opposition. Se rattachant auparavant à la
tradition médiévale du charivari, tapage organisé par des jeunes homme destiné
à humilier un veuf remarié avec une jeune fille du village, ou encore un mari
cocu, les « casserolades » ont peu à peu perdu leur fonction
de régulation du marché matrimonial au profit d’une utilité plus politique,
relève M. Fureix.
Les premiers à les mettre en pratique furent les
Français. Au début de la monarchie de Juillet, dans les années 1830, les
adversaires du régime de Louis-Philippe, à l’instar des républicains, ont
emprunté ce rituel pour signifier leur mécontentement et organiser une
véritable « campagne nationale de concerts de casseroles ».
Une idée toujours d’actualité, près de deux siècles plus tard…
« Cette petite innovation dans un halo de modes
d’actions, propre aux manifestations, tels que les sit-in ou les grèves
générales », selon
Frédéric Vairel, le professeur à l’université d’Ottawa, s’est très rapidement
diffusée grâce aux nouvelles technologies. « Les jeunes Algériens
utilisent beaucoup les réseaux sociaux et copient, un peu par mimétisme,
d’autres révoltes actuelles, comme celle de Hongkong », analyse M.
Stora. « Les casserolades se sont aujourd’hui mondialisées et sont
quasiment devenues un phénomène inscrit dans la culture politique, à droite et
à gauche. On les retrouve aussi bien en Islande, lors de la révolution de 2008,
en Espagne, chez les indépendantistes catalans, au Venezuela, parmi les
opposants à Nicolas Maduro, et en Algérie », ajoute M. Fureix.
Ces concerts inhabituels veulent se démarquer par leur
simplicité des regroupements plus traditionnels avec affiches, banderoles et
représentants de syndicats. Cette méthode de contestation peut séduire un
auditoire plus large. « Une casserole est un ustensile simple et
populaire que l’on possède à peu près tous dans sa cuisine. »
Cependant, « son utilisation peut être perçue par certains comme
délivrant un message moins clair ou moins explicite qu’un slogan »,
nuance M. Fureix. Reste à savoir si cette innovation, apparue il y a peu de
temps lors de la mobilisation algérienne, s’inscrira dans la continuité,
s’interroge M. Vairel.
Raphaël Dupen
Le Monde, 1er novembre 2019