EXCLUSIF - Pour la première fois au monde, 30 historiens des religions ont
analysé le texte sacré en le restituant dans son contexte historique. Le
Figaro Magazine révèle de larges extraits de ce Coran des
historiens (éditions du Cerf). Le Coran des historiens est
d’abord le fruit d’un travail scientifique rigoureux et exemplaire, mais aussi
une arme pacifique contre ceux qui font du livre fondateur de l’islam une
lecture littéraliste, un texte inspiré de la seule parole d’Allah, une pure
révélation divine qui ne saurait être analysée, étudiée, critiquée. Nous en
publions des extraits en exclusivité.
1. Mahomet, cet inconnu
Le Coran est malheureusement d’une
pertinence très limitée pour reconstruire la vie de Mahomet et les divers
événements relatifs à sa carrière prophétique. En effet, le Coran est un texte
profondément anhistorique. À la différence des Évangiles du Nouveau Testament
chrétien, par exemple, il n’y est pas question des événements de la vie de
Mahomet ou de l’histoire ancienne de la communauté religieuse qu’il a fondée.
Le Coran sert plutôt avant tout à réunir des fragments de traditions bibliques
et arabes plus anciennes par l’intermédiaire de la figure du Prophète, en
excluant de son champ les aléas du temps et de l’espace. En ne se fondant que
sur le Coran, on pourrait probablement déduire que le protagoniste du Coran est
Mahomet, qu’il a vécu en Arabie occidentale et qu’il en voulait amèrement à ses
contemporains qui récusaient ses prétentions à la prophétie. Mais on ne pourrait
pas dire que le sanctuaire se trouvait à La Mecque, ni que Mahomet lui-même
venait de là, et on ne pourrait que supposer qu’il s’était établi à Médine.
2. Un Coran à contre-courant
Le Coran est notre unique porte d’entrée
dans le premier siècle de l’islam. Bien qu’il ne révèle que très peu de choses
sur les événements de la vie de Mahomet et de l’histoire ancienne de la
communauté religieuse qu’il a fondée, il est toutefois censé conserver des
traces de son enseignement. En tant que document littéraire musulman le plus
ancien, et même seul document littéraire du premier siècle de l’islam, le Coran
constitue un témoin précieux pour comprendre les croyances religieuses de
Mahomet, telles qu’elles furent interprétées par ses disciples les plus
anciens. Ainsi, le Coran nous offre la meilleure chance de soulever le voile
sur le mythe des origines islamiques.
En cherchant à lire le Coran à
contre-courant des récits traditionnels sur les origines de l’islam (et non en
conformité avec ces récits), il est possible de déterrer une strate plus
ancienne dans le développement de la foi musulmane. Cela n’implique bien
évidemment pas d’interpréter systématiquement le Coran en allant contre la
tradition établie. Il s’agit plutôt, en suivant les méthodes des études
bibliques, de repérer les endroits où le texte coranique semble en tension avec
les récits traditionnels sur les débuts de l’islam, tout en cherchant des anomalies
parallèles dans la tradition ancienne qui, de la même manière, ne s’accordent
pas avec l’image généralement véhiculée par les récits postérieurs. En mettant
à jour de tels écarts herméneutiques entre le texte sacré et la tradition, on
découvre un espace qui nous invite potentiellement à découvrir une autre sorte
d’islam dans ses tout débuts - un mouvement religieux qui n’était peut-être pas
complètement différent de ce qu’il deviendra, mais qui possédait tout de même
des caractéristiques bien distinctes.
3. L’influence du christianisme oriental
A) Les invocations
En Orient, domine la confusion entre les
différentes chrétientés que Byzance a jugées hérétiques, principalement les
monophysites et les nestoriens. Elle a profondément marqué le milieu dans lequel
est né l’islam. Ainsi, pour ne donner que deux exemples de la profonde
influence nestorienne, la fameuse formule qui introduit chaque sourate du Coran
(« Au nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux »)
semble traduire le début de la troisième prière eucharistique de Nestorius : «Ô
Seigneur Dieu, le Clément qui fait miséricorde, le Compatissant». De même,
il ressort que l’origine de la confession de foi de l’islam (« J’atteste
qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu ») doit être également
cherchée dans un milieu nestorien.
B) Le voile
La Didascalie des apôtres (une exhortation
chrétienne du IIIe siècle en Syrie) était en circulation en Arabie avant
l’émergence de l’islam et constituait un document de pertinence plausible pour
l’auditoire originel du Coran. À propos du voile de la femme, la Didascalie
syriaque dit en effet ceci : « Si tu veux devenir une femme croyante, sois
belle pour ton mari seulement. Et lorsque tu marches dans la rue, couvre ta
tête avec ton habit, afin que grâce à ton voile, ta grande beauté puisse être
couverte. Et ne peins pas les contours de tes yeux, mais baisse ton regard. Et
marche voilée. » L’objectif de ces instructions est de contenir
l’attraction sexuelle à l’intérieur de la sphère autorisée du mariage.
Or, dans le Coran (24 : 30-31), Dieu
ordonne à son prophète de dire aux croyants - à la fois hommes et femmes - ce
qui suit : « Dis aux croyants qu’ils baissent leurs regards et soient
pudiques. Ce sera plus décent pour eux. Dieu est bien informé de ce qu’ils
font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer
de leurs atours que ce qui en paraît. Qu’elles rabattent leurs voiles sur leurs
gorges ! Qu’elles montrent seulement leurs atours à leurs époux, ou à leurs
pères, ou aux pères de leurs époux, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs
époux, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs
sœurs, ou à leurs femmes, ou à leurs esclaves, ou à leurs serviteurs mâles que
n’habite pas le désir [charnel], ou aux garçons qui ne sont pas [encore] au
fait de la conformation des femmes. Que [les croyantes] ne frappent point [le
sol] de leurs pieds pour montrer les atours qu’elles cachent ! Revenez tous à
Dieu, ô croyants ! Peut-être serez-vous bienheureux. »
Tandis que la Didascalie ne s’adresse
qu’aux femmes, le Coran s’adresse à la fois aux hommes et aux femmes. Tandis
que dans la Didascalie, la beauté d’une femme croyante est réservée
exclusivement à son mari, le Coran énonce des exceptions pour cinq groupes.
Mais tout comme la Didascalie, le Coran cherche à canaliser l’attraction
sexuelle et à la restreindre à la sphère du mariage. En plus des parallèles
thématiques clairs entre les deux textes, il se trouve aussi de nets parallèles
linguistiques. Ces parallèles thématiques et linguistiques prouvent l’existence
d’un environnement légal commun qui suggère que l’auditoire du Coran
connaissait la Didascalie syriaque. À l’instar de ce qu’il a fait avec la Bible
hébraïque et le Talmud, le Coran en modifie certaines règles afin de les
adapter au contexte arabe.
C) Les interdictions alimentaires
Durant le Ier siècle de l’ère commune,
comme le rapportent les Actes des apôtres, certains des membres du mouvement initié
par Jésus ont insisté sur le fait que les croyants païens devaient observer la
loi de Moïse, tandis que d’autres, tels Pierre et Paul, soutenaient que cette
charge ne devait pas être placée sur les «nuques» des païens. Les deux groupes
opposés trouvèrent un compromis. Les apôtres et les anciens envoyèrent deux
représentants à Antioche munis d’une lettre informant les païens croyants au
Christ qu’ils étaient tenus de s’abstenir de seulement quatre pratiques
mosaïques : « L’Ésprit saint et nous-mêmes, nous avons en effet décidé de ne
vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir
des viandes de sacrifices païens, du sang, des animaux étouffés et de
l’immoralité. Si vous évitez tout cela avec soin, vous aurez bien agi. »
En 683-684, ce passage est cité presque mot
pour mot par Athanase de Balad, le patriarche jacobite d’Antioche, dans une
lettre encyclique écrite en syriaque. Il se réfère entre autres aux mots des
Apôtres qui avaient ordonné aux croyants païens de «se tenir à distance de
la fornication ». Il ajoute que les croyants païens doivent aussi se tenir
à distance «de ce qui est étouffé et du sang, ainsi que de la nourriture
issue de l’abattage païen, sans quoi ils s’associeraient aux démons et à leur
table impropre ».
Pour sa part, le Coran (5: 3-5) indique: «Illicites
ont été déclarés pour vous [la chair de] la bête morte, le sang, la chair du
porc et de ce qui a été consacré à un autre [dieu] que Dieu, [la chair de] la
bête étouffée, de la bête tombée sous des coups, de la bête morte d’une chute
[ou] d’un coup de corne, [la chair de] ce que les fauves ont dévoré - sauf si
vous l’avez purifiée -, [la chair de] ce qui est abattu devant les pierres
dressées, ainsi que de consulter le sort par division par les flèches - tout cela
est perversité.»
Bien que l’ordre de présentation diffère de
celui des deux autres textes, les Actes des apôtres et la Lettre Athanase, le
Coran prescrit les mêmes interdits aux croyants. Là encore, les parallèles
thématiques et linguistiques indiquent l’existence d’un environnement juridique
commun.
4. Le modèle manichéen
Des matériaux archéologiques récemment
découverts en Haute-Égypte et en Asie centrale mettent en évidence combien le
manichéisme se caractérisait comme « religion du livre », autrement dit
endossait l’idée d’une essence immuable de la théologie. Sur cette base, la
religion qu’embrassaient les manichéens apparaissait comme la fondation d’une
communauté nouvelle formée de toutes les nations, la religion de l’histoire
accomplie. La signification de la formule impliquait aussi dans ces milieux une
prolifération matérielle de livres pour y sustenter l’activité prosélyte. Dès
l’émergence de ce courant, la prééminence de l’écrit alla de pair avec le
foisonnement de textes les plus divers dans l’entourage immédiat du fondateur.
La plupart de ces écrits étaient à usage interne, mais plusieurs d’entre eux
étaient destinés à la société politique. Le but recherché était bien sûr
missionnaire et apologétique. Mais ceux qui pensaient et écrivaient restaient
proches de la cour et de l’administration de l’État.
Jean-Christophe Buisson
Le Figaro, 15 novembre 2019
Le Coran des
historiens, sous la
direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, coffret de 3 volumes,
2386 p., 89 €. Cerf