TRIBUNE - Figure majeure de la vie intellectuelle tunisienne, l’écrivain
juge que le voile n’est pas «souhaitable», mais que l’interdire ne ferait que
le renforcer.
Helé Béji vient de publier «Dommage,
Tunisie - La dépression démocratique» (Gallimard, coll. «Tracts», 48 p., 3,90
€). Elle est l’auteur, notamment, de «Islam Pride -Derrière le voile»
(Gallimard, 2011).
Tous, nous «souhaitons» comme le ministre
Jean-Michel Blanquer, que les femmes ne se revoilent pas, nous le souhaitons du
plus profond de notre liberté. Et celles qui le souhaitent le plus, c’est
celles qui ont vécu le moment historique du dévoilement, ce moment
d’intrépidité des femmes traditionnelles à sortir dans la lumière, à la fois
fidèles à leur croyance mais libres. Elles n’avaient plus besoin de faire
valoir leur religion par des signes vestimentaires frappants. Elles avaient
compris que ce n’était pas elles qui étaient cachées au monde sous le voile,
mais le monde qui leur était caché derrière leur voile. Leur foi était devenue
la force invisible de leur libre arbitre, car elles ne se sentaient plus
menacées par le monde moderne. Seule la liberté intérieure peut affronter
toutes les autres libertés. La foi qui a besoin d’un accoutrement extérieur
s’affaiblit dans le tumulte du spectacle qu’elle provoque et cache une
servitude intime. Elle croit se prémunir d’un monde dangereux, comme si le
voile n’était pas la barrière illusoire d’un morceau d’étoffe qui ne protège de
rien. Oui, j’aurais souhaité que ce revoilement n’eût jamais lieu et que
l’histoire marchât dans un seul sens, celui de l’émancipation des années
soixante que j’ai connue, l’étape dernière de la «décolonisation» des femmes. Les
droits de l’homme avaient vaincu les interdits de la religion. Ils étaient
devenus les droits de la femme. Et surtout, les sacrifices et les luttes que le
peuple féminin y a consentis étaient ce qu’on devait garder à l’esprit pour ne
jamais retomber dans les filets de la dépendance. Ils illustraient le prix
d’une indépendance sacrée, intouchable.
La liberté moderne est devenue une forme de
déchéance de la dignité
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La
libération de la femme était un geste d’émancipation du corps, sa liberté est
un acte d’émancipation de l’esprit. C’est cette liberté-là qui aujourd’hui est
touchée, qui n’atteint pas à sa plénitude. L’intelligence féminine reste en
deçà de sa véritable étendue. La femme n’a pas encore pris toute la mesure de
son être pensant. Ainsi, elle n’a pas su penser, ni prévoir que l’idée de
progrès allait s’épuiser, que la modernité ne serait pas synonyme de bonheur,
mais de malheur social, d’inégalité, de violence, de solitude, de misère morale
et matérielle, que le féminisme en partie échouerait. La liberté moderne est
devenue une forme de déchéance de la dignité. Que la modernité soit vécue comme
une nouvelle oppression, qu’elle n’ait plus sa valeur protectrice, sa vertu
créatrice, qu’elle plonge l’homme et la femme dans l’égarement d’un monde sans
demeure, cela moi-même je ne l’aurais jamais imaginé. Ma culture, fondée sur
les humanités, ne m’y a pas préparé. Personne ne pouvait concevoir que la
confiance en l’avenir allait disparaître, que la peur de l’avenir nous
projetterait dans la grotte du passé.
Et pourtant, le devenir se décline
aujourd’hui sous la forme d’un revenir. Le revoilement des femmes traduit le
mal-être de la condition humaine, hommes et femmes pris ensemble dans les
mailles d’une société de plus en plus inhumaine, que la République ne réussit
plus comme jadis à humaniser. Car le voile dit quelque chose sur l’homme en
général, et pas seulement sur le musulman. Autant pour les voilées que pour les
militantes du mouvement #MeToo, le voile rend visible le rempart puritain qui
s’est désormais instauré entre l’homme et la femme, autrefois si joyeusement
complices en liberté et en amitié. Le sexe masculin menace l’humanité, disent
celles qui se croient ennemies. Mais les tristesses ascétiques du voile font
pendant aux nouvelles sentences grondeuses des féministes. Aussi sont-elles
plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le croient.
Si on se contente d’interpréter le voile
comme la cause de tout le mal, c’est que l’idéal républicain n’agit plus
En fait, nous voyons émerger des formes
d’obscurantisme modernes contre lesquelles la laïcité ne nous protège plus, car
elle ne peut se prévaloir comme jadis d’un progrès vertueux où l’avenir serait
meilleur que le passé. La modernité enfante des dérèglements inhérents à
l’autonomie, qui pousse si loin ses limites que chacun se choisit de nouvelles
chaînes de dépendance. On a tellement voulu abolir les attachements qu’on les a
ravivés. La permissivité absolue génère les tabous absolus, la liberté absolue
l’esclavage absolu, la déliaison absolue la frénésie de liens absolus, etc.
Comment légiférer contre le voile sans pénaliser du même coup toutes les
exhibitions de soi, les extravagances horrifiques du moi, les déchéances de
notre corps dans la société, les représentations dégradantes de la femme, les
superstitions abusant la crédulité humaine (la voyance par exemple).
La République doit penser le voile comme un
symptôme de son propre affaiblissement, la perte de sa culture humaniste,
l’extinction de son inspiration morale et philosophique. Si on se contente
d’interpréter le voile comme la cause de tout le mal, c’est que l’idéal
républicain n’agit plus. Les raisons profondes de son atonie ne sont pas à
chercher dans l’obscurantisme religieux, mais dans la valeur républicaine
devenue obscure à soi, inintelligible, privée de sa lumière pédagogique. La
République ne doit pas devenir une pratique attentatoire à la dignité humaine,
ni se voiler la face devant le paysage dévoyé des libertés en général. Elle
n’est pas une arme de conquête, mais un outil de pédagogie. C’est à elle de
trouver un nouvel humanisme qui vienne à bout des superstitions d’une religion
étrangère.
Les réveils archaïques sont des agents
consubstantiels à la modernité
Un des principes fondateurs de la laïcité
fut de séparer la sphère privée de la sphère publique, afin de mettre notre
liberté de conscience (irréligieuse ou religieuse) à l’abri de la puissance
étatique. La paix civile fut à ce prix. Mais désormais, cette frontière du
public et du privé s’effondre sous le poids des revendications sexuelles,
culturelles, religieuses, ethniques qui s’approprient l’espace commun et nous
imposent la tyrannie de leurs voyantes gesticulations. Le fétichisme religieux
musulman est un des avatars de la liberté qui donnent des pouvoirs exorbitants
à nos existentialismes culturels, sous le principe inviolable et sacré de la
liberté d’expression.
Le voile ne fait que suivre les nouvelles
mœurs où triomphent les prédilections érotiques ou mystiques de chacun
exacerbées par les médias. Il se prévaut non d’une tradition sacrée, mais d’une
modernité sacrée, celle des droits particuliers dont l’engouement est d’exposer
nos rites intimes au voyeurisme de tous. Les réveils archaïques sont des agents
consubstantiels à la modernité. Ils sortent de sa fabrique obscure, qui a
transformé nos désirs privés en idolâtries, nos libertés en potentats
arrogants, et nos déraisons personnelles en raison publique. C’est la tâche de
la pensée laïque d’élucider ces nouvelles libertés dépravées, comme dirait
Rousseau, mais sans les persécuter.
Hélé Béji
Le Figaro, 20 octobre 2019