Daech continue de contrôler des dizaines de milliers
de partisans entre la Syrie et l’Irak, dont des dizaines, voire des centaines
de jihadistes français.
Carte, établie le 19 décembre 2018 par l’Institute for
the Study of War (ISW/Washington), montrant en brun les zones de soutien à
Daech en Syrie et en Irak (en noir, les zones sous contrôle direct et, en
rouge, les zones d’attaque).
A la suite de l’attentat contre le marché de Noël de
Berlin, en décembre 2016, j’avais publié sur ce blog « Ce que l’on doit redouter de Daech en 2017″.
Deux ans plus tard, après l’attaque contre le marché de Noël de Strasbourg, il
m’a paru nécessaire de me livrer à un exercice comparable de prospective. Daech
s’est adapté avec succès pour surmonter le choc de la chute en 2017 de ses « capitales »
de Mossoul en Irak et de Rakka en Syrie. L’organisation toujours dirigée par
Abou Bakr al-Baghdadi (malgré l’annonce maintes fois démentie de son
élimination) peut compter sur 20 à 30.000 combattants entre la Syrie et l’Irak. Le
nombre d’arrivée de « volontaires » étrangers a certes chuté
spectaculairement, il se maintiendrait aux alentours de 150 par mois. Quelque 250 à 300 Français, hommes et femmes, demeurent
enrôlés au sein de Daech au Moyen-Orient.
LA GUERILLA JIHADISTE EN SYRIE ET EN IRAK
La bataille pour le bastion jihadiste de Hajin, en
Syrie, situé entre la rive orientale de l’Euphrate et la frontière irakienne,
aura duré trois longs mois. Au moins 900 combattants de Daech y ont été tués,
mais aussi près d’un demi-millier des Forces démocratiques syriennes (FDS),
engagées au sol avec le soutien de l’aviation des Etats-Unis et de leurs forces
spéciales. La récente chute de Hajin a servi de prétexte à Donald Trump pour annoncer la « victoire » contre Daech
et décider le retrait des quelque 2000 militaires américains présents en Syrie.
Ce retrait laisse les FDS, dont l’encadrement militaire est organiquement lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK),
vulnérables face à un très probable retour de flamme de Daech. Il
accorde en outre carte blanche à la Turquie pour lancer au moment de son choix une offensive majeure
en Syrie contre le PKK, et donc les FDS.
La coalition menée par les Etats-Unis n’a pourtant
remporté qu’une « victoire » en trompe-l’oeil contre Daech.
L’organisation jihadiste a effectivement perdu l’essentiel de son assise
territoriale, mais c’est pour mieux basculer dans la clandestinité d’une
guérilla dont la carte ci-dessus montre le vaste territoire d’intervention. La
France, mise devant le fait accompli par l’administration Trump, continue de
traquer en Syrie des jihadistes aussi dangereux que les frères Jean-Michel et
Fabien Clain, qui avaient le projet d’envoyer des enfants-kamikazes en Europe. Par
ailleurs, Paris a beaucoup investi dans son partenariat avec les FDS, leur
confiant la charge de détenir en Syrie des dizaines de jihadistes
français, dont des agents aguerris de Daech. L’affaiblissement des
FDS que va inévitablement entraîner le retrait américain ouvre le risque très
réel d’une libération ou d’une évasion de tous ces jihadistes français.
LES LECONS DE STRASBOURG
Daech a attribué à l’un de ses « soldats »
l’attaque du 11 décembre contre le marché de Noël de Strasbourg, où Cherif
Chekatt a tué cinq personnes. Cette revendication, initialement qualifiée par
les autorités françaises d’« opportuniste », est jugée plus
crédible depuis la découverte d’une vidéo d’allégeance à Daech, enregistrée par
Chekatt dès novembre dernier. L’organisation jihadiste n’a de fait jamais
renoncé à relancer sa « campagne d’Europe », quitte
à faire feu de tout bois en encourageant des passages à l’acte individuels. L’Allemagne, en juillet 2018, et les Pays-Bas, en septembre, ont déjà affirmé avoir
déjoué des attentats d’ampleur liés à Daech. L’état-major jihadiste se
projette sans doute dans une prochaine phase de reprise de l’initiative
terroriste hors du Moyen-Orient. Il ménage dès lors un éventail d’options pour
frapper le moment venu, une pugnacité démontrée sur trois continents lors du
dernier mois de Ramadan.
Daech sait que son principal atout réside moins dans
ses propres forces que dans les contradictions qui divisent les puissances
engagées contre lui. La brutalité du retrait de Syrie, décidé par Trump sans
aucune concertation avec ses alliés locaux et internationaux, est à cet égard
une authentique aubaine pour l’organisation de Baghdadi. Il y a deux ans, presque jour pour jour, j’écrivais que « l’Amérique
peut se bercer d’illusion sur son splendide isolement, l’Europe ne peut
s’offrir ce luxe ». C’était tristement vrai au lendemain de l’attentat
sur le marché de Noël de Berlin en 2016, cela l’est toujours après celui de
Strasbourg en 2018, un constat aggravé du fait de la suspension officielle par
Washington de ses opérations en Syrie. Car la capacité de Daech à survivre à
toutes les « victoires » proclamées par ses différents
ennemis représente et représentera son principal argument de recrutement. Y
compris en France.
Jean-Pierre Filiu
Blog « Un si proche Orient », Le Monde, 23
décembre 2018