L’historien Ethan Katz vient de publier aux Etats-Unis un livre sur les relations entre musulmans et juifs, de l’Afrique du Nord à la France. Un ouvrage qui permet de sortir de l’impasse une relation ancienne étouffée dans des débats identitaires et coloniaux.
Les historiens des Etats-Unis nous ont souvent été
d’un grand secours pour penser certains traumatismes de la mémoire collective
française. Comment aurions-nous abordé la période de la collaboration sans les
travaux de Robert Paxton ? Celle de l’archaïsme des terroirs sans Eugen Weber ?
Celle de la guerre d’Algérie sans Todd Shepard ? Un nouvel ouvrage signé par
Ethan Katz et publié à nouveau outre-Atlantique vient bousculer certains
préjugés tenaces et ouvrir nos horizons. L’auteur, maître-assistant d’histoire
à l’université de Cincinnati, qui a déjà participé au beau travail collectif de
Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb, Histoire des relations entre juifs et
musulmans des origines à nos jours (1), s’insère dans cette lignée
d’historiens qui se réfèrent à une mémoire collective commune sur la longue
durée.
«Pourquoi les échanges entre juifs et musulmans
d’Afrique du Nord sur le territoire de la France métropolitaine sont-ils
automatiquement présentés comme liés à des réseaux de solidarité ou à des
conflits ethnoreligieux de nature transnationale ?» lance l’auteur au début de The
Burdens of Brotherhood, Jews and Moslems from North Africa to France (Harvard
University Press, 480 pp., 2015) - «les devoirs d’une fraternité : juifs et
musulmans entre l’Afrique du Nord et la France». Il y offre une tout autre
représentation de ces interactions qu’il décrit comme une «tapisserie de
possibles beaucoup plus riches et beaucoup plus complexes» qu’on ne
l’imagine : elles sont marquées, affirme-t-il, par des phases d’une remarquable
fluidité suivies par d’autres, déchirées par les brutalités et les divisions.
Dans cette grande enquête qui porte sur près d’un siècle (de 1914 à nos
jours), juifs et musulmans en terre française sont ainsi considérés tout à la
fois comme «alliés et opposants politiques, compagnons de musique et de
sport, voisins, amis et même amants».
Ainsi, ce livre subtil pulvérise deux
représentations fréquemment partagées : celle qui dépeint juifs et musulmans
comme ennemis inéluctables et celle qui réduit, mécaniquement, au simple
conflit israélo-palestinien les causes de leurs tensions. Avec la description
de microsociétés nord-africaines dans des villes telles que Paris, Sarcelles,
Strasbourg et Marseille, l’historien insiste pour donner aux relations entre
juifs et musulmans non pas la forme d’un duo, mais bien celle d’un trio, en les
réinsérant dans une histoire triangulaire avec la France. Sans la prise en
compte des positions déterminantes de la France comme «Etat-nation impérial»
(2) insiste Katz, on passe à côté d’un élément fondamental. De fait, les
relations entre juifs et musulmans ont, selon lui, «façonné la France
moderne comme espace méditerranéen, avec ses paradoxes et ses possibles».
Plus : elles en sont peu à peu devenues le véritable révélateur.
Avec sa tentative d’insérer une microsociologie
interactionniste à la Erving Goffman au cœur d’un ouvrage historique à partir
d’un considérable travail d’archives nourri de nombreuses cartes et photos,
Katz parvient à dresser une fresque bariolée et foisonnante de ces deux
communautés liées par une histoire commune de plus d’un millénaire. Parmi les
moments les plus originaux du livre, on retiendra les gestes de solidarité
entre soldats juifs et musulmans d’Algérie dans les régiments de zouaves ou de
tirailleurs pendant la Première Guerre mondiale, ou bien la description des
espaces de convivialité partagés dans les cafés du Bas Marais au cours des années
20 et 30, autour du groupe de musique arabo-andalouse El Moutribia avec
Edmond Yafil (juif algérien) et Mahieddine Bachtarzi (musulman algérien).
Ces moments de fraternité restaient pourtant entachés «de
considérables disparités» dues à la profonde asymétrie dans la relation que
la France entretenait face aux deux groupes. En effet si, en 1870, le
décret Crémieux avait conféré la citoyenneté française aux 37 000 «indigènes
israélites d’Algérie», les 3 millions de musulmans y étaient
régis par le code de l’indigénat (1881) qui instaura pour eux un statut
juridique d’exception et autorisa la dépossession de leurs terres. Comment ne
pas revenir sur cette asymétrie pour rendre compte, par exemple, des tristes
émeutes de Constantine, au mois d’août 1934, lorsque la figure du juif fut
stigmatisée à cause de son rôle d’intermédiaire, privilégié par le colonisateur
? Comment ne pas souligner que la France, troisième composante de cette
relation triangulaire, joua un rôle majeur dans les tensions et les conflits entre
juifs et musulmans d’Algérie, précisément à cause de sa politique coloniale qui
imposa cette asymétrie ? Si, dans la France d’aujourd’hui, on peut se réjouir
de la publication de la recherche d’Ethan Katz, c’est dans la perspective d’une
histoire-monde qui a enfin supplanté les récits des Etats-nations estampillés
par une marque nationale ou identitaire.
Mais on se réjouirait encore davantage si The
Burdens of Brotherhood était bientôt traduit en français. Ce livre aurait
sa place quelque part dans la nouvelle fresque dessinée par Patrick Boucheron
lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, en référence à la géographie
arabe d’Al-Idrissi au XIIIe siècle, dans laquelle se «devine
ce monde réticulaire des passeurs et des traducteurs, des communautés marchandes
et des diasporas juives, ce monde de comptoirs, de transactions, de confiances
au long cours» (3). Au moment où notre pays, ébranlé par les peurs,
s’engage dans des mesures telles que la prolongation de l’état d’urgence ou la
déchéance de nationalité, il n’est pas inutile de se pencher sur un travail qui
rappelle la complexité et la richesse des relations entre juifs et musulmans en
France métropolitaine, et qui met l’accent sur les dégâts peut-être
irrémédiables que peuvent parfois produire certaines décisions politiques.
Tribune de Annie Cohen-Solal,
Libération, le 15 février 2016
(1) Albin Michel (2013), 1 152
pp., 69 €. (2) Selon la définition de Gary Wilder dans The French Imperial
Nation-State : Negritude and Colonial Humanism between the Two World Wars, The
University of Chicago Press Books, 352 pp., 2005. (3) Ce que peut l’histoire,
17 décembre 2015.