Des formulations douteuses et d'étranges logos
figurant sur les documents attribués au groupe État islamique par Sky News font
douter plusieurs experts.
«Daechleacks». C'est le nouveau nom donné à cette
affaire: la publication, mercredi, de 22.000 fiches de djihadistes
par la chaîne Sky News et dont l'authenticité n'a toujours pas été établie par les
autorités britanniques et françaises. À l'origine de cette fuite: un
homme se faisant appeler Abou Hamed. Ce repenti a raconté auprès de la chaîne
britannique qu'il avait combattu pour l'Armée syrienne libre, puis rejoint les
rangs de l'État islamique. Déçu par l'organisation terroriste, il aurait décidé
de dérober des données, sauvegardées sur une clé USB, au chef de la police
interne de l'organisation djihadiste avant de les transmettre à un journaliste
en Turquie.
Des incohérences
À l'intérieur de ses formulaires: des informations sur
des recrues d'une cinquantaine de nationalités. Dates et lieux de naissance,
groupes sanguins, numéros de téléphone... Les données sont nombreuses et
précises, mais plusieurs experts ont exprimé des doutes quant à l'authenticité
de ces documents. Plusieurs éléments ont retenu l'attention des spécialistes:
1) Une mention étonnante. En haut à gauche des documents
figure dans l'encadré l'appellation «direction générale des frontières». «Or,
cette administration n'existe pas sous l'État islamique, qui ne reconnaît
aucune frontière», fait remarquer l'islamologue et agrégé d'arabe Mathieu
Guidère.
2) Une appellation surprenante. Sur le drapeau noir, en haut à
droite du document, il est écrit «État de l'Islam en Irak et au Levant». Cette
mention n'a jamais réellement été utilisée par Daech. D'avril 2013 à juin 2014,
le groupe terroriste s'était baptisé «État islamique en Irak et au Levant»
avant de raccourcir leur appellation et de s'autoproclamer «État islamique».
«Mais ce qui est encore plus étonnant, c'est que sur le même document vous avez
les deux appellations: État de l'Islam en Irak et au Levant et État islamique
en Irak et au Levant», fait remarquer Romain Caillet, chercheur et consultant
sur les questions islamistes.
3) Un étrange logo noir. En bas à droite de chaque
formulaire apparaît également un logo noir en forme de cercle qui n'aurait
jamais été utilisé par Daech. «C'est une sorte d'infographie tirée d'une vidéo
de propagande vieille de plusieurs années», explique Wasim Nasr, journaliste et
spécialiste à France 24.
Autre source d'interrogation: le volume réel de ces
fiches. Selon trois médias allemands, qui ont eu accès à l'intégralité des
22.000 formulaires, il y aurait «de multiples doublons» et le nombre de
personnes effectivement enregistrées serait «considérablement moins élevé».
Sans doute «quelques milliers» de personnes, originaires des Etats-Unis,
d'Indonésie, de Russie ou encore d'Afrique du Sud.
Le dossier Sinjar
Ces différents éléments poussent certains experts à
s'interroger: «Peut-être que certaines des informations sont vraies et qu'une
mise en page a été fabriquée pour vendre chèrement l'info à différents
acteurs», estime le journaliste Wassim Nasr. «Moi-même, j'ai été confronté à ça.
On va en Turquie, à la frontière syrienne, on nous propose toute sorte de
documents estampillés avec un drapeau noir à tous les prix», a-t-il réagi sur LCI. De son côté, Mathieu
Guidère pense que ces fichiers auraient été «transformés» pour apporter plus de
crédibilité «aux fichiers originaux, qui n'étaient que de simples documents
Word». «On voit bien que des éléments ont été rajoutés», insiste-t-il. «C'est
vrai qu'il y a plusieurs bizarreries», constate également le chercheur Romain
Caillet. «Mais il ne faut pas oublier que ces fiches datent de 2013, époque où
l'EEIL commençait à s'établir. Il est possible qu'il y ait eu des erreurs qui
se soient glissées».
Ces 22.000 formulaires ne sont pas sans rappeler «le
fichier Sinjar» (Sinjar Records en anglais, ndlr) dont l'existence a été révélée par le New York Times en 2007. Cet ensemble de documents contenait une
liste de plus de 700 combattants étrangers ayant rejoint al-Qaïda en Irak. Le
quotidien américain avait expliqué à l'époque que les forces américaines
l'avaient découvert près de la frontière syrienne, dans un camp près de Sinjar.
«On retrouve la même présentation et les mêmes informations collectées», assure
Mathieu Guidère qui avait travaillé sur ces documents à l'époque. La seule
différence avec les documents de Sky News, «c'est qu'on ne retrouve pas la
partie financière»: dans les documents d'al-Qaïda, figuraient à l'époque les
sommes que les combattants étrangers avaient remis à l'organisation terroriste
à leur arrivée. «Ces similitudes me laissent penser que les listes (qui
viennent d'être diffusées) ont été établies par un ancien cadre d'al-Qaïda,
ayant peut-être rejoint Daech», suppose Mathieu Guidère.
Un mélange de plusieurs listes de
combattants
Cet ensemble de documents serait en réalité un agrégat
de plusieurs listes, rassemblant des combattants étrangers venant de plusieurs
groupes djihadistes (État islamique, Front al-Nosra, la branche syrienne
d'al-Qaida, etc.) «Une première version de ce fichier circulait déjà depuis le
mois de décembre dans les milieux des renseignements», assure l'expert Mathieu
Guidère. Une thèse également soutenue par le journal Le Monde qui parle
d'«un montage d'éléments provenant de plusieurs sources». «Nous pensons pour
l'heure que cette construction était destinée à faire monter les enchères»,
indique une autorité française au quotidien du soir. «Une chose est sûre, ce
n'est pas un document officiel de l'EI», ajoute-t-elle.
Du côté des autorités, seule l'Allemagne a affirmé que
ces documents étaient «très probablement authentiques». «C'est une opportunité
unique de prouver que des citoyens allemands ont participé à des activités
terroristes», a réagi le ministre de l'intérieur Thomas de Maizière. Un
porte-parole du gouvernement britannique a déclaré que Londres étudiait à
présent «la façon dont nous pouvons utiliser ces informations pour lutter
contre Daech», acronyme de l'EI en arabe. En Suède, les services de sécurité
(Säpo) ont indiqué qu'ils connaissaient aussi l'existence de ces documents. En
France, le ministère de l'Intérieur n'a toujours pas réagi vendredi en fin
d'après-midi.
Caroline Piquet
Le Figaro, 11 mars 2011