Dans son livre “Féministes du monde
arabe”, la journaliste Charlotte Bienaimé tire le portrait de jeunes femmes, à
contre courant, qui se battent pour se libérer des carcans qui les enferment.
Morceaux choisis.
“Oui je me fais harceler. Oui, on me touche les
fesses, les parties génitales, bon OK, mais ça se passe tous les jours. Je ne
vais pas raconter ça, c’est banal. Et je trouve ça affreux que quelque chose
comme ça devienne presque normal”. Tels sont les mots de la féministe algérienne
Sana, relatés par Charlotte Bienaimé dans son livre sur les Féministes
du monde arabe, paru en janvier 2016. Dans une longue enquête, la reporter
a donné la parole à une génération de femmes, féministes revendiquées ou non,
qui militent pour leurs droits. Agées de 18 à 35 ans, elles vivent en
Algérie, en Tunisie, au Maroc ou en Egypte. Et témoignent d’une
réalité à la fois bouleversante et affligeante, où les discriminations sont
quotidiennes, du harcèlement de rue à l’injonction de virginité en passant par
l’inégalité devant l’héritage. Chronique d’un livre qui dépeint une réalité
déroutante et dérangeante, mais fait le portrait de femmes gorgées d’espoir et
terriblement courageuses.
Une enquête qui casse les préjugés
Comme se plaît à le rappeler Charlotte Bienaimé, les
luttes des féministes du monde arabe sont loin d’avoir commencé avec les
printemps arabes de 2011. Elles ont émergé dès la fin du XIXe siècle dans
les boudoirs des harems égyptiens, au même moment que les luttes des féministes
européennes. Malgré les révoltes de 2011 où les femmes étaient descendues
massivement dans la rue en Egypte et en Tunisie, la situation de la gent
féminine n’a guère changé depuis. Tandis que certaines femmes ont été battues
ou agressées pendant les manifestations de 2011, quelques tabous sont
tombés, mais aucune révolution sexuelle n’est advenue.
Pourtant, “sans révolution sexuelle, il ne peut pas
y avoir de révolution”, assène la militante féministe marocaine Betty,
fervente avocate de la liberté sexuelle. Inlassablement, les féministes du
monde arabe tentent de prouver aux femmes et aux hommes maghrébins que le
sexe n’a pas été importé par les colonisateurs occidentaux. En effet,
contrairement au fanatisme saoudien rigoriste, l’islam originel encourage la
sexualité. Le prophète Mahomet a d’ailleurs dit : “J’ai aimé de
votre monde les femmes, les parfums et la prière.” Alors que la pudeur
n’était pas de rigueur dans les années 1950, où les femmes du Maghreb étaient
nombreuses à se promener en short ou à ne pas être voilées, les pays du
Golfe persique ont importé à la fin du XXe siècle leur modèle sociétal au
Maghreb, à coup de pétrodollars.
A la découverte des initiatives des militantes
indépendantes
En retranscrivant les longues interviews des féministes,
Charlotte Bienaimé les rapproche du lecteur, qui apprend à les connaître pas à
pas, au fil des pages. Une illusion de proximité se créé, et la journaliste
nous fait progressivement entrer dans le quotidien et l’intimité de ces
jeunes femmes. Le lecteur y découvre leurs petites luttes pour
résister au quotidien normé, qui les cantonne à la maison et
normalise les discriminations.
C’est ainsi qu’au détour d’une page se dévoile
l’histoire de Khadija, vice-présidente de l’association La voix de la femme amazighe. A ce titre,
elle sort régulièrement de sa ville de Rabat pour partir à la rencontre
des femmes amazighes (berbères) et les informer sur leurs droits. Alors que 60%
de la population marocaine est analphabète, ces femmes marocaines isolées et
sans accès à Internet ignorent qu’elles peuvent, depuis 2004, se marier
sans tuteur, ou que la polygamie est désormais encadrée et nécessite l’accord
de la première épouse. Sans ces initiatives indépendantes d’activistes comme
Khadija, les (rares) réformes en faveur de l’égalité femmes-hommes ne
profiteraient qu’à une élite connectée et urbaine.
Avoir le droit à une sexualité avant le
mariage
Charlotte Bienaimé fait aussi le portrait
de femmes sexuellement libérées, qui ont pris de la distance face à
l’interdiction – dans la loi ou dans les faits – du sexe avant le mariage.
Tolérés pour les hommes, les rapports sexuels avant le mariage sont refusés aux
femmes. Certaines en viennent jusqu’à se faire reconstituer l’hymen avant leur
mariage, pour établir un certificat de virginité prénuptial. Selon Nedra Ben
Smaïl, auteure de Vierges ? la nouvelle sexualité
des Tunisiennes (2012), “plus des trois quarts des
filles tunisiennes qui se marient seraient des ‘vierges médicalement assistées’,
tandis que 20 % seraient des ‘vraies vierges'”.
Atiqa, féministe algérienne revendiquée,
confie ainsi qu’elle accompagne ses amies chez le médecin pour
qu’elles se fassent reconstituer l’hymen.
“Je le fais à contrecoeur, mais parfois, c’est
nécessaire. J’avais une copine, sa mère la harcelait toutes les secondes, dès
qu’elle ne faisait quelque chose qui lui plaisait pas, dès qu’elle faisait pas
le dîner, elle lui disait : ‘Je sais que t’es pas vierge, je vais te ramener
chez le gynéco et je vais ramener le certificat qui prouve que tu ne l’es pas à
ton père’. Sous cette menace permanente, la jeune fille n’arrivait plus à
vivre. Sa mère la surveillait jusqu’à la sortie des toilettes où elle s’en
allait vérifier le contenu de la poubelle à la recherche de quoi que ce soit en
rapport avec la sexualité.
Elle n’en pouvait tellement plus qu’elle m’a dit :
‘Là, j’ai envie de faire une hyménoplastie et ensuite un certificat de
virginité pour lui jeter à la figure.’ Eh ben, on est allées faire
l’hyménoplastie ensemble. […] Mais c’est dramatique, […] c’est de
l’autoflagellation”.
Des femmes musulmanes, à leur façon
Parmi les femmes interviewées, beaucoup sont
musulmanes et toutes sont unanimes : féminisme et islam sont
compatibles, tout comme féminisme et voile. Victime des interrogations de
beaucoup d’Occidentaux, le voile est porté par une poignée de militantes,
comme la technicienne de Rabat Khadija, qui défend le droit à
l’avortement.
“Mon voile n’a rien à avoir avec la religion, c’est
social, déclare-t-elle. Personnellement, je pourrais l’enlever,
mais je ne préfère pas parce que je ne veux pas froisser ma mère qui ne
comprendrait pas. […] On peut être musulmane et féministe. Moi
je prends ce que je veux de l’islam. […] Au Maroc, une fille en
minijupe n’est pas forcément une fille de mauvaise vie et une femme voilée pas
nécessairement opposée à l’émancipation !”
Quant à la Marocaine Asma, qui se revendique féministe
islamique/musulmane, elle porte le voile plus par conviction religieuse que par
soumission au patriarcat. Alors que le Coran n’est pas le seul texte sacré à
avoir des versets misogynes – présents également dans les Ecritures juives et
chrétiennes -, Asma rappelle qu’il est possible de concilier foi et modernité.
Elle défend sa liberté de choix et cite un des versets du Coran
: “nulle contrainte en religion”.
Voilées ou non, urbaines ou rurales, toutes ces femmes
innovent et inventent de nouveaux féminismes, parfois différents du
féminisme occidental anti-religieux. Sur les réseaux sociaux et sur
Internet, elles éprouvent une liberté qu’elles s’efforcent de conquérir dans
la rue, et dans leur vie quotidienne. Tandis qu’elles n’acceptent plus d’être
tenues responsables du harcèlement quotidien auxquelles elles font face, elles
réagissent et tentent de se réapproprier leur corps. Toutes mènent un combat de
chaque instant, en s’éloignant des rôles sociaux traditionnellement
attribués aux femmes. Comme l’Algérienne Shahinaz, qui vit seule,
sans mari ni parent et fait autant face aux remarques désobligeantes de sa
famille qu’aux tentatives d’approche appuyées des voisins, qui assimilent
encore le féminisme à la débauche.
Gaëlle Lebourg
Les Inrocks, 7 février 2016
Féministes du monde arabe, Charlotte
Bienaimé, Les Arènes, janvier 2016, 18 €.