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30 mai 2012

Une visite judéo-musulmane au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme !

Pendant la visite au M.A.H.J, mardi 22 mai 2012
(photo Erez Lichtfeld) 

Je vous avais parlé, au début de l'année, de la première rencontre officielle entre le CRIF et la Grande Mosquée de Paris, c'était le 17 janvier. Il avait alors été convenu que notre institution et la G.M.P développeraient des activités communes, destinées naturellement à rapprocher nos deux communautés.
La semaine dernière a eu lieu la première de ces manifestations, avec une visite judéo-musulmane au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (M.A.H.J). En effet, des membres de la Commission pour les Relations avec les Musulmans du CRIF, que j'ai l'honneur de présider, recevaient au Musée 16 étudiants imams et aumôniers/aumônières de l'Institut de théologie Al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris. Spectacle donc étonnant et réconfortant, que de voir dans ce haut lieu de la culture et de la mémoire juive, des jeunes musulmans, et en particulier les étudiantes, portant toutes les hijab ! Nous attendait une conférencière, qui nous a accompagné dans une passionnante visite guidée de l'exposition "Les Juifs dans l'Orientalisme". Mon amie Eve Gani rend compte de cette visite sur le site du CRIF. Juste quelques mots, en complément, pour vous faire part d'impressions fortes ...

D'abord, et c'était le premier but de cette visite commune : rappeler à des jeunes originaires d'Afrique du Nord, qu'il y a eu aussi, pendant deux millénaires, des Juifs qui ont vécu dans leurs pays, et qu'ils y avaient un mode de vie très proche de celui des Musulmans ; cela, les tenues vestimentaires, les toiles colorées évoquant des mariées au Maroc ou des mendiants dans les ruelles des Mellahs, l'évoquaient amplement !
Mais la visite de l'exposition a eu des moments très forts aussi, parce que le vécu commun des Juifs et des Musulmans a connu, aussi, des moments tragiques : sans que cela soit une cause de dispute, la conférencière a aussi commenté un tableau de Dehodencq, "L'exécution de la juive", retraçant la décapitation, à Fez au 19ème siècle, de la jeune Sol Hatchuel pour "apostasie" - ayant prononcé la "Chahada" pour devenir musulmane, elle voulut redevenir juive.

Autre moment émouvant, une toile d'Horace Vernet, cette fois sur un thème biblique et rassemblant Abraham, l'ancêtre mythique commun des Juifs et des Arabes, Agar, la servante égyptienne, et Ismaël ... ces deux étant chassés, dans un épisode célèbre mais "traumatique" pour les deux mémoires : la tradition musulmane faisant d'Ismaël le "vrai descendant", les Juifs se réclamant bien entendu d'Isaac, etc. Et bien ce tableau fut commenté, là encore avec tact et alors qu'il était si lourd de sens !

Alors, cet exposition orientaliste comprend aussi des toiles fabuleuses sur la Terre Sainte, et qu'ont pu voir nos invités musulmans : sur Jérusalem, par exemple, dont l'importance pour la mémoire chrétienne est évident - tous les artistes de l'expo l'étaient, quasiment - mais dont la centralité juive a été soulignée. Une toile sublime de Roberts montrait le Mont du Temple, au 19ème siècle, dans son environnement de l'époque, désertique, sans constructions sur les collines alentour  ...

Je ne sais pas où iront prêcher ces futures imams, dans quels hôpitaux ou prisons iront ces aumônières voilées. Mais je suis heureux que l'on ait pu partager ce moment d'émotion artistique avec elles et eux. Et j'espère d'autres partages à l'avenir !

J.C

29 mai 2012

Coexister, une association de jeunes pour le dialogue interreligieux : Hélène Maitre, Alexandra Gantier et Sofiane Torkmani seront mes invités le 3 juin



Comme le savent ceux qui me font le plaisir de suivre régulièrement cette série, je m'efforce régulièrement de faire connaitre au grand public les associations de terrain qui travaillent pour le dialogue et le rapprochement entre communautés et religions, et plus particulièrement entre Juifs et Musulmans, alors que le climat est si difficile ces dernières années, pour ne pas dire tragique après le massacre de l'école Ozar HaTorah de Toulouse. L'UEJF, l'Amitié Judéo-Musulmane de France, le groupe Shalom Paix Salam, pour ne citer que ces trois-là ont pu présenter leurs activités et leurs projets, et dimanche prochain je serai heureux de recevoir les représentants d'une association de jeunes pour le dialogue interreligieux, qui s'appelle "Coexister". Trois jeunes invités, représentant autour du micro les trois grandes religions monothéistes, Hélène Maitre, qui est chrétienne, et est une des responsables de l'organisation sur Paris ; Alexandra Gantier, qui est juive, membre de l'Union Libérale Israélite de la Synagogue Copernic ; et un jeune musulman, Sofiane Torkmani, qui a travaillé à "l'Institut des cultures d'Islam", à Paris. J'avais déjà entendu parler de Coexister depuis un moment, puisque je me suis inscrit dans leur groupe, sur FaceBook où ils parlent de leurs activités. Ils ont une démarche et des idées originales, et nous allons en discuter ensemble pour mieux connaitre leur action.

Parmi les questions que je poserai à mes invités :

- Qu'est-ce qui les a amenés à avoir cette démarche, Hélène qui n'est pas directement concernée par la tension entre Juifs et Musulmans, Sofiane qui a travaillé dans un centre culturel, et Alexandra qui fréquente une communauté libérale ?

- En quoi, finalement, la démarche de Coexister est originale par rapport à celle d'autres associations ? Vous vous investissez beaucoup dans la connaissance mutuelle de chaque monothéisme, comme je l'ai lu sur votre site : "les jeunes apprennent à se connaitre, à comprendre la religion de l'autre, à découvrir leur propre religion, dans le respect de leurs ressemblances et de leurs différences" . Comment faites-vous pour les intéresser ?

- Depuis l'attentat de l'école de Toulouse, la blessure, la peur, n'ont pas fini de bouleverser la communauté. Il y a eu la minute de silence demandée dans les écoles, minute globalement respectée, mais en même temps on a relevé certaines attitudes très inquiétantes de jeunes musulmans, parce que non seulement ils ne s'associaient pas au deuil national, mais certains ont dit qu'ils comprenaient Mohamed Merah, qu'il n'avait fait que venger des petits enfants palestiniens tués par les Israéliens. Coexister organise des visites d'établissements scolaires, vous avez donc été amenés à discuter avec des jeunes lycéens : quelles impressions en avez-vous tirées ?

- Il y a eu un mauvais climat pendant la campagne des présidentielles, où l'islam était mis au centre du débat. D'un autre côté, il y a le ressenti d'une menace identitaire que ressentent beaucoup de Français : est-ce que "l'interculturel" que veut promouvoir Coexister, donc le respect des différences, ne doit pas se fixer comme limite le "multiculturel", c'est à dire une société où les communautés vivent l'une à côté de l'autre ? Et est-ce que, vu ce climat, les drapeaux des pays arabes brandis place de la Bastille le soir du 6 mai n'étaient pas une provocation  inutile ?

Bien sûr, les représentants de Coexister présenteront aussi à nos auditeurs deux beaux projets de l'association, mais je n'en dirai pas plus ...

J'espère donc que vous serez nombreux à l'écoute, pour une émission qui devrait nous redonner, au moins en partie, de l'espérance !

J.C

25 mai 2012

Sarkozy, les Juifs et les Musulmans : une esquisse de bilan


Une dizaine de jours après le départ du précédent locataire de l'Elysée, il me semble que le délai de convenance est passé pour vous faire part, de la manière la plus synthétique et dépassionnée possible, du bilan que l'on pourrait faire de sa présidence - en se limitant bien sûr, au titre en objet !

Commençons par enfoncer une porte ouverte : le Chef de l'Etat d'une République laïque ne doit pas être jugé au regard unique de ses sympathies ou antipathies, réelles ou supposées, vis à vis de minorités, conséquente comme celle des Musulmans de France  - deuxième religion du pays - ou supposée à tort influente, comme celle des Juifs. Et pourtant, tous nos concitoyens, catholiques pratiquants y compris, ont été influencés par leur appartenance religieuse pour autant qu'elle importait pour eux : cet article du journal "La Croix", publié avant le premier tour, révélait déjà ce que l'analyse du vote réel allait amplement confirmer, un vote majoritaire pour Nicolas Sarkozy chez les Juifs, et un support massif à François Hollande côté musulman ... Sans faire de savants calculs statistiques, il suffisait pour un observateur de "terrain" comme je le suis, ayant un réseau de plusieurs centaines d'ami(e)s juifs et musulmans, de lire ce que les uns ou les autres publiaient sur leurs pages FaceBook : les premiers n'hésitaient pas, souvent, à agiter le chiffon rouge comme si le retour de la Gauche aux affaires allait être un désastre absolu, certains parlant même d'Alya forcée ; les seconds abreuvaient Sarkozy d'injures, l'accablant des sobriquets l'ayant escorté pendant tout son mandat ("le nabot", "le facho"), et le présentant comme une espèce de clone du Front National à éliminer d'urgence !

Méritait-il, vraiment, un tel acharnement ou - en creux, pour ceux qui redoutaient une défaite pourtant largement annoncée - de tels éloges ? La vérité est, comme toujours, moins manichéenne que les uns et les autres voulaient bien le penser. Parlons clair et direct.

1) La majorité des Juifs, traumatisés par les agressions antisémites de la dernière décennie, ont dans leur mémoire le laxisme des années Jospin au début de la seconde Intifada, et l'action de l'ancien Ministre de l'Intérieur au retour de la Droite aux affaires. Force est de constater que l'antisémitisme n'a pas reculé depuis, et qu'il s'est même développé dans des domaines difficilement maîtrisables, comme la haine sur l'Internet. Tous les grands partis démocratiques, Parti Socialiste compris, sont aujourd'hui conscients du fléau, et savent la part menaçante de l'islam radical dans sa propagation ... les procès d'intention sont donc mal venus. Reste - et là je rejoins la position du Président du CRIF, attaqué suite à une interview dans le journal "Haaretz" et sur lequel il a publié une mise au point (lire ici) - que si François Hollande ne doit pas faire l'objet de procès d'intention en la matière, les antisionistes radicaux, dont la propagande alimente l'antisémitisme, se trouvent maintenant dans le camp des vainqueurs du 6 mai ... et que cela n'est pas réjouissant.

2) La majorité des Juifs, également, redoutent ce qui apparait de manière objective comme une modification démographique en profondeur du pays - et beaucoup, vivant par exemple dans certains départements de l'Ile de France, appliquent un "effet loupe" à l'évolution réelle du pays, reprenant à leur compte les fantasmes sur "l'islamisation de la France", rhétorique hélas devenue dominante ... au Front National ! A cet égard, Sarkozy leur apparaissait comme un rempart, un "verrou" contre une immigration mal maitrisée ( environ 200.000 "réguliers" par an actuellement, dont une majorité du fait du "regroupement familial"). Qu'en sera-t-il avec François Hollande ? La Gauche de gouvernement s'annonce moins angélique que par le passé, avec deux engagements, celui de ne pas régulariser en masse les "sans papiers" et celui de maîtriser l'immigration : l'avenir nous dira ce que seront les actes au delà des promesses, mais les caricatures infâmes qui ont circulé et faisant du P.S le valet de l'islam radical, sont au mieux de la manipulation - et le candidat UMP en a usé largement, suivant la fameuse "ligne Buisson" dont on a largement parlé ! -, au pire un délire profond.

3) Mais justement, sur ce sujet de l'immigration, on peut dire que le discours de l'ancien Président a été plus que maladroit. Au lieu de braquer tous les projecteurs sur l'islam de France, au lieu de poser la question en termes identitaires, il aurait pu et du le centrer sur l'économie, et proposer au pays les décisions qu'imposent une situation économique et financière plus que critique : pour dire les choses brutalement, la France n'a plus les moyens "d'importer en masse de la pauvreté" et des travailleurs non qualifiés. Au lieu d'insulter une partie de la population, de la stigmatiser en associant l'immigration à des escroqueries aux aides sociales, il lui suffisait de tenir un discours ferme mais sans connotations racistes. Le résultat est venu comme un boomerang, avec plus de 90 % des Musulmans qui ont voté pour la Gauche - et des électeurs centristes effrayés vers la fin par la "droitisation" de sa campagne. D'où le désastre, au moins médiatique, du drapeau tricolore associé au camp vaincu ... et des drapeaux arabes brandis place de la Bastille, le 6 mai au soir.

4) Reste, aussi, que sa "politique musulmane" ne méritait ni un excès de louanges, ni un excès d'indignité. J'ai essayé de vous en rendre compte, ces dernières années, et vous retrouverez mes articles sous le libellé "Sarkozy et l'islam". Des erreurs il y en eut, comme l'espoir d'amadouer l'UOIF au moment de la création du CFCM, ou les éloges indécents faits à l'Arabie Saoudite lors d'un voyage officiel ; il y eut aussi - mais on en a parlé à mon micro dernièrement avec mon invité, Farid Hannache -, le poids exorbitant pris au cours de son mandat par l'Emirat du Qatar, base arrière des Frères Musulmans, devenu le grand allié régional de la France. Mais des gestes clairs et courageux, il y en a eu aussi, comme la loi interdisant le port de la Burqa en public, ou le refus de délivrer un visa au prêcheur de haine Youssouf al-Qaradawi, à quelques semaines des élections : on ne peut qu'espérer un courage analogue aux Socialistes, dont les alliés - Ecologistes comme Front de Gauche - sont plus que douteux en la matière.

5) Reste aussi, et enfin, le mauvais procès en racisme qu'on lui a fait : Nicolas Sarkozy, comme l'UMP, ont refusé toute alliance avec le Front National, largement responsable de leur défaite ; et c'est sous son mandat que l'on vit, enfin, des ministres musulmans à des postes de responsabilité comme Rachida Dati et Fadela Amara : en cliquant sur leur nom en libellé, on relira mes articles publiés à l'époque.

On remarquera, pour terminer, que je n'ai évoqué ni Israël, ni la "politique arabe de la France", faisons-le donc maintenant. Pour parler vite, je pense que la diplomatie française pèse de moins en moins dans la région, à l'image de la chute d'influence de l'Europe dans le Monde. Cette diplomatie a continué de suivre certains "fondamentaux" qui bougent peu sur le fond, depuis des décennies. Reste, cependant, une attitude certainement beaucoup plus chaleureuse du Président sortant vis à vis de l'état juif, en comparaison de celles de ses prédécesseurs ; et, pour parler toujours clairement et directement, un risque d'évolution négative en la matière, risque qui sera d'autant plus lourd que le Parti Socialiste aura besoin de ses alliés verts et du Front de Gauche, pour avoir la majorité à l'Assemblée Nationale ...

Jean Corcos 

23 mai 2012

A propos d'une photo haineuse ...



C'est un photo montage qui circule sur le WEB, et qui ravit ceux qui haïssent, soyons clair, non pas les islamistes radicaux, non pas les intégristes musulmans, mais toutes celles et ceux associé(e)s - et quelle que soit leur pratique -, à cette religion.

La cour de l'Elysée transformée en cour de Mosquée géante, et le tapis rouge transformé en tapis de prière, voilà ce qui en fait ricaner certains ... mais pas moi.

Je n'ai pas aimé, non plus, les drapeaux tunisiens, algériens, marocains, palestiniens qui ont été brandis - avec ceux de pays non arabes, reconnaissons-le aussi - sur la Place de la Bastille, le soir du 6 mai. Maladresse, provocation ? On sait que l'écrasante majorité du vote musulman est allé à François Hollande, et sur ce sujet je reviendrai dans un article particulier consacré à Nicolas Sarkozy, et qui sera publié vendredi. 

Que certains aient brandi ces drapeaux comme une manifestation, débile, de "revanche", c'est certain. Mais que cela serve à alimenter les fantasmes racistes de ceux qui nous prédisent une "islamisation" de la France, je le refuse aussi, catégoriquement. Et aucune bonne raison, même mon attachement viscéral à la survie et à la sécurité d'Israël ne me fera changer d'avis sur ce point !

J.C

22 mai 2012

Egypte : une campagne inédite dans le monde arabe

Amr Moussa, candidat à l'élection présidentielle

Le plus peuplé des pays du Moyen-Orient choisira son futur président les 23 et 24 mai. Pour les Égyptiens, il s'agit d'une grande première.

Pour la première fois de leur vie, les Égyptiens vivent une élection présidentielle démocratique. La campagne menée par les 13 candidats retenus est pour eux un sujet d'étonnement quotidien. Il ne s'agit pas simplement d'affiches collées sur les murs ou de slogans, chacun a son style, ou plutôt sa façon d'attirer les électeurs.
Cette course à la présidence a eu un temps fort, absolument inédit. Le jeudi 10 mai, des millions de téléspectateurs ont vu les deux favoris, Amr Moussa et Abdel-Moneim Aboul-Foutouh, s'attaquer sans retenue sur le petit écran. Moussa a été pendant dix ans le ministre des Affaires étrangères de Moubarak, puis il a été de 2001 à 2011 le patron de la Ligue arabe. Aboul-Foutouh est un islamiste modéré, un ancien pilier de la confrérie dont il a été chassé pour avoir décidé de briguer la première magistrature de l'État en juillet 2011. À l'époque, les Frères (al-Ikhwane) avaient promis de ne pas participer à la première présidentielle.
Le passé de chaque candidat a servi de cible à l'autre. "Comment un homme qui a travaillé pendant dix ans avec Moubarak peut-il prétendre reconstruire l'Égypte ?" a accusé Aboul-Foutouh. L'ancien ministre a rétorqué qu'il n'approuvait pas tous les actes du régime, et qu'il a été expulsé. Avant de lancer : "Vous avez fait de la prison, mais c'était pour défendre l'idéologie de la confrérie, et non pour la cause de la nation."

Du jamais-vu dans le monde arabe

Depuis la fin de la monarchie, en 1952, l'élection présidentielle obéissait à un scénario bien rodé. Le Parlement choisissait le futur président, et le peuple l'approuvait par référendum. Les bureaux de vote ont souvent été déserts, mais qu'importe puisque le résultat n'en tient pas compte : 95 à 97 % des électeurs plébiscitaient le choix du Parlement. En 2005, pour la première fois, l'élection fut plus ouverte, mais il s'agissait d'une fiction, les règles électorales faisant en sorte que seul le président Moubarak, ou un membre du parti au pouvoir, puisse être élu.
D'où, actuellement, une certaine méfiance du simple citoyen même si le Conseil supérieur des forces armées ne cesse de répéter qu'il remettra le pouvoir entre les mains du nouvel élu.
Pour assurer la transparence de ce scrutin inédit, les 23 et 24 mai, 14 000 juges superviseront les votes à travers le pays. Le recours au pouvoir judiciaire, qui s'est toujours montré irréprochable, devrait apaiser les craintes.

Enthousiasme

Mais une autre question se pose, non moins redoutable : quelles seront les prérogatives du chef de l'État puisque la nouvelle Constitution n'a pas encore été rédigée, pire, que le Parlement n'a toujours pas établi la composition de l'Assemblée constituante. Elle devrait voir le jour dans les prochains jours, mais n'aura pas le temps d'élaborer son projet. Officiellement, le président jouira soit des prérogatives accordées dans la Constitution de 1971, soit de celles définies dans la Constitution transitoire du 30 mars 2011 enrichie d'un addendum.
Ce climat d'incertitude n'entame pas l'enthousiasme des candidats en campagne. Depuis une vingtaine de jours, ils parcourent les divers gouvernorats, et exposent leur programme devant des milliers de sympathisants. Pourtant, les propositions n'offrent pas une grande diversité. Les plaies de l'Égypte sont connues : la misère (40 % des Égyptiens sont au seuil de la pauvreté), le chômage, la corruption. Les remèdes aussi : établir une économie libre, la justice sociale, promouvoir l'enseignement et la santé...

Clivages

Les libéraux, les laïcs, une bonne partie des Coptes et de la bourgeoisie soutiennent Amr Moussa. Aboul-Foutouh, héros des jeunes Frères musulmans, peut désormais compter sur les salafistes. Mais l'appui des islamistes radicaux inquiète les Coptes qui se sentaient proches de ce candidat modéré. Du côté des "petits candidats", Mohamed Morsi est puissamment aidé par la confrérie, qui affirme dans ses prêches que "voter pour Morsi, c'est plaire à Dieu". Ahmed Chafic est l'espoir des partisans de l'ancien régime, et l'armée, malgré son silence, ne saurait lui être défavorable.
Il est impossible de prédire le nom du futur président. D'autant plus qu'à une semaine du scrutin environ 40 % des électeurs affirment n'avoir pas encore fait leur choix. Il est également impossible de prévoir la façon dont le pouvoir militaire va préserver ses privilèges et son statut privilégié.

Denise Ammoun,
Le Point, 18 mai 2012
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21 mai 2012

L’Occident ne doit pas abandonner l’important carrefour afghan


Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, think tank libéral basé à Bruxelles, estime que le retrait des forces de l’OTAN et le transfert du pouvoir aux forces afghanes doivent s’accompagner d’un appui ciblé des Alliés dans des opérations antiterroristes. Cette question sera cruciale au sommet de Chicago les 20 et 21 mai prochain, alors que François Hollande a d’ores et déjà prévenu qu’il désengagerait totalement la France d’ici à la fin de l’année

La sortie des troupes de l’OTAN depuis le théâtre afghan et le passage de relais à Kaboul seront les questions les plus pressantes du sommet de Chicago [20 et 21 mai prochain]. La ligne directrice est de conduire un repli en bon ordre et de soutenir le pouvoir central afghan dans sa mission de contrôle du territoire. De fait, la situation en Afghanistan recèle des enjeux multiformes et le désintérêt serait lourd de conséquences.

Il faut de prime abord rappeler que l’engagement occidental en Afghanistan, suite aux attentats du 11 septembre 2001, s’est fait avec l’accord de l’ONU et dans le cadre du droit international. Après que les Talibans et Al-Qaida ont été dispersés, la «Communauté internationale» s’est engagée dans une entreprise d’ingénierie sociopolitique qui a buté sur les tourments géopolitiques de la Haute-Asie.

En 2009, le «surge» [l’accroissement massif des effectifs militaires] de l’administration du président Barack Obama est fondé sur la question des moyens civilo-militaires, la mobilisation des premières années étant jugée insuffisante. On peut aussi penser que les théories artificialistes de la postmodernité – l’idée que les identités ne seraient que superficielles et conventionnelles – ont prédisposé à la définition d’objectifs trop ambitieux. Une fois la guerre engagée en Irak, il était peut-être plus rationnel d’accorder la priorité à ce théâtre stratégique et de limiter ses objectifs en Afghanistan.

Les renforts ayant permis de contenir les offensives talibanes dans les régions afghanes les plus exposées, les difficultés s’étalant au plan géographique par ailleurs, le principe d’un retrait des troupes de l’OTAN à l’horizon 2014 a été arrêté lors du sommet de Lisbonne (2010). Formées et appuyées par les Alliés, les forces de sécurité afghanes sont appelées à prendre le relais. Le sommet de Chicago affinera le calendrier, statuera sur le niveau des forces afghanes et sur la répartition du financement entre alliés, coalisés et partenaires.
Précisons qu’il ne s’agit pas de se détourner de l’Afghanistan, ce qui réitérerait les erreurs de l’immédiat après-Guerre froide. Les Alliés ont en fait redéfini dans un sens plus restreint l’«état final recherché», c’est-à-dire le but de guerre. L’idée est de consolider un pouvoir central afghan à même de contrôler le territoire et de contenir le désordre des zones afghano-pakistanaises, pour empêcher la reconstitution d’un émirat islamique fonctionnant comme centre nerveux du terrorisme planétaire.

Ce faisant, l’OTAN bascule de la contre-insurrection au contre-terrorisme, à savoir une «guerre au scalpel» menée au moyen de drones, de forces spéciales et de troupes locales soutenues par les puissances occidentales. Les objectifs sont mieux circonscrits et ils semblent à portée, pour autant que les calculs domestiques et le «chacun pour soi» ne transforment pas ce redéploiement en fuite honteuse. Si tel était le cas, les contrecoups se ressentiraient dans l’ensemble du Grand Moyen-Orient et ils amplifieraient les logiques d’anomie ­à l’œuvre dans l’espace sahélo-saharien. Aussi les Etats-Unis et l’OTAN négocient-ils avec Kaboul des «partenariats stratégiques» visant à prolonger l’effort après 2014.

Un soutien inscrit dans la durée est d’autant plus nécessaire que l’Afghanistan n’est pas un lointain bout du monde au milieu de nulle part, mais un territoire à la croisée du Moyen-Orient, de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud. D’importantes problématiques géopolitiques – l’islamo-terrorisme, la prolifération et le désenclavement de l’Asie centrale – s’y recoupent.

Le conflit larvé que New Delhi et Islamabad se livrent sur place est connu. Sur les frontières nord-orientales de l’Afghanistan, la Chine doit être prise en compte. Hostile à l’Inde, elle est l’alliée du Pakistan. Aux frontières occidentales, l’Iran chiite soutient aussi certains groupes et chefs de guerre sunnites pourvu qu’ils s’attaquent à l’OTAN. Enfin, l’Afghanistan est une aire de passage vers l’Asie centrale et la Caspienne que la Russie s’efforce de maintenir dans l’«étranger proche». Moscou veut interdire aux Occidentaux le plein accès à ces espaces.

En Europe comme en Amérique du Nord, la circulation des cartes de la puissance semble justifier chez certains un intérêt moindre. Le fait est qu’il faudra raccourcir les lignes d’engagement pour mieux déterminer les points d’application de la «grande stratégie» occidentale et ne pas se laisser prendre au piège de l’hyperextension impériale. Cela dit, l’Afghanistan et son environnement ont trop d’importance pour être négligés: la guerre par procuration et le contre-terrorisme ouvrent donc une voie médiane.

Au vrai, le défi afghan met surtout en lumière les failles des sociétés européennes. Ce conflit de faible intensité ne requiert qu’un engagement limité mais les Etats providence ont dévoré les budgets militaires. Plus encore, on constate les effets d’une grande fatigue morale, avec le repli géographique sur l’Europe en guise de panacée. Une illusion de plus en ce nouvel âge global.

Jean-Sylvestre Mongrenier ,
Le Temps (Genève), Opinions,
Le 18 mai 2012

20 mai 2012

Connaissez-vous ce charmant pays (suite) ?



La devinette du mois
- mai 2012

Nouvelle devinette, dans la série inaugurée l'année dernière : il s'agit de deviner un pays musulman d'après l'architecture, typique, de sa capitale ou d'une grande ville.

Encore une devinette difficile, sauf pour ceux qui connaissent cette ville ... un peu mythique. Clairement, il s'agit bien d'un pays du Maghreb, et pas d'un Émirat du Golfe ! Un port important, une cité ancienne, même si les constructions neuves (pas visibles sur cette photo) se sont multipliées ces dernières années. Comme d'habitude, mails bienvenus à l'adresse du blog : rencontre@noos.fr. Les centaines d'amis de mon réseau FaceBook pourront aussi répondre sur mon page, où je mettrai un lien. Le résultat sera donné avec la prochaine devinette, le mois prochain.

Quand à la devinette précédente, il s'agissait de Koweït City, la capitale de l'Emirat du même nom : à nouveau, j'ai eu une bonne réponse sur ma page FaceBook, réponse donnée par un ami fidèle à la curiosité vraiment encyclopédique ! 

J.C

18 mai 2012

Anders Breivik, tueur sous influences

Anders Behring Breivik à l'ouverture de son procès (photo Reuters)


Le 16 avril s'ouvre à Oslo le procès d'Anders Behring Breivik. Durant la première semaine, le terroriste norvégien, inculpé du meurtre de 77 personnes, le 22 juillet 2011, à Oslo et sur l'île d'Utoya, aura la possibilité de justifier ses crimes. Les Norvégiens s'attendent à vivre une semaine pénible. Car, comme son avocat l'explique au Monde, "Breivik ne regrette rien et il referait la même chose si l'occasion se présentait".
Même si certains le considèrent comme fou - la cour en décidera à l'issue du procès, en juillet -, Breivik se prévaut d'une doctrine bien précise, avec ses penseurs et ses relais. Il est le premier terroriste à revendiquer une action de cette ampleur au titre du counterjihad, une idéologie et un mouvement dans les faits largement anti-islam. L'action de Breivik - un loup solitaire s'attaquant à l'Etat, qu'il désigne coupable de toutes les traîtrises - est en outre inspirée par l'extrême droite américaine.
CONSPIRATION
Le counterjihad a adopté la thèse "Eurabia", dont les promoteurs affirment que l'Europe est en voie d'être absorbée par le monde arabe. Depuis les années 1970, une conspiration lierait les élites européennes et les pays musulmans producteurs de pétrole sur le thème "pétrole contre immigrés musulmans". Selon Bat Ye'or, une chercheuse égyptienne d'origine juive habitant en Suisse, la France a joué un rôle de premier plan lorsque Michel Jobert, ministre des affaires étrangères de Georges Pompidou, lance l'idée du dialogue euro-arabe après la première crise pétrolière, en 1973. En échange de livraisons de pétrole en provenance des pays producteurs, soutient la chercheuse, l'Europe devait ouvrir ses portes aux musulmans et se soumettre à l'islam.
Deuxième conviction du counterjihad: il n'existe pas de musulmans modérés. Ceux qui le croient sont des naïfs, des victimes du politiquement correct, des imbéciles heureux ou, pire, des traîtres, collabos et adeptes de la "dhimmitude", cette soumission des non-musulmans à l'islam.
Le counterjihad pointe enfin l'arme démographique: les musulmans vont envahir l'Europe, car ils font plus d'enfants - ce que les études démentent, en pointant la baisse de natalité des familles immigrées installées en Europe.
RENAISSANCE NATIONALE
Dans le monde très disparate du counterjihad, tout le monde n'adhère pas à ces trois convictions, mais elles servent de toile de fond. ""Eurabia" est ridiculisée en étant décrite comme une théorie de la conspiration", remarque Kent Ekeroth, l'une des figures les plus emblématiques du mouvement counterjihad. Pour ce député suédois des Démocrates de Suède (SD), un parti d'extrême droite entré au Parlement en 2010, "il n'y a pas besoin de conspiration et de plan secret pour changer l'Europe.
L'immigration de masse suffit". La renaissance nationale est l'élément central de cette idéologie, fondée sur l'affrontement entre chrétiens et musulmans vieux de 1400 ans. Le leitmotiv est clair: Arabes et musulmans ne sont pas solubles dans les démocraties occidentales.
Quelques heures avant ses attentats sanglants, Breivik a posté sur Internet un manifeste de 1518 pages intitulé 2083: A European Declaration of Independance, qu'il a envoyé à plusieurs centaines de personnes. Le texte est truffé de références au counterjihad. Ce mouvement est également relayé depuis une dizaine d'années par des sites Internet et des blogs qui pullulent en Europe et aux Etats-Unis. Jihad Watch, l'un des plus actifs, est animé par l'Américain Robert Spencer - que Breivik cite souvent, le proposant même pour le prix Nobel de la paix. Il y a aussi Atlas Shrugs, de Pamela Geller, directrice d'American Freedom Defense Initiative (AFDI), et Stop Islamization of America (SIOA). Le site Internet le plus rassembleur est Gates of Vienna, où s'exprime un blogueur norvégien sous le nom de Fjordman ("l'homme du fjord", pseudonyme de Peder Are Nostvold Jensen).
EN GUERRE
Ce dernier fut l'un des inspirateurs de Breivik. "Fjordman a encouragé les Occidentaux à s'armer et il dit que, lorsque nous serons débarrassés du multiculturalisme, il faudra aussi se débarrasser de ses partisans", explique Tor Bach, responsable de Vepsen, un magazine norvégien spécialiste de mouvements extrémistes. Pour Tor Bach, il est essentiel de rappeler que Breivik "a été fortement influencé par de nombreuses personnes qui, aujourd'hui, s'en lavent les mains. Dire que Breivik n'est pas le produit d'un climat de débat et d'un mouvement politique est un mensonge".
L'avocat du terroriste a du reste demandé à Fjordman - mais aussi à des islamistes virulents - de témoigner au procès. Sa stratégie, qui suit la volonté de Breivik, est simple: montrer que le terroriste n'est pas fou, qu'il n'est pas le seul à penser ainsi et que, pour ces gens-là, une guerre est en cours. Pas simple. Car, depuis le carnage de 2011, les acteurs de cette mouvance tentent par tous les moyens de prendre leurs distances avec ce "fou" de Breivik.
En France, le mouvement compte quelques relais. Certains d'influence confidentielle, comme le blog Vérité, Valeurs et Démocratie, animé par Alain Wagner. D'autres plus médiatiques, comme le Bloc identitaire, formation d'extrême droite radicale, ou Riposte laïque, son allié sur la question. Ces deux organisations avaient lancé le fameux "apéro saucisson-pinard" du 18 juin 2010 avant de coorganiser, quelques mois plus tard, des Assises contre l'islamisation.
Ce samedi 31 mars, quelque 200 militants antijihad, venus d'une dizaine de pays européens, se sont rassemblés à Aarhus, au Danemark. C'est déjà dans cette ville qu'a eu lieu la première grande rencontre du mouvement counterjihad, en 2007, alors que l'affaire des caricatures de Mahomet, publiées en septembre2005 dans un quotidien local, faisait encore des vagues. Cette année, pour ceux qui espéraient une manifestation de masse, l'échec fut cuisant: les manifestants antiracistes ont mobilisé vingt fois plus de monde.
Mais, pour les leaders anti-islam, l'intérêt du rassemblement était ailleurs. Dans la portée symbolique que cette rencontre d'Aarhus a pu donner au mouvement. Le Britannique Tommy Robinson, fondateur en 2009 de l'English Defence League (EDL), la première organisation de rue du mouvement counterjihad, entouré de ses nombreux gardes du corps, était la vedette de
Tommy Robinson est une autre figure que Breivik cite en exemple. Et si le militant d'extrême droite a traité le terroriste norvégien de "monstre", il a ajouté à Aarhus: "Il avait raison dans le sens où l'islam est une menace pour l'Europe." A propos des manifestations tonitruantes de l'EDL dans les rues anglaises, il a déclaré: "Nous sommes un symptôme du problème. Le problème est le Coran et ses enseignements." Robinson prétend qu'il existe en Europe 21 ligues de défense calquées sur la sienne, comprenant chacune des milliers de membres. Dans les faits, de telles organisations ne mobilisent que quelques dizaines de personnes.
"FATRAS IDÉOLOGIQUE"
"L'élément le plus important, ce n'est pas les ligues de défense, explique toutefois le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste français de l'extrême droite, mais la manière dont les questions liées au multiculturalisme et à la présence de l'islam sont désormais au cœur de formations politiques qui aspirent au pouvoir." Pour ce chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), "l'aspect le plus inquiétant du fatras idéologique ayant motivé le passage à l'acte de Breivik est que l'idée-force de son manifeste est désormais la base du nouveau logiciel politique du national-populisme européen".
L'idéologie du counterjihad a favorisé un vaste reclassement au sein de nombreux partis populistes et d'extrême droite européens. Pour une partie d'entre eux, depuis les attentats du 11septembre 2001, l'ennemi principal est devenu l'islam. A leurs yeux, entre l'Occident et cette religion, une guerre de civilisations est en cours. Aussi la "nouvelle" extrême droite post-11-Septembre se distingue-t-elle de l'extrême droite traditionnelle dans son rapport à Israël et aux communautés juives, qu'elle espère enrôler dans son combat. Du coup, plusieurs formations ont abandonné, ou simplement mis en sourdine, les thématiques antisémites qu'elles avaient pu jadis porter.
DRAPEAUX ISRAÉLIENS
En Allemagne, l'extrême droite est déchirée. Le NPD demeure un parti raciste et antisémite traditionnel, tandis que les partis Pro Deutscland et Die Freiheit s'inspirent clairement de l'idéologie counterjihad - ils brandissaient des drapeaux israéliens à Aarhus. D'autres partis d'extrême droite en Europe auraient basculé de ce côté. Fjordman a affirmé au Monde que le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, le British Freedom Party en Grande-Bretagne, le Parti du peuple danois (DF), les Démocrates de Suède et l'UDC en Suisse sont "sur la bonne voie".
Faire le voyage en Israël est également devenu important pour les partis de cette nouvelle extrême droite. Ainsi, Louis Aliot, numéro deux du Front national, a été le premier dirigeant de ce parti à se rendre à Jérusalem, en décembre2011. "Si on croit comprendre le problème de l'islamisation en parlant d'"Eurabia", mais que dans le même temps on prend position pour les Arabes dans le conflit du Proche-Orient, alors c'est qu'on n'a rien compris", insiste le député suédois Kent Ekeroth.
CROISADE
Un argument désormais récurrent, notamment sur la blogosphère, est de comparer nazisme et islam. Mais, en "passant d'un discours racial à un discours culturel, plus acceptable", remarque Benjamin Abtan, secrétaire général d'EGAM (European Grassroots Antiracist Movement), un mouvement européen antiraciste. On remplace les juifs par les Arabes, la conspiration des "Protocoles des sages de Sion" par celle d'"Eurabia". Les plus radicaux ne nient plus l'Holocauste, mais minimisent le massacre de Srebrenica - cette ville de Bosnie où, en juillet 1995, des Serbes ont tué quelque 7500 musulmans. Certains voient même dans cet événement le symbole du début de la résistance à l'islam en Europe. Breivik a d'ailleurs écrit s'être engagé dans sa croisade non pas après les attentats du 11-Septembre mais lors des bombardements de Belgrade par l'OTAN, en 1999. Un crime inexcusable selon lui.
Ainsi, en dépit d'une impression désordonnée, ce milieu embryonnaire affiche sa cohérence. Comme l'explique Kent Ekeroth, le concept de counterjihad est désormais assez bien établi: "L'important, maintenant, est que les gens de la rue prennent conscience de ce qui se passe." Dans ce but, chacun, à son niveau, joue son rôle. Les partis agissent dans l'arène publique et affichent leurs distances avec ceux qui ont un discours trop musclé. Pour les petits soldats des ligues, l'heure n'est plus au discours mais à l'action. Entre les deux, la blogosphère maintient la tension en jouant la carte culturelle, aussi extrémiste soit-elle. Tous, à des degrés divers, font de l'alarmisme un paramètre essentiel du discours, avec en fond le spectre de la guerre civile.

Olivier Truc,
Le Monde, 14 avril 2012

17 mai 2012

Le monde arabe hait les femmes, par Mona Elthawy (2/2)


L'Insatiable Tentatrice

Je pourrais vous trouver une foule de cinglés débitant des laïus sur l’Insatiable Femme Tentatrice, mais je vais rester grand public avec Qaradawi, qui est suivi par un vaste auditoire sur les chaînes satellites et hors antenne. Bien qu’il affirme que la mutilation génitale des femmes (qu’il appelle la «circoncision», euphémisme courant qui tente de mettre cette pratique sur le même plan que la circoncision masculine) n’est pas «obligatoire», vous trouverez également cette inestimable observation dans un de ses livres: «Personnellement, je soutiens cette pratique vu les circonstances du monde moderne. Quiconque estime que la circoncision est le meilleur moyen de protéger ses filles devrait le faire», y a-t-il écrit, en ajoutant:
«L’opinion modérée favorise la pratique de la circoncision pour diminuer la tentation
Donc même chez les «modérés», les organes génitaux sont mutilés pour s’assurer que leur désir garde les lèvres cousues —cet hilarant jeu de mot est intentionnel bien sûr. Qaradawi a depuis émis une fatwa contre la mutilation génitale féminine, mais personne ne s’étonne que quand l’Egypte a interdit la pratique en 2008, certains législateurs des Frère musulmans se soient opposés à la loi. Et c’est toujours le cas - y compris une éminente députée, appelée Azza al-Garf.
Pourtant ce sont bien les hommes qui n’arrivent pas à se contrôler dans les rues, où, du Maroc au Yémen, le harcèlement sexuel est endémique, et c’est à cause des hommes que tant de femmes sont encouragées à se voiler. Au Caire, un wagon de métro est réservé aux femmes pour nous protéger des mains baladeuses et de pire encore ; d’innombrables centres commerciaux saoudiens sont réservés aux familles, interdisant l’accès aux hommes seuls s’ils ne produisent pas la femme requise pour les accompagner.
Nous entendons souvent que les économies défaillantes du monde arabe empêchent de nombreux hommes de pouvoir se marier, et certains utilisent cet argument pour expliquer la hausse du niveau de harcèlement sexuel dans les rues. Un sondage de 2008 de l’Egyptian Center for Women's Rights révèle que plus de 80% des Egyptiennes déclarent avoir subi un harcèlement sexuel et plus de 60% des hommes admettent le pratiquer. En revanche, rien sur la manière dont un mariage plus tardif peut affecter les femmes. Les femmes ont-elles des besoins sexuels ou non? Apparemment, le monde arabe n’en est qu’à ses balbutiements en termes de rudiments de biologie humaine.

La vénération d'un Dieu misogyne

C’est là qu’intervient l’appel à la prière et la sublimation par la religion que Rifaat introduit si brillamment dans son récit. Tout comme les religieux nommés par le régime bercent les pauvres avec des promesses de justice —et de vierges nubiles— dans l’au-delà au lieu de reconnaître la corruption et le népotisme du dictateur dans cette vie, de même les femmes sont réduites au silence par une association mortelle d’hommes qui les détestent tout en leur affirmant que Dieu est fermement de leur côté, à eux.
Je reviens à l’Arabie saoudite, et pas seulement parce quand j’ai rencontré ce pays à l’âge de 15 ans, le traumatisme m’a propulsée dans le féminisme —il n’y a pas d’autre moyen de le décrire— mais parce que le royaume assume ouvertement sa vénération d’un Dieu misogyne et qu’il n’a jamais à en payer les conséquences, grâce à son maudit double avantage d’avoir du pétrole et d’abriter les deux sites les plus sacrés de l’islam, la Mecque et Médine.
A l’époque —dans les années 1980 et 1990— comme aujourd’hui, les religieux qui passaient à la télévision saoudienne étaient obsédés par les femmes et leurs orifices, et surtout par ce qui en sortait. Je n’oublierai jamais la fois où j’ai entendu que si un bébé mâle vous urinait dessus, vous pouviez garder vos vêtements pour prier, alors que si c’était une fille, il fallait vous changer. Mais qu’est-ce qui pouvait bien vous rendre impur dans l’urine de fillette? m’étais-je demandé.
La haine des femmes.
Voulez-vous savoir à quel point l’Arabie saoudite déteste les femmes? Au point que 15 filles sont mortes dans l’incendie de leur école à la Mecque en 2002, quand la «police des mœurs» les a empêchées de fuir le bâtiment en feu —et empêché les pompiers de les secourir— parce qu’elles ne portaient pas les voiles et les manteaux obligatoires en public. Et il n’y a eu aucune conséquence. Personne n’a été jugé. Les parents ont été réduits au silence. L’unique concession faite à l’horreur par Abdallah, le prince royal de l’époque, a été de soustraire l’éducation des filles aux fanatiques salafistes qui ont néanmoins réussi à maintenir largement leur main de fer sur le système éducatif du royaume.

Haine en Arabie saoudite, haine en Tunisie, haine en Libye...

Il ne s’agit pas là d’un phénomène exclusivement saoudien, d’une curiosité odieuse dans ce désert riche et isolé. La haine islamiste des femmes se consume ardemment dans toute la région —aujourd’hui plus que jamais.
Au Koweït, où pendant des années les islamistes ont combattu le droit de vote des femmes, ceux-ci ont harcelé les quatre femmes qui avaient réussi à accéder au parlement, exigeant que les deux qui ne couvraient pas leurs cheveux portent des hijabs. Quand le parlement koweitien a été dissout en décembre dernier, un député islamiste a exigé que la nouvelle chambre —où ne siégeait plus la moindre femme— discute cette loi sur «la tenue décente
En Tunisie, longtemps considérée comme ce qui se rapprochait le plus d’un exemple de tolérance à suivre dans la région, les femmes ont retenu leur respiration à l’automne dernier quand le parti islamiste Ennahda a remporté la majorité des voix lors des élections de l’Assemblée constituante. Les dirigeants du parti se sont engagés à respecter le Code du statut personnel de 1956, qui déclare «le principe d’égalité entre hommes et femmes» en tant que citoyens et interdit la polygamie. Mais des enseignantes d’université et des étudiantes se sont plaintes depuis d’avoir subi des agressions et des intimidations de la part d’islamistes parce qu’elles ne portaient pas de hijabs, tandis que de nombreux activistes du droit des femmes se demandent comment des débats sur la loi islamiste vont réellement affecter la loi réelle sous laquelle elles devront vivre dans la Tunisie post-révolution.
En Libye, la première chose que le chef du gouvernement par intérim, Moustafa Abdel Jalil, promit de faire fut de lever les restrictions du tyran mort concernant la polygamie. Avant d’imaginer Mouammar al-Kadhafi comme un féministe, souvenez-vous que sous son règne, les filles et les femmes qui avaient survécu à des agressions sexuelles ou étaient soupçonnées de «crimes moraux» étaient jetées dans des «centres de réhabilitation sociale», des prisons en réalité, d’où elles ne pouvaient sortir tant qu’un homme n’acceptait pas de les épouser ou que leurs familles ne les reprenaient pas.
Et puis il y a l’Egypte, où moins d’un mois après le retrait du président Hosni Moubarak, la junte militaire qui le remplaçait, officiellement pour «protéger la révolution», nous a involontairement rappelé les deux révolutions dont nous, les femmes, avons besoin. 

Même la voix est une tentation

Après avoir débarrassé la place Tahrir des manifestants, l’armée a arrêté des dizaines d’activistes, hommes et femmes. Les tyrans oppriment, battent et torturent tout le monde. Ça nous le savons. Mais ces officiers réservent les «tests de virginité» aux activistes femmes: un viol sous la forme d’un médecin qui insère ses doigts dans le vagin à la recherche de l’hymen (le médecin a été poursuivi et finalement acquitté en mars).
Quel espoir peut-il y avoir pour les femmes dans le nouveau parlement égyptien, dominé comme il l’est par des hommes bloqués au VIIe siècle? Un quart de ces sièges parlementaires sont désormais occupés par des salafistes, qui estiment que singer les us et coutumes de l’époque du prophète Mahomet est une prescription appropriée à la vie moderne. A l’automne dernier, en présentant des candidates aux élections [parce que la législation l’y obligeait], le parti salafiste égyptien Al-Nour a remplacé le visage de chaque femme par une fleur. Les femmes ne doivent être ni vues, ni entendues —même leur voix est une tentation— elles siègent donc au parlement égyptien, couvertes de noir des pieds à la tête et toujours absolument muettes.
Et nous sommes au beau milieu d’une révolution en Egypte ! C’est une révolution au cours de laquelle des femmes sont mortes, ont été battues, mitraillées et agressées sexuellement en luttant aux côtés des hommes pour débarrasser notre pays de ce patriarche majuscule —Moubarak— et pourtant tant de patriarches minuscules nous oppriment encore.
Les Frères musulmans, avec presque la moitié de tous les sièges de notre nouveau parlement révolutionnaire, ne croient pas que les femmes (ou les chrétiens d’ailleurs) puissent être présidentes. Celle qui dirige le «comité des femmes» du parti politique des Frères musulmans a récemment déclaré que les femmes ne devraient ni défiler ni manifester car il est plus «digne» de laisser leurs maris et leurs frères le faire pour elles.
La haine des femmes va loin dans la société égyptienne. Celles d’entre nous qui ont défilé et manifesté ont dû négocier un champ de mines d’agressions sexuelles commises à la fois par le régime et ses laquais, et, malheureusement, parfois par ceux qui font la révolution à nos côtés. 

Celui qui a décidé ainsi n'a jamais été une femme

Le jour de novembre où j’ai été victime d’une agression sexuelle dans la rue Mohamed Mahmoud près de la place Tahrir, par au moins quatre membres de la police anti-émeutes égyptienne, j’avais d’abord été pelotée par un homme sur la place même. Alors que nous dénonçons avec empressement les agressions commises par le régime, quand nous nous faisons violenter par des civils comme nous, nous imaginons immédiatement que ce sont des agents du régime ou des voyous car nous ne voulons pas ternir l’image de la révolution.
Quelles solutions?
D’abord, arrêtons de faire semblant. Reconnaissons la haine pour ce qu’elle est. Résistons au relativisme culturel et sachons que même dans des pays qui connaissent des révolutions et des soulèvements, les femmes resteront toujours la cinquième roue du carrosse. On vous dira - à vous, le monde extérieur - que c’est notre «culture» et notre «religion» de faire ceci ou cela aux femmes. Sachez bien que celui qui en a décidé ainsi n’a jamais été une femme. Les soulèvements arabes ont peut-être été déclenchés par un homme arabe - Mohamed Bouazizi, le vendeur des rues tunisiens qui s’est brûlé vif par désespoir - mais ils seront terminés par les femmes arabes.

N'attendons pas que nos Bouazizi meurent

Amina Filali —la jeune marocaine de 16 ans qui s’est empoisonnée après avoir été forcée à épouser son violeur, qui la battait— est notre Bouazizi. Salwa el-Husseini, la première femme égyptienne à s’ériger publiquement contre les «tests de virginité»; Samira Ibrahim, la première à être allée devant les tribunaux; et Rasha Abdel Rahman, qui a témoigné à ses côtés —elles sont nos Bouazizi. Il ne faut pas attendre qu’elles meurent pour le devenir. Manal al-Sharif, qui a passé neuf jours en prison pour avoir enfreint la loi de son pays interdisant aux femmes de conduire, est la Bouazizi d’Arabie saoudite. Elle est à elle seule une force révolutionnaire qui s’oppose à un océan de misogynie.
Nos révolutions politiques ne réussiront pas si elles ne sont pas accompagnées de révolutions de la pensée —des révolutions sociales, sexuelles et culturelles qui renverseront les Moubarak dans nos esprits autant que dans nos chambres à coucher.
«Vous savez pourquoi ils nous ont soumises à des tests de virginité?», m’a demandé Samira Ibrahim après que nous avons défilé des heures en l’honneur de la journée internationale de la femme au Caire le 8 mars.
«Ils veulent nous faire taire ; ils veulent chasser les femmes pour qu’elles retournent à la maison. Mais nous ne bougerons pas
Nous ne nous réduisons pas à nos foulards et à nos hymens. Ecoutez celles d’entre nous qui se battent. Amplifiez les voix de la région et regardez de près la haine dans ses yeux. Il y eut un temps où être islamiste était la position politique la plus vulnérable en Égypte et en Tunisie. Sachez qu’aujourd’hui, ce pourrait bien être celle de la femme. Comme ça l’a toujours été.

Mona Eltahawy
Traduit par Bérengère Viennot
Slate.fr, 2 mai 2012

15 mai 2012

Le monde arabe hait les femmes, par Mona Eltahawy (1/2)

Mona Etlahawi

Excision, violences domestiques, négation des droits civiques… Certains vous diront que c’est notre «culture» et notre «religion» de faire ceci ou cela aux femmes. Sachez bien que celui qui en a décidé ainsi n’a jamais été une femme.

Dans Distant View of a Minaret, feu Alifa Rifaat, auteure égyptienne trop peu connue, commence sa nouvelle par l’histoire d’une femme si indifférente aux relations sexuelles avec son mari qu’elle observe une toile d’araignée au plafond à balayer plus tard pendant qu’il se concentre uniquement sur son plaisir à lui. Elle a le temps de ruminer sur ses refus répétés de prolonger le rapport jusqu’à ce qu’elle aussi atteigne l’orgasme, «comme s’il voulait la priver exprès». Au moment même où son mari refuse de la faire jouir, l’appel à la prière interrompt son orgasme à lui, et il sort. Après s’être lavée, elle se perd en prière - tellement plus épanouissante qu’elle a hâte qu’arrive l’heure de la prochaine - et se met au balcon pour regarder dans la rue. Elle interrompt sa rêverie pour préparer consciencieusement le café de son mari, qu’il boira après sa sieste. Elle l’apporte dans la chambre afin de le verser devant lui, comme il aime, et constate qu’il est mort. Elle envoie leur fils chercher un médecin.
«Elle retourna au salon et versa le café pour elle. Son propre calme l’étonnait
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En juste trois pages et demie, Rifaat déroule un tiercé de sexe, de mort et de religion, un bulldozer qui écrase le déni et toute velléité défensive pour viser au cœur de la misogynie dans le monde arabe. Il n’y a pas à dorer la pilule. Ils ne nous haïssent pas à cause de nos libertés, comme le voudrait le cliché américain usé post -11-Septembre. Nous n’avons pas de libertés parce qu’ils nous haïssent, comme le dit si puissamment cette femme arabe.
Oui: ils nous haïssent. Il faut que cela soit dit.
Certains me demanderont peut-être pourquoi j’aborde le sujet maintenant, au moment où la région se soulève, nourrie pour une fois non par la haine habituelle de l’Amérique et d’Israël mais par une exigence commune de liberté. Après tout, est-ce que tout le monde ne devrait pas d’abord obtenir les droits de base, avant que les femmes n’exigent des traitements particuliers? Et qu’est-ce que le genre, ou le sexe d’ailleurs, a à voir avec le Printemps arabe?

Notre révolution n'a pas commencé

Mais je ne parle pas du sexe caché dans des coins sombres ou dans des chambres fermées. Un système politique et économique dans son intégralité —qui traite la moitié de l’humanité comme des animaux— doit être détruit en même temps que les tyrannies plus ostensibles qui étouffent l’avenir de la région. Tant que la colère ne se sera pas déplacée des oppresseurs de nos palais présidentiels aux oppresseurs dans nos rues et nos maisons, notre révolution n’aura pas commencé.
Alors: c’est vrai, les femmes du monde entier ont des problèmes; c’est vrai, les États-Unis n’ont pas encore élu une femme président; et oui, les femmes continuent d’être traitées en objet dans beaucoup de pays «occidentaux» (je vis dans l’un d’entre eux). C’est généralement là-dessus que la conversation se termine quand vous essayez de discuter des raisons pour lesquelles les sociétés arabes haïssent les femmes.
Mais mettons de côté ce que les États-Unis font ou ne font pas aux femmes. Citez-moi un nom de pays arabe, et je vous réciterai une litanie de mauvais traitements, attisés par un mélange toxique de culture et de religion, que peu semblent vouloir ou pouvoir démêler de peur de blasphémer ou de choquer. 

Imaginez... C'est 1.000 fois pire

Quand plus de 90% des femmes mariées en Egypte —y compris ma mère et cinq de ses six sœurs— ont subi une mutilation génitale au nom de la décence, alors sûrement, il est nécessaire que tous, nous blasphémions. Quand les femmes égyptiennes sont soumises à d’humiliants «tests de virginité» uniquement parce qu’elle ont osé prendre la parole, il n’est pas temps de se taire. Quand un article du code pénal dit que si une femme a été battue par son mari «avec de bonnes intentions» aucuns dommages-intérêts exemplaires ne peuvent être demandés, alors au diable le politiquement correct. Et dites-moi, s’il vous plaît, ce que sont de «bonnes intentions»? Légalement, elles sont censées comprendre toute raclée qui ne soit «pas violente» ou «dirigée vers le visage».
Ce que tout cela signifie, c’est que quand on en vient au statut de la femme dans le monde arabe, la situation n’est pas meilleure que ce que vous pensiez. En fait elle est mille fois pire. Même après ces «révolutions», on considère que tout va à peu près pour le mieux dans le meilleur des mondes tant que les femmes restent voilées, prisonnières de leur foyer, qu’on leur refuse la simple mobilité de monter dans leurs propres voitures, qu’elles sont obligées de demander aux hommes la permission de voyager et qu’elles sont incapables de se marier, ou de divorcer, sans la bénédiction d’un mâle responsable d’elles.
Aucun pays arabe ne figure parmi les 100 premiers du Rapport mondial sur l'inégalité entre les sexes du Forum économique mondial, ce qui place toute la région dans son ensemble parmi les bons derniers de la planète. Pauvres ou riches, nous détestons tous nos femmes. 

Eternelles mineures

L’Arabie saoudite et le Yémen voisins, par exemple, sont peut-être à des années-lumière l’un de l’autre en termes de PIB, mais quatre places seulement les séparent dans l’indice des inégalités, avec le royaume à la 131e position et le Yémen 135e sur 135. Le Maroc, dont la loi «progressiste» sur la famille est si souvent vantée (un rapport de 2005 par des «experts» occidentaux le qualifie «d’exemple pour les pays musulmans visant à l’intégration dans la société moderne») occupe la 129e place; selon le ministère de la Justice marocain, 41.098 filles de moins de 18 ans y ont été mariées en 2010.
On comprend facilement pourquoi le Yémen est le pays le plus mal noté, puisque 55% des femmes y sont illettrées, 79% ne travaillent pas et une seule femme siège au Parlement qui comprend 301 députés. Les abominables reportages sur des fillettes de 12 ans qui meurent en couches n’aident pas à y endiguer la vague des mariages d’enfants. A la place, les manifestations de soutien au mariage des enfants surpassent celles qui s’y opposent, alimentées par les déclarations du clergé claironnant que les opposants à la pédophilie approuvée par l’État sont des apostats car le prophète Mahomet, selon eux, aurait épousé sa deuxième femme Aïcha alors qu’elle n’était qu’une enfant.
Mais au moins les femmes yéménites ont-elles le droit de conduire. Cela n’a certainement pas mis un terme à leurs innombrables problèmes, mais c’est un symbole de liberté —et un tel symbolisme ne résonne nulle part ailleurs plus fort qu’en Arabie saoudite, où le mariage des enfants est également pratiqué et où les femmes sont d’éternelles mineures quel que soit leur âge ou leur niveau d’études. Les femmes saoudiennes, beaucoup plus nombreuses que les hommes sur les campus des universités, en sont pourtant réduites à regarder des hommes bien moins qualifiés qu’elles contrôler tous les aspects de leur vie.
Oui, l’Arabie saoudite, où la rescapée d’un viol collectif a été condamnée à de la prison pour avoir accepté de monter dans une voiture sans membre masculin de sa famille, et qui a dû recourir à la grâce royale; l’Arabie saoudite, où une femme qui bravé l’interdiction de conduire a été condamnée à 10 coups de fouets et a elle aussi dû implorer la grâce royale; l’Arabie saoudite, où les femmes n’ont toujours pas le droit ni de voter, ni de se présenter aux élections, et où un décret royal promettant de leur accorder le droit de vote pour des élections locales presque totalement symboliques en —vous allez rire— 2015 est considéré comme un «progrès».

Pourquoi nous haïssent-ils?

La situation est tellement déplorable pour les femmes en Arabie saoudite que ces minuscules cadeaux paternalistes sont accueillis avec ravissement et que le monarque qui les octroie, le roi Abdallah, est salué comme un «réformateur» —même par ceux qui devraient avoir un peu plus de jugeote, comme Newsweek, qui en 2010 l’a fait figurer parmi les 11 dirigeants mondiaux les plus respectés.
Vous voulez savoir à quel point la situation y est navrante? La réaction du «réformateur» aux révolutions qui ont surgi dans toute la région a été d’engourdir son peuple à coups de davantage de subsides gouvernementaux —notamment à destination des fanatiques salafistes de qui la famille royale saoudienne tient sa légitimité. Le roi Abdallah a 87 ans. Attendez de voir le prochain sur la liste, le prince Nayef, un homme tout droit sorti du Moyen-Age. Sa misogynie et son fanatisme donnent au roi Abdallah des airs de Susan B. Anthony.
Alors pourquoi nous haïssent-ils? En grande partie pour une histoire de sexe, ou plus précisément d’hymen.
«La raison pour laquelle les extrémistes s’acharnent toujours sur les femmes reste un mystère pour moi», a récemment regretté la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton. «Mais ils semblent tous le faire. Peu importe le pays où ils vivent ou la religion qu’ils revendiquent. Ils veulent contrôler les femmes.» (Et pourtant Clinton représente une administration qui soutient ouvertement beaucoup de ces despotes misogynes.)
Si ces régimes exercent un tel contrôle, c’est souvent par conviction que dans le cas contraire, une femme n’est jamais qu’à quelques degrés de la nymphomanie. Voyez Youssef al-Qaradawi, le religieux populaire et animateur de télévision sur Al Jazeera, conservateur de longue date, qui a développé un penchant étonnant pour les révolutions du monde arabe —une fois qu’elles avaient commencé, bien entendu— car il avait compris sans doute que celles-ci allaient éliminer les tyrans qui avaient tourmenté et opprimé à la fois lui et le mouvement des Frères musulmans dont il est issu.

Mona Eltahawy
Traduit par Bérengère Viennot
Slate.fr, 2 mai 2012

Mona Eltahawy est une éditorialiste égypto-américaine. En novembre 2011, la police égyptienne l'a frappée, lui cassant le bras gauche et la main droite, et l'a agressée sexuellement. Elle a été détenue par le ministère de l'Intérieur et les services de renseignement militaire pendant douze heures.