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18 novembre 2010

Un conflit d'Universels : relire d'urgence Eric Marty !

Citation on line



Extrait de "Bref séjour à Jérusalem" par Eric Marty, repris le 9 mai 2003 sur le site "Debriefing.org"



Introduction :
Mon ami Charles L., de Montréal, me fait l'honneur de suivre régulièrement ce blog. Il m'envoie, régulièrement, des liens et extraits tirés du Net que je ne peux, malheureusement, reprendre tous en ligne. J'ai cependant voulu rapidement partager avec mes lecteurs cet extrait d'un texte déjà ancien (2001) d'Eric Marty, professeur de littérature contemporaine à l'Université Paris VII. Comme on le verra, il met le doigt sur une des sources d'incompréhension les plus profondes entre la France et Israël : une sorte de compétition entre deux conceptions de l'Universel, qui déstabilise la vision du Monde de nos compatriotes ... et aboutit, hélas et chez beaucoup d'entre eux, à un refus  existentiel de l'état juif.
Bonne lecture !
J.C
Dans "la métaphysique des nations ", la France est sans doute le pays le moins à même de comprendre ce nom propre qu’est Israël. Cette incompréhension viscérale tient tout simplement à ce que la France est porteuse, détentrice et peut-être fondatrice d’un type d’universalité antagoniste avec celui qui fonde le nom d’Israël. Comment l’universalité française égalisatrice, nivellatrice, fusionnelle comprendrait-elle une universalité en écart ?
Et d’abord peut-il y avoir tant d’universalités sur terre ? N’est-ce pas une contradiction insupportable ? Que peut signifier une universalité qui s’inscrit dans un écart symbolique ? Comment comprendre ces juifs, en qui tout l’univers affleure, puisque toutes les races sont représentées par le nom d’Israël, dans le nom d’Israël et par son peuple composé de noirs, de blancs, d’orientaux, de slaves, de méditerranéens, etc., et qui, en même temps, circonscrit l’appartenance au nom à des conditions fort strictes ?
Comment comprendre le cosmopolitisme, ethnique, culturel, linguistique, comment comprendre ce cosmopolitisme essentiel du nom Israël et du peuple d’Israël, lui qui ne fut jamais, comme Rome, comme Londres ou comme Paris, le foyer d’un empire ?
Comment comprendre la diversité pure de cet universel, diversité non pas seulement historique, liée à la diaspora de l’ère chrétienne, mais presque originelle, associée à la dispersion des tribus d’Israël ?
Et que veut dire un universel dont un peuple élu serait le détenteur ? Il y a apparemment trop de théologie là-dedans aux yeux d’un Français pour qui l’universel est une notion simple : tous les gens sont pareils et tous les gens sont comme moi. Cet universalisme républicain qui ne conçoit pas l’universel comme épreuve mais comme nature.

Les tenants de l’Universel français ont compris que, quelle que soit l’aide émancipatrice et libératrice qu’ils apporteraient aux peuples martyrs, ils resteraient d’éternels colons : l’universel qu’ils offraient n’était pas tout à fait cette pure délivrance, le pur signifiant de la Liberté, il demeurerait encore et toujours un universel français.

C’est dans cet échec historique de l’universel français et le passage ambigu de témoin qui fut opéré avec le Tiers-monde, que gît le rapport énigmatique d’incompréhension, de falsification, de négation d’Israël par la France, de cette négation qui est une spécialité française. Cet échec de l’universel français, nous le vivons comme un long deuil dont l’Europe nous débarrassera peut-être pour notre plus grand bonheur, où être français se vivra et se pensera alors plus librement. Le nom propre Israël ne veut rien dire pour la nation française. Ce nom est un nom essentiellement raturé et donc illisible. Et la première rature est là. Israël n’est et ne peut être qu’un prolongement, qu’une marionnette ou qu’un surgeon des Etats-Unis. Il est impensable qu’Israël signifie autre chose que cela.

Chaque jour en lisant la presse française, je me suis demandé ce qui pouvait bien animer ce besoin de maquiller la réalité, de travestir les choses, de mentir. Ce qui anime le besoin de mentir, c’est tout simplement la volonté de voir disparaître l’Etat d’Israël comme Etat juif. Bien sûr, tous ces gens ne sont pas animés d’un désir d’extermination du peuple juif : rien de tel dans leur esprit. S’il y a un antisémitisme de gauche, il n’a pas encore la parole en France. Non, ce qu’ils désirent voir disparaître c’est la judéité de l’Etat d’Israël, et par voie de conséquence, l’Etat d’Israël lui-même.
Un article de Gilles Paris, paru dans Le Monde du 14 avril 2001, est, à ce titre, un pur révélateur : cet article s’intitule "A la recherche de l’Andalousie du XXIème siècle". Titre étrange puisqu’il prend comme modèle la colonisation du sud de l’Espagne par les Maures (pourquoi ne pas proposer alors le modèle colonial français en Algérie ?). Au fond l’idéal de Gilles Paris, celui de l’idéologie franco-palestinienne à propos d’Israël, c’est que le peuple juif, comme dans l’Espagne mauresque, redevienne ce qu’il a été si souvent, ici ou là, un peuple sans Etat, minorité protégée par la bienveillance arabo-musulmane dont on sait - l’histoire nous l’apprend - qu’elle est sans limite. Quel autre sens trouver à cette "Andalousie", dont Gilles Paris semble avoir une grande nostalgie pour les juifs ? Le nom et le statut existent, nul besoin de l’inventer : les Arabes ont tout prévu, ils appelaient cela les dhimmis.

Qu’y a-t-il de si insupportable à l’humanité dans l’existence d’un Etat juif ? Qu’y a-t-il de si insupportable dans l’Etat d’Israël ? Rien en tout cas qui puisse heurter ceux qui souffrent de phobie à l’égard de la pureté ethnique, puisque la population juive d’Israël est, comme on l’a dit, en vertu de l’universalité originaire du peuple juif, la population la plus multiraciale qui soit. L’universel juif, on le voit, est bien particulier. Il n’est pas comme pour les autres nations un futur, un avenir, ou un idéal à conquérir, il est originaire. Voilà peut-être ce que tant de gens ne supportent pas dans l’existence même d’Israël, dont l’universalité les précède et les précédera, à tous les sens du mot, jusqu’à la fin du monde.

L’idéal sioniste est la seule utopie du XXème siècle qui ait réussi, la seule à avoir suscité un homme nouveau sans produire un monstre, tel l’homo sovieticus, ou l’homme aryen, tout simplement parce que, là encore, ce n’est pas avec un avenir démiurgique que les sionistes ont composé, mais avec l’homme originaire qui était en eux : l’hébreu. Comment est-il envisageable pour les juifs de se déposséder d’une reconquête sans précédent dans l’histoire ? Israël aujourd’hui n’a pour Être que son existence, Israël n’est qu’existence.

Cette détermination purement existentielle d’Israël, je la vois dans une double vulnérabilité. Une vulnérabilité historique : Israël a à peine plus de cinquante ans, l’âge d’un être humain - encore assez être humain pour pouvoir mourir, disparaître et retourner à la poussière. Une vulnérabilité géographique : Israël est grand comme à peine deux départements français : sans réserves territoriales, une seule défaite peut l’anéantir : Israël ne joue jamais avec la vie, car tout son être est dans cette existence finie. Cette détermination purement existentielle d’Israël, je le vois dans son nom propre et dans l’anthropologie qu’il dessine : ce nom qu’elle a hérité d’un homme, Jacob. Jacob a été appelé Israël parce qu’il a lutté avec Dieu toute une nuit et qu’il n’a pas cédé sur son identité.


Eric Marty,
"Bref séjour à Jérusalem", Editions Gallimard