Rechercher dans ce blog

20 juin 2011

Arabie saoudite: la voiture qui cache les vrais problèmes


Manal Al-Charif

Introduction :
Et si l'histoire de Manal Al-Charif faisait aussi le jeu du régime saoudien? Pendant ce temps-là, on ne parle pas de redistribution des richesses, lutte contre la corruption, droits politiques, réforme constitutionnelle, libération des prisonniers politiques, maladies du roi et des princes, succession dynastique, etc.
J.C

Vous avez sûrement vu la vidéo de Manal Al-Charif au volant d’une voiture dans les rues de Dammam. La presse internationale multiplie les articles sur l’arrestation et l’emprisonnement de la jeune conductrice.
La révolution saoudienne sera celle des femmes au volant, semblent prédire les commentateurs qui tiennent enfin une icône révolutionnaire  au royaume des  émirs et  des pétrodollars.
Mais ne serions-nous pas en train de nous fourvoyer, incapables de voir plus loin que le bout du pare-choc de la voiture de Manal Al-Charif? Et si l’histoire de Manal faisait aussi le jeu du régime saoudien? S’il est un pays où les femmes ont encore beaucoup à conquérir, c’est bien en Arabie saoudite.
Mais cette provocation sur fond de guerre des sexes est une sorte d’affrontement très limité et codé auquel le pouvoir en place a sans doute tout intérêt : Manal Al-Charif à la une des journaux étrangers est bien moins dommageable pour la dynastie des Al-Saoud que les visages et les noms des centaines  d’opposants arrêtés et emprisonnés, ces dernières années.
Chaque fois qu’il y a crise politique au Royaume saoudien, c’est la même histoire qui ressort, la même polémique ritualisée, avertit l’anthropologue Madhawi Al-Rachid dans le quotidien Al Quds Al-Arabi. «Le courage de Manal Al- Charif ne souffre aucun doute (…) Toutefois rien ne sert autant le régime tyrannique que l’agitation de cette question-là. Elle permet surtout de faire diversion d’autres sujets plus fondamentaux», écrit cette professeure d’origine saoudienne qui travaille au King’s College de Londres.
Et elle est longue, la liste des «autres sujets plus fondamentaux»: redistribution des richesses, lutte contre la corruption, droits politiques, réforme constitutionnelle, libération des prisonniers politiques, maladies du roi et des princes, succession dynastique, etc. Les raisons de manifester contre la famille régnante ne manquent pas.

Cela bouge, un peu

Mais depuis l’échec de l’appel de la mobilisation du 11 mars, ce sont surtout des petits groupes de personnes qui se rassemblent ponctuellement. Les uns, devant le ministère du Travail  pour réclamer des emplois (30% des jeunes entre 20 et 30 ans sont chômeurs, surdiplômés pour 87% d’entre eux); les autres, devant le ministère de l’Intérieur pour demander la libération des prisonniers politiques; les derniers dans l’est du pays où vit la minorité chiite (10% des 28 millions d’habitants).
«Ces regroupements de jeunes, de femmes, de professeurs sont le signe que quelque chose bouge, explique Madhawi Al-Rachid. Mais la vague de fond n’est pas pour aujourd’hui car, fin février, le Roi Abdallah a acheté la loyauté de ses sujets: soit 25 milliards de dollars distribués sous forme de deux mois de salaires supplémentaires pour les fonctionnaires, de subventions dans le domaine de la santé, du recrutement de 6.000 hommes dans l’armée, d’aides au logement, etc. Tous ces efforts financiers et sociaux retardent la mobilisation populaire.»
Et puis, les images exotiques de la belle conductrice saoudienne détournent aussi notre attention de l’action contre-révolutionnaire que l’Arabie saoudite déploie dans le monde arabe. «Le régime saoudien cherche à stopper les révolutions arabes ou au moins à limiter leur ampleur. Il n’y a pas de doute qu’il s’est engagé dans la voie de la contre-révolution», confirme Stéphane Lacroix, chercheur à Sciences po.

La peur de la révolution égyptienne

Début 2011, l’Arabie saoudite accueille le Président Ben Ali en fuite, qu’elle refuse toujours de rendre à la justice tunisienne. Puis Ryad, furieux du lâchage de Moubarak par les États-Unis, intervient mi-mars à Bahreïn en faveur de la dynastie sunnite Al-Khalifa; ainsi le Roi Abdallah montre-t-il à Washington et à l’Iran que les pays de la péninsule peuvent contre-attaquer rapidement. Et pour renforcer et étendre l’influence du club des monarchies sunnites et conservatrices, il  invite les royaumes de Jordanie et du Maroc à rejoindre les six pays membres du Conseil de coopération du Golfe.  
Au-delà de son pré carré des mini États du Golfe, le pouvoir saoudien tente d’abord et avant tout de contrecarrer la révolution égyptienne. «Le régime préfère un dictateur comme Moubarak plutôt qu’un gouvernement démocrate musulman. Il use actuellement d’énormes moyens financiers pour soutenir l’armée égyptienne. Il veut empêcher l’émergence d’un gouvernement, composé par exemple de Frères musulmans et de partis de gauche, qui pourrait influencer  l’opposition saoudienne», analyse Madhawi Al-Rachid.
Ce qui est en jeu, c’est un nouveau modèle de gouvernance pour le monde arabe sunnite. Dans les années 1970, les membres du clan royal des Al-Saoud n’ont pas vraiment craint que la révolution iranienne (1979) influence ses sujets car l’Iran est chiite et perse, pas arabe sunnite.  
Ils minimisent également la portée du nouveau «modèle turc», instauré par le Premier ministre Tayyip Erdogan depuis 2002 car la Turquie n’est pas arabe non plus. Les exemples turc et iranien mobilisent un imaginaire ethnique différent. Mais avec l’Égypte, poids lourd du monde arabe sunnite, c’est une autre histoire.
Le Roi Abdallah et son entourage font le maximum pour empêcher la formation d’un gouvernement égyptien rival. «Les princes saoudiens veulent garder l’exclusivité islamique, c’est pourquoi ils ne soutiennent pas les Frères musulmans égyptiens. La conception saoudienne d’un Etat islamique est très différente de la conception qu’en ont les Frères musulmans. En Arabie saoudite, le système en place est basé sur une société rigoriste mais laisse une très grande marge de manœuvre à la famille royale, qui a pu faire le choix de l’alliance inconditionnelle avec les États-Unis. Les Frères en Égypte auraient probablement une politique étrangère plus circonspecte», explique Stéphane Lacroix, auteur de Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée (PUF, 2010).

A quand le Prince démocrate?

Sur le plan interne, la mobilisation contre-révolutionnaire est aussi lancée, mais l’avenir à court terme est plutôt au statu quo, sans réel changement en vue. Un courant pro-démocratique s’est développé ces dix dernières années (pétitions pour réclamer une monarchie constitutionnelle, création d’une association des droits de l’Homme indépendante en 2009, lancement du  premier parti politique saoudien en février).
Certains des jeunes activistes de la péninsule arabique ressemblent fort aux jeunes Égyptiens du 6 avril. Mais, le succès d’une révolution saoudienne ne peut avoir lieu sans le soutien des milieux islamistes locaux, les Sahwa. Or ceux-ci sont très liés et dépendants de l’État dont ils tirent de nombreux bénéfices, structurels et financiers; à l’heure actuelle, il semble très improbable que les Sahwa prennent le risque de sacrifier leurs relations avec le régime.        
La fratrie des fils du roi fondateur Abd al-Aziz Al Sa’ud devrait s’éteindre d’ici 10 à 15 ans, puisque son plus jeune membre en fonction a aujourd’hui 65 ans (le roi en a 87 et le prince héritier 84). «La transmission du pouvoir à la génération suivante (les fils des princes actuels) sera un moment délicat, prévoit Stéphane Lacroix, et il faut s’attendre à une compétition acharnée entre les différentes branches de la famille royale qui voudront placer leur “candidat”.»  
On peut même imaginer qu’à ce moment-là et pour «marquer sa  différence», un des Princes héritiers soutienne les mouvements sociaux.
Or il existe un précédent. A Ryad, tout le monde se souvient du  Prince héritier Talal. Dans les années 1960, ce futur roi  avait renoncé  au trône pour rejoindre la révolution socialiste nassérienne en Égypte. Surnommé le «Prince rouge», Talal  avait été condamné par une fatwa. Au pays des pétrodollars, un émir communiste, c’était du jamais vu. Alors, pourquoi pas, demain ou après-demain, un émir démocrate?

Ariane Bonzon
Slate.fr, 17 juin 2011