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04 février 2010

Pour en finir avec le piège de l'identité nationale, par Yves-Charles Zarka


Le professeur Yves-Charles Zarka a été, par deux fois et il y a déjà plusieurs années, mon invité sur Judaïques FM (cliquer sur son nom en libellé). Disons tout de suite que la lecture de ses ouvrages et de ses articles ne m’avait pas du tout donné l’impression d’avoir affaire à un apôtre du « multiculturalisme », ou à un sociologue naïf, militant pour une ouverture sans contrôle des frontières et heureux de voir l’islam monter en puissance dans notre pays ou ailleurs ... Ceci rend encore plus intéressant sa dernière tribune libre dans le journal « Le Monde », où il juge - et je dois avouer le rejoindre sur ce terrain - maladroit et mal engagé le fameux débat sur « l’identité nationale ». En pensant, mais sans le dire, à se protéger contre une immigration massive - qui entraînerait un bouleversement ethnique et religieux de notre société - le gouvernement a manqué de franchise sur cet enjeu, et posé des questions insolubles sur « l’identité » ... questions qui mettent « mal à l’aise » toutes les minorités ethniques et religieuses de notre pays.
Bonne lecture !

Le débat sur "l'identité nationale" est un piège, plusieurs l'ont dit à juste titre. Pour ne pas y tomber, je pensais qu'il ne fallait pas y participer.
Un facteur m'a fait changé d'avis et m'incite aujourd'hui à prendre position : si chacun voit bien le piège, tant il est grossier, il ne me semble pas que ses ressorts aient été adéquatement analysés. J'irai même plus loin, Eric Besson savait parfaitement ce qu'il faisait en mettant en place son épouvantail, mais il serait sans doute bien en peine d'en décrire les ressorts.
Pour démonter le piège du débat sur l'identité nationale, il faut faire un peu de philosophie. La notion d'identité n'est pas simple, elle est double. Il y a deux types d'identité fondamentalement distincts. Il y a d'abord l'identité permanence. L'identité se définit alors par le maintien, la préservation d'un élément essentiel qui demeure le même dans le temps et nous permet de reconnaître une chose comme la même, idem en latin. Traduisant le mot anglais sameness, Paul Ricoeur parlait de "mêmeté", ou d'une "identité mêmeté", qui repose sur la permamence. Si une chose change dans toutes ses dimensions, si rien ne demeure, on dit alors qu'elle n'est plus la même chose, qu'elle a perdu son identité. Mais, il y a aussi un autre concept de l'identité, c'est le rapport à soi, l'ipséité, terme qui vient du latin ipse, et qui signifie le soi, le rapport à soi, en anglais le self. Or la caractéristique de l'identité du soi est telle qu'elle se maintient même si le sujet en question a totalement changé. Je suis aujourd'hui identique à celui que j'étais lorsque j'étais enfant, alors même qu'aucune des caractéristiques qui me définissait lorsque j'étais enfant ne s'est maintenue : ni la taille, ni la forme du corps, ni la couleur des cheveux, ni la forme du visage, etc. Tout a changé et pourtant je demeure le même que celui que j'étais quand j'étais enfant, de sorte que je peux élaborer le récit de mon existence individuelle, rapporter à moi des actes que j'ai commis étant enfant ou des situations que j'ai vécues. L'identité n'est pas ici définie par la permanence mais par le rapport à soi que permet la conscience et la mémoire. C'est l'identité personnelle telle que la définissait John Locke dans son admirable Essai concernant l'entendement humain.
Or, l'identité nationale relève très directement de l'identité ipséité, d'une identité réflexive et nullement d'une identité permanence. La France d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec la France féodale ou avec la France de l'Ancien Régime et pourtant c'est de la même France dont on parle aujourd'hui. Elle a changé presque du tout au tout et pourtant elle est la même. Son identité relève donc d'un rapport à soi, d'une histoire, d'un récit, ou plus exactement de plusieurs histoires entrecroisées, de plusieurs récits entremêlés. L'identité d'une nation est une identité réflexive. Une nation n'existe que dans la mesure où elle se conçoit comme une nation. Sans cette réflexivité, sans cette conscience de soi, il n'y aurait pas une nation mais une multitude d'individus ou de groupes disparates. La nation réside dans la seule conscience d'être une nation et nullement dans l'origine ethnique des individus qui y vivent. Inversement, des populations de même origine ethnique peuvent donner lieu à des nations différentes et mutuellement hostiles, c'est ce qui arrive dans les Balkans. On comprend donc pourquoi l'identité nationale peut être conçue, vécue, éprouvée mais ne peut être définie. Elle ne peut l'être parce que chaque Français a un lien différent d'attachement ou d'appartenance à la nation française. Cette spécificité des liens et des appartenances tient à l'histoire personnelle de chacun. Nous avons des milliers, des millions de manières d'être attaché à la France, d'appartenir à la nation française, sans qu'aucune ne prévale sur les autres. Si l'on demandait aux Français de dire l'identité française, nous aurions 60 millions de réponses différentes, dont aucune ne saurait prévaloir. Ces réponses seraient des récits de soi, des récits d'appartenance et de lien avec la France.
Le piège du faux débat sur l'identité nationale peut donc être désormais déjoué. On pose une question sur une identité de réflexion, mais on feint d'attendre la définition d'une identité permanente. Autrement dit, le piège du débat consiste à réifier l'identité nationale, à la chosifier, pour la faire passer pour une identité permanence dont on pourrait facilement exclure un certain nombre de gens en raison de la couleur de leur peau, de leur culture, ou de leur religion, ou n'importe quoi d'autre. La réification de l'identité nationale était une spécialité des mouvements d'extrême droite, du FN aujourd'hui, parce que c'est une identité d'exclusion. Elle est désormais entrée dans les moeurs républicaines avec l'actuel débat sur "l'identité nationale", et même sans doute dès avant la campagne présidentielle de 2007. C'est très grave, parce que c'est le signe d'une nation qui ne sait plus prendre l'initiative, qui ne sait plus affronter l'avenir et qui veut se réfugier dans la permanence d'un passé révolu. L'identité nationale d'Eric Besson est celle d'une nation en déclin, en train de se perdre, qui ne sait plus ce qu'elle est. Ce n'est pas l'identité de la France, mais celle d'un parti qui veut cacher ses terribles échecs, en se donnant pour le défenseur d'une permanence illusoire.

Yves-Charles Zarka, philosophe, professeur à l'université Paris-Descartes (Sorbonne) ; il est directeur de la revue Cités (PUF).
« Le Monde », 11 décembre 2009