Jean-Pierre Filiu
Malgré les récents succès militaires du régime Assad,
les dynamiques locales et internationales vont longtemps continuer d’alimenter
la guerre en Syrie.
Après avoir consolidé son contrôle sur l’axe central
de Damas à Alep, le régime Assad a rétabli en avril sa domination sur
l’ensemble de la capitale et de sa banlieue. Il vient de lancer une offensive
meurtrière contre le bastion révolutionnaire de Deraa, dans le sud du pays, où
la protestation populaire avait éclaté en mars 2011. Ces incontestables succès,
remportés du fait du soutien inconditionnel de la Russie, ne laissent pourtant
pas présager la fin prochaine des hostilités en Syrie. Cela tient à la
dynamique complexe d’un conflit précisément déclenché par Assad pour se
maintenir à tout prix au pouvoir.
L’IMPOSSIBLE RECONSTRUCTION
Les reconquêtes militaires du régime, depuis la
vieille ville de Homs au printemps 2014 et Alep-Est à la fin de 2016 jusqu’à
ses plus récentes victoires, ont partout été suivies de l’évacuation d’une
bonne partie de la population locale et du pillage systématique de ses biens.
L’ampleur dantesque des démolitions, largement dues aux frappes méthodiques de
l’aviation russe, a transformé les zones supposées « libérées »
en vastes champs de ruines. Il est exclu pour le régime Assad de se lancer dans une
« reconstruction » qui permettrait le retour de
populations potentiellement hostiles ou qui serait conditionnée par les
donateurs internationaux à une ouverture politique même timide. Au contraire,
la « loi 10 », adoptée en avril dernier par Assad, permet
d’entériner l’expropriation massive des Syriens expulsés par
les combats, le tout au profit des obligés du régime.
La dictature syrienne considère que ses succès
militaires valident sa prétention à ne rien céder à l’opposition, contre
laquelle elle a déclenché une guerre totale dès 2011 pour justement ne rien lui
céder. Face à ce raisonnement clos, les Syriens, privés de tout scrutin digne
de ce nom, ont « voté avec leurs pieds » en fuyant par
millions. Le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR) estime à 5,6
millions le nombre de réfugiés syriens en juillet 2018, un chiffre
probablement sous-évalué, en progression de 10% sur les douze derniers mois. Le
même HCR évalue à 6,5 millions le nombre total de Syriens déplacés à
l’intérieur de leur pays et à 1,2 million celui des déplacés,
parfois pour la deuxième ou la troisième fois, depuis le début de l’année.
C’est dire que les avancées du régime Assad, loin de « stabiliser »
le pays, accentuent des déplacements de populations déjà considérables. Là
encore, cette situation tragique est parfaitement cohérente avec la
détermination d’une dictature à se débarrasser de toute contestation de son
pouvoir absolu.
LA GUERRE DES AUTRES
L’offensive en cours sur le sud-ouest de la Syrie
prouve que, même avec l’accord des Etats-Unis, de la Jordanie et d’Israël, le
régime Assad doit infliger une violence inouïe pour venir à bout d’une
insurrection pourtant acculée. La Russie s’avère incapable d’assurer un accompagnement
politique des percées de son protégé syrien. Et c’est compter sans
toutes les autres situations où les contradictions entre les acteurs régionaux
pourraient entraîner de nouvelles hostilités. On l’a vu quand Israël a voulu imposer ses « lignes rouges » à
l’Iran et à ses affidés en Syrie, non sans entrer alors en conflit
avec le régime Assad. Un pacte tripartite lie pour l’heure la Russie, la
Turquie et l’Iran au profit de la dictature syrienne. Mais ce pacte aboutit à
maintenir un abcès
de fixation autour de la région d’Idlib, où sont transférées les forces
rebelles après leur capitulation dans le reste du pays.
Quant à Erdogan, sa résolution à réduire
l’autonomie kurde en Syrie a été décuplée par les récentes élections turques.
Un partage des tâches à cet effet avec le régime Assad, déjà effectif dans la zone d’Afrin,
pourrait s’étendre plus à l’Est, avec cette fois le concours de l’Iran. Seule
la coalition constituée par les Etats-Unis pour combattre l’organisation Etat
islamique (EI) s’oppose pour l’heure à ces développements, mais l’abandon
brutal de l’insurrection dans le sud de la Syrie rappelle que l’alliance
américaine est tout sauf solide. Le grand bénéficiaire de ces diverses contradictions est évidemment
l’EI, qui a préservé, certes dans une zone désertique, une base
territoriale en Syrie. Les partisans d’Abou Bakr Al-Baghdadi témoignent, entre autres
dans le sud de la vallée de l’Euphrate, d’une redoutable combativité. Les mêmes
causes produisant les mêmes effets, l’absence de toute solution politique au
conflit syrien ne peut que conduire à un retour de flamme djihadiste.
On le voit bien, au-delà des considérations morales : les « victoires »
d’Assad continuent d’être des « défaites » pour son pays,
éloignant toujours plus l’horizon de la « stabilisation », et a
fortiori de la paix, dans la Syrie ravagée.
Jean-Pierre Filiu
Blog « Un si proche
Orient », Le Monde, 10 juillet 2018