Jeremy
Corbyn
L'auteur américain James Kirchick explique pourquoi la
gauche européenne a tort de vouloir suivre les traces du leader travailliste.
Que Jeremy Corbyn fasse figure de sauveur montre
l’état d’affaiblissement de la Gauche européenne. C’est pourtant ainsi qu’un
nombre croissant de sociaux-démocrates désespérés se représentent le dirigeant
d’extrême-gauche à la tête du Parti travailliste anglais.
On le comprend aisément : quoique dans
l’opposition, le Parti travailliste apparait relativement fort, comparé à tous
les partis sociaux-démocrates en Europe, où la Gauche est en chute libre et où
les partis de centre-droit et d’extrême-droite dominent.
Lançant son pari à long terme pour s’imposer à la tête
du Parti travailliste il y a trois ans, la percée du parfait député de base qu’était
Corbyn a inspiré à des centaines de milliers de gens l’idée de rejoindre le
parti, au point d’en faire le plus nombreux d’Angleterre.
Bien que le parti travailliste ait perdu l’an dernier
les élections générales-surprise, Corbyn dépassa toutes les espérances,
infligeant à la Première Ministre Teresa May une claque très rare en
politique : une victoire humiliante.
Et aujourd’hui, grâce à l’incertitude rampante qu’à
produite le Brexit et aux incessants coups de couteau dans le dos que se
portent à eux-mêmes les Conservateurs, le Parti travailliste, en cas
d’élections, sortirait vainqueur.
Un extrémiste
Alors qu’il devrait, de ce fait, être un « non-partant
» pour les progressistes européens, Corbyn est un eurosceptique de toujours. Il
a voté contre l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Union européenne en 1975 et
n’a pas levé le petit doigt durant la campagne contre le Brexit, quarante ans
plus tard. Corbyn appartient à une école de pensée de gauche qui considère
l’Union européenne comme une conspiration capitaliste entravant l’implantation
du socialisme dans chaque pays.
Mais, plus encore, le succès de Corbyn est dû, à
plusieurs titres, à une chance extraordinaire, aux exigences de la politique
interne du Parti travailliste et au système électoral majoritaire à un tour.
Une année avant l’élection de 2015 pour la direction
du Parti, celui-ci substitua au processus qui accordait un poids égal aux
parlementaires, aux représentants syndicaux et aux membres cotisants, le
système de « un homme, une voix ». Le droit de vote, élargi à quiconque payait
trois Livres, provoqua un afflux « d’entristes » venus de groupuscules
gauchistes, qui soutenaient Corbyn. Avec pour conséquence qu’il gagna son
élection haut la main.
Dans le système de représentation proportionnelle en
usage dans la plupart des pays européens, Corbyn et les siens seraient
relégués dans un parti d’extrême-gauche avec une représentation parlementaire
mineure sinon égale à zéro, et non comme s’ils représentaient le courant
central de la Gauche.
La liste sans fin des membres du Parti sous Corbyn est
trompeuse. Loin d’indiquer un Parti jouissant d’un large et profond soutien
dans la société britannique, tout repose sur le culte de la personnalité.
Sa base de supporteurs a protégé Corbyn de ses gaffes
et des insurrections qui seraient venues à bout de tout autre dirigeant, à
commencer par ce vote de défiance en 2016 de 172 des 229 parlementaires
travaillistes.
Sa présence à la tête du Parti a, par ailleurs, un
effet déformant sur la politique britannique en général, déportant le Parti
travailliste tellement à gauche qu’il en perd sa compétitivité. Au regard de
l’incompétence à gouverner des Conservateurs et de leur non-combativité, le
Parti travailliste conduit par quelqu’un de politiquement habile et idéologiquement
moins extrême – soit presque tout le monde sauf Corbyn – aurait pris le
pouvoir depuis longtemps.
Pro-russe
Non content d’être socialiste au plan économique, le
Corbynisme est mécaniquement anti-occidental en politique étrangère. En dépit
de son attirance pour les infortunés socialistes néerlandais, le Corbynisme
fait pâle figure dans les terres au-delà du Rideau de fer.
Ayant vécu sous le « socialisme réel » que Corbyn à
célébré en paroles, bien des gens dans cette partie du monde sont allergiques à
ces bromures marxistes du dirigeant marxiste du Parti travailliste et se
montrent naturellement sceptiques à l’endroit d’un homme dont le modus
operandi sur des sujets majeurs qui nous préoccupent tous est de se
demander quelle est la position américaine et d’en prendre aussitôt l’exact
contre-pied.
Bien que n’étant pas communiste lui-même, Corbyn a été
un compagnon de route des causes communistes et des mouvements tiers-mondistes
alignés sur Moscou durant la Guerre froide. Son plus proche assistant, ancien journaliste
au Guardian, Seumas Milne, est un stalinien bon teint. Corbyn a épousé
le point de vue de Moscou sur des sujets aussi bien majeurs (blâmant la « belligérance
» de l’OTAN lors de l’invasion russe de l’est de l’Ukraine) que mineurs
(déclarant que la chaîne de propagande Russia Today était plus objective
que la BBC).
Son ambivalence sur les conclusions des services
britanniques quant à la responsabilité russe dans l’agression contre l’agent
double Sergei Skripal sur le sol britannique est l’exemple le plus récent de sa
propension à soutenir la Russie contre son propre pays.
Un anti-sémite
Ce qui nous conduit aux raisons morales pour
lesquelles les sociaux-démocrates européens devraient rejeter sans appel les
politiques du Corbynisme.
Après près de trois années sous la direction de
Corbyn, la crise liée à l’antisémitisme au sein du Parti travailliste n’a cessé
de s’aggraver. La semaine dernière encore, Corbyn a comparé les actions
d’Israël à Gaza à celles des nazis à Stalingrad, a gratifié les terroristes du
Hamas du beau mot de « frères », a ridiculisé un collègue juif en le traitant «
d’honorable élu de Tel Aviv » et s’est posé la question, sur une chaîne d’Etat
iranienne, de savoir si Israël avait joué un quelconque rôle dans une attaque
terroriste contre l’Egypte.
La journée en mémoire de l’Holocauste de 2011, Corbyn,
s’alignant sur son chancelier fantôme John McDonnell, soutint une résolution
parlementaire visant à renommer cette journée « La journée en mémoire des
génocides ». Plus récemment, Corbyn et ses amis ont tenté d’amender la
définition de l’antisémitisme générée par l’Alliance Internationale pour la
mémoire de l’Holocauste, en vue d’exclure des exemples se rapportant à Israël.
Invalider pareille rhétorique (comparer Israël à l’Allemagne nazie, imputer aux
Juifs une loyauté à deux vitesses) comme antisémite constitue une tentative
parfaitement cynique de Corbyn et ses acolytes de s’innocenter rétroactivement
de l’accusation d’antisémitisme, après s’y être livré durant des décennies.
La conclusion à laquelle on ne peut échapper est que
Corbyn est un antisémite. Non pas dans le sens brutal où le furent des gens
comme l’ancien grand manitou du Klu Kluk’s Clan, David Duke, ou Nick Griffin,
le fidèle du Parti National Anglais, ou encore le blogueur neo-nazi Daily
Stormer (qui, par parenthèse, soutient le dirigeant travailliste).
L’antisémitisme de Corbyn est plus subtil et nuancé, il est une fonction de son
antisionisme passionné.
Corbyn est un gauchiste dogmatique, qui ne pense le
racisme qu’au prisme du pouvoir dont, dans sa vision marxiste simpliciste et
vulgaire, sont forcément détenteurs les Juifs. Il est incapable de comprendre
combien les Juifs peuvent se sentir victimes de l’antisémitisme de gauche
venant désormais s’ajouter à l’antisémitisme traditionnel d’extrême-droite.
Il est difficile d’imaginer un politicien ayant, sur
les Juifs, les idées de Corbyn faisant son chemin dans les rangs du Parti
socialiste français, encore moins des Sociaux-démocrates allemands.
L’activisme de Corbyn pour renommer la Journée en
mémoire de l’Holocauste suffirait à le disqualifier auprès de la Gauche
allemande, qui fit le formidable travail, des générations durant et dans
l’indifférence générale de la société, de mettre l’Holocauste au centre de
l’histoire européenne du vingtième siècle.
La dépréciation de l’Holocauste par Corbyn comparant
des crimes bien moindres à l’extermination systématique de six millions de
Juifs – ou la tactique manifestement antisémite de comparer les Juifs aux nazis
– est taboue pour qui a un minimum d’éducation et fait preuve de conscience
morale.
Un idiot utile
Les fondements de l’attitude de Corbyn envers les
Juifs, Israël et plus largement envers l’histoire de la Grande Bretagne durant
la seconde guerre mondiale et son histoire impériale, sont une autre indication
de ce avec quoi on ne pourrait jouer en Europe continentale.
A la différence des nations du continent européen, la
Grande-Bretagne n’est pas tombée sous le joug nazi ni n’a collaboré. Les Juifs
anglais furent protégés par l’Etat britannique, échappèrent à la chambre à gaz.
D’où il s’ensuit que les déclarations et les attitudes qui sont taboues dans
une société comme l’Allemagne – où l’enseignement de l’Holocauste est
obligatoire et où de nombreux étudiants ont des ancêtres qui participèrent aux
crimes fascistes contre les Juifs – manquent de force dans un pays qui
s’enorgueillit d’avoir combattu Hitler, et pendant un moment, seul.
L’anti-occidentalisme de Corbyn qui est sa marque de
fabrique est aussi un sous-produit de l’opposition de gauche autant historique
que provinciale à l’Empire britannique. Après la seconde guerre mondiale, qui
sonna le glas de l’entreprise coloniale anglaise, l’animosité envers l’empire
global raciste et capitaliste d’antan se reporta sur les Etats-Unis. Pas tous,
dans les Gauches européennes, empruntèrent cette voie. A la différence de
Corbyn, des sociaux-démocrates comme Clément Attlee, Helmut Schmidt, Bettino
Craxi ou François Mitterrand comprirent tous la valeur de l’alliance
transatlantique avec les Etats-Unis, et firent preuve de clarté morale dans
leurs rapports avec l’Union soviétique.
Corbyn adore évoquer les réalisations d’après-guerre
mises en oeuvre par le Parti Travailliste sous Attlee, fait montre d’une
nostalgie croissante à l’égard du Service National de Santé, des programmes
massifs de logements et de l’adoption de droits nouveaux pour les ouvriers.
Mais il n’en représente pas moins une rupture radicale avec Attlee dans
la plupart des domaines.
Là où Attlee était pro-américain, Corbyn est
anti-américain. Là où Attlee était anti-soviétique et inflexible sur le
caractère démocratique du socialisme démocratique, Corbyn aura été toute
sa vie un idiot utile de Moscou et un allié des communistes britanniques. Là où
Attlee contribua à bâtir l’OTAN et l’arsenal nucléaire britannique, Corbyn est
opposé aux deux. Et tandis qu’Attlee soutint la création d’un Etat juif, Corbyn
a passé toute sa carrière à promouvoir, célébrer et travailler avec des gens
résolus à détruire ce même Etat.
C’est un social-démocrate allemand, Auguste Bebel,
qui, le premier, a dit de l’antisémitisme qu’il était « le socialisme des
imbéciles ». Peu de choses seraient aussi déraisonnables que de voir la Gauche
européenne embrasser aujourd’hui la politique de Jeremy Corbin.
James Kirchick
Traduit de l’américain par Gilles Hertzog
La Règle du Jeu, 17 août 2018