Le directeur adjoint de la Fondation
pour la recherche stratégique décrypte la crise des migrants en Europe.
La question migratoire s'est installée durablement au
coeur du débat politique européen. Sur cette question brûlante, le débat est
empli de confusions et surtout de fantasmes. Deux écueils doivent être évités :
celui de l'angélisme déplacé et celui du catastrophisme inutile.
L'angélisme ? On le trouve d'abord chez ceux qui,
révoltés non sans raison par l'attitude des Européens face au sort des
migrants, affirment qu'il n'y a "pas de crise" car, "le solde
migratoire européen est nul". Ce n'est pas rendre service à la cause que
l'on défend. Il est exact que le grand flux migratoire des années 2015-2017
peut sembler aujourd'hui presque tari : il a en effet diminué de près de 90%
entre 2015 et 2017. Encore faut-il rappeler qu'il restait, fin 2017, près d'un
million de demandes d'asile à instruire dans les pays de l'Union, dont la
moitié en Allemagne. Et que les cinq premiers mois de l'année 2018 ont tout de
même vu, selon les derniers chiffres communiqués par l'agence Frontex, 43 000
entrées illégales détectées en Europe. Quant au solde migratoire européen, il
est très loin d'être nul. Il a été en moyenne, ces dix dernières années,
compris entre 700 000 et 1 800 000 arrivées par an (dont la moitié
"intra-communautaires").
Il n'est pas possible de balayer d'un revers de main
la question migratoire, sauf à prendre le risque d'un véritable soulèvement
populiste dont nous n'aurions vécu jusqu'à présent que les prémices. Il faut
écouter les pays d'Europe centrale et d'Europe du sud. Car on ne comprend rien
à leur réaction souvent violente - et parfois inadmissible - si l'on ne prend
pas en compte la situation de "double peine démographique" dans
laquelle ceux-ci se trouvent aujourd'hui : sait-on que sur les onze pays au
monde appelés à perdre plus de 15% de leur population d'ici 2050, dix se trouvent
sur le continent européen ? Au sud, la situation n'est guère meilleure :
l'Italie et l'Espagne vieillissantes ne croissent désormais que par
l'immigration. A l'ouest du continent, nous avons vu à deux reprises que le
sentiment d'être en compétition avec les travailleurs étrangers pouvait
susciter des réactions de rejet de la part des électorats : lors du référendum
de 2005 (le "plombier polonais") et lors de celui de 2016 sur le
Brexit (les "Polonais", encore...). On souhaite bonne chance à ceux
qui présentent l'immigration comme une
"chance" pour les pays déclinants - d'autant que c'est,
sur le plan économique, plutôt un calcul à courte vue.
Le catastrophisme ? Il est encore plus répandu. Mais
il n'y a ni "invasion", ni "grand remplacement" en vue.
Un spectre hante l'Europe : celui d'une immigration
massive des jeunes Africains. On a salué à juste titre le travail de Stephen
Smith (La Ruée vers l'Europe), mais son ouvrage pèche par excès de
pessimisme. Il n'y a pas de "ruée" en vue, mais un phénomène
structurel et de longue durée, et assez lent. Smith fait de l'Afrique le
"Mexique de l'Europe", mais si l'Europe a un "Mexique",
c'est plutôt le Maghreb - qui a lui, contrairement au reste du continent,
entamé sa transition démographique. En outre, le Sahara et la Méditerranée
seront toujours plus difficiles à traverser que le Rio Grande, et les Africains
préfèrent d'ailleurs émigrer... en Afrique. On reste pantois devant certains
chiffres agités au doigt mouillé : il est aujourd'hui de bon ton d'avancer que
si "seulement" 1% des deux milliards d'Africains (chiffre qui sera
atteint vers 2035) émigraient hors du continent tous les dix ans, cela voudrait
dire que vingt millions d'entre eux chercheraient à entrer en Europe chaque
année. Sauf que la migration extracontinentale africaine est évaluée
aujourd'hui à moins d'un million par an, soit environ 0,08%. Pourquoi cette propension
à l'émigration serait-elle multipliée par plus de dix alors même qu'une
partie du continent offrira à ce moment davantage d'opportunités de travail que
ce n'est le cas aujourd'hui ?
Quant à la thèse du "grand remplacement",
elle laisse pour le moins sceptique. Selon Eurostat, l'Union compte aujourd'hui
37 millions de personnes nées dans un pays non membre (dont 9 millions
provenant du continent africain, notamment du Maroc), ce qui ne représente que
7,5% de sa population. S'agit-il alors d'évoquer "l'islamisation" du
continent ? Ici encore, il ne faut surtout pas mépriser le malaise qui gagne
nombre d'Européens dans certaines régions ou banlieues devant la transformation
du paysage sociétal qu'ils constatent. Mais il est difficile de parler de
"remplacement" lorsque l'on voit les projections faites à l'horizon
2050 : selon le Pew Research Center, même en prenant en compte les flux
migratoires prévisibles, les musulmans ne représenteraient alors que 11 à 14%
de l'ensemble de la population européenne.
Pour que le débat sur l'immigration et les frontières
puisse être traité de manière aussi dépassionnée et sereine, il importe qu'il
se déroule sur des bases solides.
Bruno Tertrais
L’Express, 5 juillet 2018