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28 avril 2015

Un grand cimetière marin, par Tahar Ben Jelloun

Tahar Ben Jelloun
 
La Méditerranée est en train de se transformer en un cimetière, le plus grand cimetière de la région, un cimetière gourmand qui ne cesse d’avaler les nouveaux «damnés de la terre» et d’enrichir des marchands de la mort.
Les guerres qui déchirent la Syrie, l’Irak et la Libye, entre autres, ont pour conséquences inattendues de pousser des familles entières à accepter le marché proposé par des passeurs mafieux, en vue de trouver une terre d’asile en Europe. Ils savent qu’ils risquent leur vie et acceptent de payer et de fuir sur des barques douteuses.
Il n’y a pas que les clandestins subsahariens qui meurent au large des côtes méditerranéennes. A présent, des réfugiés syriens, libyens et irakiens perdent leur vie, noyés. 
900 morts depuis janvier 2.015 dont 400 cette semaine. L’an dernier, on a compté 3.500 noyés. Ces chiffres font moins de bruit que ceux des 150 malheureux voyageurs montés à bord de l’Airbus 320 détruit par la folie du copilote. Pourtant, toutes les morts se valent. Mais les médias ne cessent de rapporter ces chiffres de plus en plus importants et rien ne change. Pourquoi ? Parce que l’Europe s’est détournée de ce problème et a laissé l’Italie se débrouiller toute seule.

Bien sûr, l’Europe comme avait dit un ancien Premier ministre « ne peut accueillir toute la misère du monde ». Mais elle pourrait au moins mettre sur pied une politique de coopération avec les pays d’où partent ces candidats à l’exil. Le problème, c’est que la Libye n’est pas un Etat. C’est un assemblage de tribus avec deux gouvernements, l’un reconnu par les Nations Unies, l’autre pas. La Syrie est dirigée par un massacreur de son propre peuple et se moque pas mal de ceux qui fuient les bombardements, qu’ils viennent de l’armée de Bachar ou des hordes de Daech. Reste l’Irak dont le gouvernement ne parvient pas à y garantir l’ordre et la sécurité. Des voitures piégées ont explosé le 14 avril en plein centre de Bagdad faisant plusieurs dizaines de morts.

La lutte contre cette immigration désespérée est difficile. Il est possible d’attaquer les bandes de la mafia qui réclame 5.000 dollars par passager sans lui garantir d’arriver à bon port. On connaît les filières et on laisse faire.
Il est difficile de convaincre un père de famille, qui souhaite tenter le tout pour le tout pour sauver sa famille, de renoncer à l’exil incertain. D’un côté, des bombes tombent partout en Syrie, de l’autre un petit espoir de réussir à débarquer à Lampedusa. Il sait que les chances sont minces, pourtant il essaie et, souvent, c’est toute la famille qui se noie.

Si l’Amérique et l’Europe avaient donné un grand coup à Bachar en août 2013 lorsqu’il avait utilisé le gaz pour tuer la population, on ne serait pas arrivé à ce niveau de détresse et de tragique. Les puissants ont abandonné le peuple syrien. L’Amérique de G.W. Bush a détruit l’Irak, démantelé son armée, laquelle se bat aujourd’hui au côté d’Al Baghdadi, imam auto-proclamé et patron de Daech. Pendant ce temps-là, Bush coule des jours tranquilles dans son ranch texan. Aucune instance judiciaire internationale ne l’a inquiété. Cette impunité nourrit les extrémismes et sert de prétexte à l’engagement de certains jeunes dans le jihad.

La Méditerranée est en train de se transformer en un cimetière, le plus grand cimetière de la région, un cimetière gourmand qui ne cesse d’avaler les nouveaux «damnés de la terre» et d’enrichir des marchands de mort, des salauds qui profitent du désespoir de ces accidentés de l’histoire.
En outre, il paraît que Daech encouragerait ces familles à «envahir» l’Europe. Une façon de créer des problèmes aux Occidentaux tout en se débarrassant de ces citoyens dont certains seraient chrétiens. Le cynisme et le machiavélisme n’ont pas de limite. Nous vivons une époque où les actions barbares de ces hordes sauvages sous le drapeau noir d’un islam détourné, nous rappellent combien l’homme est capable de réduire l’humanité à ses plus bas instincts.
Ainsi, même dans le désespoir la haine religieuse trouve des fanatiques pour s’activer.

Des immigrants africains de confession musulmane partis de Libye pour tenter d’entrer sur le sol italien ont oublié le destin commun qui devait unir tous les voyageurs et se sont attaqués à des Ghanéens et des Nigérians chrétiens. La dispute n’a pas été que des échanges de points de vue, elle est tout de suite entrée dans la violence. Cela s’est passé mercredi 15 avril au moment où l’embarcation était dans le détroit de Sicile. Douze chrétiens ont ainsi été jetés à la mer par des musulmans. L’horreur est à son comble. La guerre des religions, attisée par Daech, se répand à présent même sur des barques de l’exil. Le message de haine de Boko Haram a été entendu par ces individus qui ont ajouté au malheur la haine et la barbarie.

Tahar Ben Jelloun,
Le 360, 20 avril 2014

Nota de Jean Corcos :


Beaucoup de textes, poignants, ont été écrits suite à l'actualité horrible apprise juste au moment où cette tribune fut publiée, et qui donc n'en parlait pas : 800 malheureux noyés lorsque le chalutier surchargé qui les transportait chavira, au large de la Libye. On sait que jeudi dernier il y eut, enfin, un sommet extraordinaire des dirigeants de l'U.E pour prendre des décisions face à ce drame sans précédent. Quelque part, donc, l'Europe "ne laisse plus l'Italie se débrouiller toute seule". Mais tout l'historique, dense et implacable dressé par Tahar Ben Jelloun, reste valable ; et il n'est hélas pas à l'honneur des Occidentaux.