Bernard Guetta
C’est une résolution qui dit tout, ou presque, de l’état du monde arabo-musulman. En décidant, samedi, d’exclure la Syrie de leurs réunions et de faire «appel aux Nations unies» si le régime de Bachar al-Assad persistait dans «la violence et les assassinats», les Etats de la Ligue arabe ont d’abord laissé voir la peur que leur inspirent aujourd’hui leurs populations.
Ils ont craint que leurs opinions publiques ne leur reprochent de continuer à ne rien faire pour empêcher la poursuite de ces massacres, qu’elles ne les en tiennent pour complices et qu’ils n’aient à bientôt faire face à des manifestations de soutien aux manifestants syriens. Ils ont craint d’en être eux-mêmes déstabilisés et de laisser, de surcroît, à la seule Turquie le bénéfice politique et moral de sa condamnation du régime syrien avec lequel elle a rompu depuis plusieurs mois.
En adoptant cette résolution, les gouvernements arabes ont voulu prévenir tous ces risques à la fois mais là n’était pas l’unique raison de leur fermeté.
La deuxième est que la Syrie est un allié de l’Iran, son seul véritable allié au Proche-Orient et dans le monde. Dirigée par des alaouites, par une branche du chiisme alors qu’elle est très majoritairement sunnite, la Syrie constitue le pivot du front qui l’unit au Hezbollah libanais et à la théocratie iranienne, l’axe de ce «croissant chiite» grâce auquel l’Iran perse se projette au cœur du monde arabe, pèse sur le conflit israélo-palestinien et pousse ses pions dans les pays sunnites grâce à leurs minorités chiites qu’il influence et agite. Il y a trente ans, depuis la chute du chah, que la théocratie iranienne est le cauchemar des pays sunnites mais, depuis qu’elle œuvre à se doter de l’arme atomique et qu’elle est maintenant proche d’en avoir la maîtrise, elle est devenue pour eux l’ennemi principal, un régime à abattre au plus vite.
C’est si vrai que, lorsque la population, majoritairement chiite, du petit royaume de Bahreïn s’était révoltée au printemps contre sa famille royale sunnite, les monarchies du Golfe y avaient aussitôt mis bon ordre, à coup de chars, pour empêcher que l’Iran n’en soit renforcé. L’Arabie Saoudite rêverait que les Etats-Unis ou, même, Israël aillent bombarder les installations nucléaires iraniennes avant que les mollahs n’aient la bombe. Faute de pouvoir tabler sur leur aide, elle a beaucoup poussé, appuyée par le Qatar, à ce que la Ligue arabe affaiblisse un pouvoir ami de l’Iran en isolant le régime syrien du monde sunnite alors qu’il était déjà dans le collimateur de l’Europe et des Etats-Unis.
En visant ce régime, les gouvernements sunnites ont fait d’une pierre deux coups. Ils se sont rapprochés de leurs peuples en se rangeant, en mots, aux côtés de la liberté arabe et ont virtuellement privé d’un indispensable relais le pouvoir iranien qui est, lui-même, en butte à un rejet populaire, à ses divisions internes et aux sanctions économiques occidentales. En l’affaire, l’affrontement politique et religieux entre les deux islams, chiite et sunnite, est si net que, mis à part le Yémen dont le président fait également face à une insurrection populaire, les deux seuls pays à ne pas avoir soutenu la résolution de samedi sont le Liban où le Hezbollah chiite pèse d’un poids déterminant et l’Irak dont la majorité chiite est au pouvoir.
Aussi profondes l’une que l’autre, ces deux raisons auraient suffi à emporter le vote mais une troisième est venue s’y ajouter, pas moins importante. Après sept mois de manifestations restées totalement pacifiques malgré la sauvagerie qui leur a répondu, la situation se durcit en Syrie. La multiplication des désertions de militaires a créé, de fait, de petits corps francs qui commencent à opposer une résistance militaire au régime. De plus en plus de manifestants aspirent à s’armer. La tension entre alaouites et sunnites devient inquiétante. Une guerre civile menace et une grande partie de l’opposition demande maintenant une intervention internationale, sur le modèle libyen.
C’est donc aussi pour ne pas avoir à affronter une guerre à leurs frontières et ne pas laisser, surtout, se créer un deuxième précédent d’intervention qui pourrait, un jour, se retourner contre eux que les gouvernements arabes ont voulu obliger Bachar al-Assad à chercher un compromis politique ou à se démettre. Ils ont voulu éteindre l’incendie avant qu’il ne s’étende mais ils ont, en même temps, si peur - Algérie en tête - que la chute d’un quatrième dictateur ne donne des idées à leurs peuples qu’ils ne confirmeront qu’aujourd’hui, à Rabat, après d’ultimes tractations, la «suspension» de la Syrie. Le printemps est loin, très loin, d’être fini.
Bernard Guetta,
Libération, le 16 novembre 2011