Aujourd'hui en Tunisie, demain en Egypte, après-demain au Maroc et le surlendemain en Libye - si la charia n'en décide pas autrement -, plusieurs espèrent que les révolutions et semi-révolutions amorcées ici et là serviront de matrice fertile pour qu'y voie le jour la démocratie. Il est admis qu'octroyer un bout du gouvernail à des courants plus ou moins fondamentalistes est un passage obligé pour paver la route à la démocratie politique.
Mais face à ce mélange de cynisme et d'optimisme, plusieurs défenseurs de la démocratie montrent du doigt un paradoxe inquiétant. Comment accepter que cette rude bataille pour la liberté, la dignité et la pluralité, concepts déclencheurs du "2011 arabe" et matriciels pour instaurer une culture démocratique, profite à des courants politiques qui n'y adhèrent qu'à moitié, quand ils ne s'y opposent ? Dire cela ne saurait justifier une quelconque phobie révolutionnaire. Cela devrait, au contraire, aider à mieux préserver les acquis révolutionnaires des aléas qui les guettent.
Se référant à un tout autre contexte historique, Alexis de Tocqueville nous apprend que, autant les moments révolutionnaires sont chargés d'émotions et de surprises, autant les moments postrévolutionnaires sont plombés par moult raisons et contraintes qui réinvestissent les idées conservatrices et les refaçonnent dans un moule novateur.
La leçon de Tocqueville nous apprend que la révolution, même quand elle est réussie a priori, ne nous assure pas une rupture nette avec l'ordre ancien, autocratique. Certes, les moments révolutionnaires peuvent générer de nouvelles Constitutions, relativement plus équitables, ou des élections à même de faire émerger des élites plus représentatives.
Mais rien ne prouve, dans le cas des pays concernés, qu'ils peuvent garantir un exercice moins surveillé de la liberté, une pluralité sans centre autoritaire qui la phagocyte, ni même des canaux visibles de débat et de concertation qui n'excluent pas les marginaux et les bannis du système. Or, ne l'oublions pas, ce sont là les ingrédients déclencheurs de la flamme révolutionnaire ayant rendu possibles ces révolutions.
Il est donc clair que le renversement des autocraties politiques n'est pas une fin en soi et qu'il exige un second souffle, plus long, plus patient, capable de s'attaquer aux autocraties culturelles et religieuses. Celles-ci sont capables de se régénérer et surtout susceptibles de relégitimer autrement les autocraties politiques. Normal, elles en sont le foyer initial, si vivant depuis la mise à mort de la liberté d'interprétation des canons sacrés (al-ijtihad) dans le monde "arabo-islamique".
Clientélisme ambiant
Le 2011 arabe, qui a redonné espoir à nos sociétés et élargi la sphère publique en leur sein, peut très vite s'essouffler si une deuxième génération de révolutions, plus ritualisées, plus ancrées dans les pratiques sociales, ne voyait pas le jour. Celles-ci auraient pour mission de déconstruire les discours et agissements des notabilités dirigeantes ou expertes, des élites autosuffisantes, faussement modernistes, et des imams producteurs de fatwas.
Pourquoi ? Parce que chacune de ces forces inhibitrices peut faire main basse sur les nouvelles formes de gouvernance, d'information et d'orientation, pour imposer sa tutelle, morale ou intellectuelle, infantiliser les sociétés et limiter le nouveau périmètre de la liberté et de la justice décidé par le haut.
J'entends par là liberté d'opinion, d'expression et de conscience, comme j'évoque par le mot "justice" l'équité sociale, judiciaire, ethnique et culturelle. Car il serait périlleux que la démocratie représentative, déjà en crise là où elle est née (en Occident), engendre chez nous des majorités qui prennent en otage les droits et libertés de minorités d'appartenance ou de conviction qui ne feraient pas allégeance à l'idéologie dominante.
Je comprends ces libéraux ou laïques, hier du côté des rojos (socialistes et apparentés), qui appellent à voter vert (islamiste), arguant que ces derniers seraient les moins corrompus et les mieux à même de rompre avec le clientélisme ambiant. Mais j'ai plus de mal à comprendre la passivité de ces mêmes soi-disant "libéraux" qui ne montrent pas assez de détermination pour descendre sur le terrain défendre, face aux conformistes de tout poil, la modernité sociale et culturelle.
Normal, ils sont plusieurs, membres de l'élite, économique, intellectuelle, à avoir accepté, des années durant, une modernité tronquée, mièvre, contre un confort social protégé par des despotismes bienveillants.
Maintenant, ils n'ont plus le choix. S'ils favorisent la modernité politique, ils se doivent de se battre, par les idées, les propositions, la créativité, l'investissement et la participation citoyenne, pour que prenne racine dans le réel une modernité pleine et entière dans un espace public sécularisé qui n'exclue personne ni ne limite la liberté de quiconque.
En auront-ils le courage, la volonté ? J'en doute fortement. Et je crains, vu cette couardise ambiante, que la démocratie promise dans nos pays ne se transforme - si ce n'est pas déjà le cas - en slogan tapageur, vendeur, sans ancrage culturel, juste brandi à l'occasion de chaque passage aux urnes. La montagne des "indignés" aurait alors accouché d'une souris. Rien de plus !
Driss Ksiskes,
Le Monde, 26 novembre 2011
Depuis octobre 2002, il est rédacteur en chef du magazine "Tel quel" au Maroc
Driss Ksikes, écrivain et journaliste, rédacteur en chef du magazine marocain "Tel quel"