Dov Maïmon
« La culture juive semble avoir une place importante dans le monde intellectuel français, que ce soit au niveau littéraire, philosophique, cinématographique ou musical, et Paris s’est imposé comme un lieu de créativité juive. De plus, le monde religieux juif est en pleine effervescence. Nous trouvons tous les soirs plus de cent cours de Torah et de Talmud. Le 17e arrondissement à lui seul est le plus grand rassemblement de juifs d’Europe. Enfin francité oblige, Paris est devenu en vingt ans la capitale mondiale de la gastronomie cachère. »
C’est par ces mots que Dov Maimon, directeur de recherche au Jewish People Policy Institute (JPPI) a débuté son intervention le 20 novembre lors de la convention nationale du Conseil représentatif des juifs de France, et intitulée « Les juifs de France en 2030 ». Après cet état des lieux – « les juifs de France sont la troisième plus importante communauté juive au monde, après Israël et les États-Unis » –, le chercheur a bousculé son auditoire par deux constats.
Absence de projet
Contrairement aux « dirigeants américains, australiens ou anglais » qui « construisent des scénarios et proposent des plans d’intervention intégrés », « les juifs français sont inquiets pour le futur, se plaignent et critiquent les dirigeants, mais ne prennent que peu d’initiatives personnelles pour lancer des projets novateurs », a observé le directeur de ce centre de recherche basé à Jérusalem.
À la lumière des enquêtes statistiques dans différents pays d’Europe, d’Amérique et d’Océanie, il apparaît que « les Français en général, et les juifs français en particulier, ne se pensent pas dans 20 ans et un grand nombre n’est pas convaincu que leurs enfants continueront à vivre ici. Dans un tel contexte, il n’y a bien entendu pas de réflexion sur le long terme, pas de plans de carrière pour les cadres communautaires, pour les rabbins – et cela n’encourage pas les vocations des plus brillants de nos jeunes – et les organisations – toutes bien intentionnées – n’ont pas de projet commun. Les symptômes dont la rue juive se plaint (absence d’activités pour les 18-30 ans, manque de représentativité des institutions, guerres internes, absence de plans de carrière pour les professionnels, blocage des initiatives de terrain, désaffection de 70 % des jeunes) témoignent d’une absence de projet. »
Le problème des mariages mixtes
Surtout, le directeur du Jewish People Policy Institute regrette une « polarisation » de la communauté juive française. Les « juifs qui étudient le Talmud et qui fréquentent les synagogues sont de plus en plus nombreux – et on ne peut que se réjouir de ce revivalisme » mais « ne totalisent qu’une petite minorité des 700 000 ou 500 000 juifs de France ». Les « juifs qui ont un lien même ténu avec la synagogue, à savoir ceux qui viennent à la prière de la Ne’ila du jour de Kippour » ne seraient que 150 000. À l’inverse, « les 80 % d’autres ne trouvent pas leur place dans les institutions ».
« Nos études, a affirmé Dov Maimon devant les responsables juifs de France, montrent qu’ils s’intéressent à leur identité mais veulent du judaïsme en environnement non-juif, ne veulent pas être séparés des non-juifs, et l’identité juive centrée sur le culte, la Shoah, l’antisémitisme et la défense d’Israël ne les motive que moyennement. Un grand nombre de jeunes juifs ont du mal avec ce modèle et à défaut d’une tente où on les accepterait tels qu’ils sont, ils choisissent par défaut ou par choix, l’assimilation. »
Le choix d’un judaïsme moins exclusif et plus diversifié
Pour le chercheur israélien, le choix de « privilégier le noyau communautaire au détriment des autres modes d’engagement juif », qui constitue le principe organisationnel qui régit les institutions juives de France, notamment depuis la création du Consistoire central israélite par Napoléon, « n’est pas forcément approprié à la postmodernité ».
« Ce modèle où les enfants de mariage mixte sont les laissés pour compte des structures éducatives juives était probablement adapté quand le taux de mariage mixte était infinitésimal mais cette politique est-elle adaptée aujourd’hui ? », s’interroge-t-il avant d’interpeller vigoureusement les dirigeants communautaires juifs : « Si aujourd’hui presque rien n’est fait pour les jeunes juifs de 18 à 35 ans, si l’on n’encourage pas ni ne finance les initiatives les plus audacieuses d’engagement juif nous avons toutes les chances de perdre les forces d’influence du judaïsme français ».
« Je noterais simplement que les communautés qui ont fait le choix d’un judaïsme moins exclusif et plus diversifié ces quinze dernières années, celles qui ont fait le choix de diversifier l’offre d’engagement juif et de faire de la place aux jeunes, ont vu leur taux de mariage mixte baisser », a conclu le chercheur.
Le Jewish People Policy Institute est un centre d’étude stratégique, basé à Jérusalem, qui se consacre aux problématiques liées à l’avenir du peuple juif. À la demande du premier ministre israélien, il a rédigé, « après de nombreuses interviews d’acteurs majeurs juifs issus du monde entier, un rapport pour essayer de voir ce que pourraient être en 2030 le peuple juif en général et le judaïsme européen aujourd’hui ». Le JPPI accompagne dans plusieurs grandes capitales des exercices de prospectives. Un groupe de ce type « se réunit depuis plusieurs mois » à Paris, a indiqué son directeur.
La Croix, 12 décembre 2011
Nota de Jean Corcos :
Cet article du quotidien catholique national peut sembler "décalé", sur le blog d'un journaliste juif dédié au monde musulman : et pourtant ...tout se tient. La même frilosité que dénonce ce chercheur israélien - par ailleurs religieux, et travaillant à l'Université Hébraïque de Jérusalem - se retrouve dans l'attitude vis à vis de l'islam français, ressenti en majorité et sans nuances comme d'abord une menace. Le fait de ne même plus se projeter dans l'avenir, qui est parfaitement diagnostiqué, s'explique par un défaitisme et une paranoïa difficile à combattre ; car le discours à la mode chez les Juifs français, c'est celui de "l'islamisation" programmée et inévitable de notre pays. Un discours dominant contre lequel je m'inscris bien entendu, et qui explique le libellé "à contre courant" associé à cet article !