Photo prise en 1999, à l’hôpital de La Rabta (Ernest Conseil) à Tunis
Au centre, costume sombre : mon père
A sa gauche, le Docteur Mohamed Moncef Zitouna
A gauche, jupe grise : ma mère
Au centre, costume sombre : mon père
A sa gauche, le Docteur Mohamed Moncef Zitouna
A gauche, jupe grise : ma mère
Je ne pouvais pas trouver photographie plus émouvante pour le blog que celle-ci, pour illustrer un hommage à mon père. Elle a été prise lors de son dernier grand voyage, et symboliquement celui-ci avait pour destination notre terre natale, la Tunisie.
A cette occasion, mes parents - qui étaient un couple de médecins - ont été chaleureusement reçus par leurs confrères locaux, beaucoup de membres du corps hospitalier tunisien des années 50 et 60 ayant été formés par mon père. Le docteur Zitouna, qui est à côté de mon père sur cette photo, a lui-même écrit un livre (« L’Hôpital de la Rabta, un siècle d’histoire »), où il rend hommage au travail du docteur Corcos.
Je reproduis, ci-dessous, le texte de l’hommage à mon père que j’ai lu lors de son enterrement, le lundi 6 août dernier.
« Mon père, le docteur Salomon André Corcos est né en 1909 dans une famille juive très modeste de la banlieue de Tunis, à l’Ariana. A cette époque, là bas, presque aucun enfant n’avait la chance de poursuivre des études, et pourtant, à force de volonté, de travail et d’intelligence et grâce au soutien généreux d’oncles plus aisés, il est devenu un médecin, en allant étudier en France dans les années trente : un médecin particulièrement brillant, puisqu’il est devenu interne et chef de clinique des hôpitaux de Paris. Il a noué sur place des amitiés qui allaient l’aider à retrouver plus tard le chemin des hôpitaux parisiens, lorsqu’il a du quitter la Tunisie.
Après ses études, il a eu la chance de pouvoir quitter la France en 1940, juste au début de l’Occupation, puis de rentrer parmi les siens à Tunis. En 1947, après la guerre, il est retourné passer un concours à Paris pour devenir cette fois chef de service en Tunisie, où il allait rester vingt ans à l’hôpital Ernest Conseil. Et c’est là-bas, dans son pays natal, qu’il allait accomplir le début d’une œuvre à la fois humaine et médicale dont se souviennent encore avec émotion des centaines, peut-être même des milliers de personnes, dans la communauté juive et largement au-delà. Médecin généraliste réputé, il avait une clientèle privée très large et qui l’adorait, parce qu’il venait sans compter sa fatigue soulager la douleur et combattre la maladie dans tous les foyers, dans cette Tunisie si cosmopolite autrefois, où les urgences l’amenaient d’un patient vivant dans une pauvre demeure arabe de la Médina au chevet d’un malade juif du centre ville de Tunis, en passant par la belle villa d’un colon français ou la maison, plus modeste, d’un Italien ou d’un Maltais. La souffrance ne connaissait et ne connaîtra jamais aucune barrière de nationalité ni de religion, et ce respect absolu de la vie, de toutes les vies, l’a toujours animé. A l’hôpital, il a su soigner les pathologies les plus graves, toujours dans l’urgence et avec les moyens bien modestes de la médecine de l’époque. Il a également formé de nombreux médecins tunisiens, qui lui ont toujours conservé leur fidélité. Passionné par son métier, il a publié des centaines d’articles scientifiques dans des revues savantes, devenant au-delà de la médecine générale un spécialiste de maladies exotiques comme le paludisme ou la typhoïde. Tous ces travaux ont été honorés par la croix de la Légion d’Honneur, alors qu’il n’avait même pas 50 ans. Il a eu aussi la chance de fonder un foyer avec une autre femme médecin, ma mère Sarah Corcos qui l’a soutenu à la fois comme assistante à l’hôpital mais aussi comme compagne, dévouée et toujours présente pendant près de soixante ans. Il a su aussi faire la preuve de sa générosité en aidant à son tour matériellement sa famille, ses frères dont il a permis les études, ses vieux parents, sachant toujours donner aux autres, à l’image de ses oncles mécènes et dans la plus parfaite fidélité aux commandements du Judaïsme.
Obligé donc de quitter son pays natal, à un âge où aujourd’hui partent à la retraite presque tous nos contemporains, à près de 60 ans, il a su courageusement reconstruire une situation, mais surtout faire encore la preuve d’un amour de la médecine et d’une curiosité intellectuelle difficilement imaginables : c’est ainsi qu’il a travaillé dans les services de neurochirurgie de l’hôpital de la Salpêtrière, ou à l’hôpital Claude Bernard. Il a eu le bonheur de retrouver de nombreux rapatriés de Tunisie dans sa clientèle, mais aussi de développer de nouvelles activités, de nouveaux contacts : la médecine a vraiment été chez lui une passion exceptionnelle, puisqu’il n’a complètement cessé ses activités professionnelles qu’à l’âge de 80 ans, et qu’il a participé jusqu’à près de 90 ans à des colloques, des sociétés savantes, et qu’il a encore publié des articles !
Profondément conscient des valeurs du Judaïsme, bon fils, bon père, frère admirable, il a su me transmettre un amour profond pour notre communauté qui lui venait de son propre père, Elie Corcos, un homme modeste réputé pour sa grande piété. Cet amour du peuple juif, il me l’a transmis et j’ai voulu passer le flambeau à ses deux petits enfants, Jonathan et Benjamin, qui ont eu, eux, la chance de recevoir, ici, un enseignement dans les écoles de notre communauté.
Ainsi, la boucle est bouclée : Salomon André Corcos, lui dont le prénom hébreu est celui d’un roi à la sagesse légendaire, est parti un Shabbat, comme s’il fallait une preuve supplémentaire qu’il était une âme juste. Sa vie aura duré près d’un siècle, un long siècle où notre peuple aura connu la plus grande détresse et le plus beau renouveau. Et elle se confond avec l’histoire d’une communauté qui lui rend hommage aujourd’hui. »
J.C