Manifestants à Alger, 31 mai 2019
Aux slogans habituels depuis le 22 février s’est
ajouté le souvenir du militant des droits humains Kamel Eddine Fekhar, mort
mardi.
A Alger, même la pierre parle désormais. Pour la
quinzième semaine de contestation et de manifestations pour réclamer le départ
du régime et une transition politique, la colère algéroise se lit aussi sur les
murs.
Dans la Casbah, plongée dans le silence du matin, des « Voleurs »,
« Libres ! », « Pouvoir assassin ! » ponctuent
la rue Hocine-Bourahla, une venelle qui plonge en direction du mausolée Sidi
Abderahmane – le saint de la ville. Là, une bâtisse effondrée donne leur sens
aux tags peints sur ces façades des XVIeet XVIIe siècles.
Deux cents mètres plus bas, l’effondrement d’un immeuble de quatre étages a
emporté les vies de cinq personnes, dont deux enfants, le 22 avril. Et ce
vendredi 31 mai, cette colère contre l’incurie des autorités du pays
résonne avec une autre mort.
Car ce quinzième vendredi de mobilisation est aussi un
jour de deuil. A la contestation générale, s’ajoutent des slogans pour la
défense des libertés publiques après la mort en détention, mardi, du militant des droits humains
Kamel Eddine Fekhar.
Une minute de silence est observée à au moins deux
reprises par le cortège de la capitale et des manifestants portent des calottes
mozabites, en solidarité avec la communauté et minorité religieuse dont était
issu le militant. Et discrètement, sa communauté a aussi constitué un petit
cortège autonome en début d’après-midi.
A Bab el-Oued, quelques heures auparavant, seul le
carrefour commerçant des Trois-Horloges, cœur battant de ce quartier populaire
de 70 000 habitants, présente un semblant de vie. Les immeubles, aux
balcons desquels pendent des mètres carrés de linges, cachant des murs qui
n’ont pas dû être ravalés depuis plusieurs générations, attendent midi trente
pour s’animer.
Drapeaux algériens déployés
A un quart d’heure du premier appel à la prière, des
dizaines de personnes émergent tout à coup des porches pour rejoindre la
procession de fidèles en route vers la mosquée Es-Sunna, une ancienne place
forte du Front islamique du salut dans les années 1990.
Là, dans les groupes, les drapeaux algériens ont bien
du mal à rester discrets, enroulés dans leurs tapis de prière. Salim, la
quarantaine, s’est même fabriqué une pancarte escamotable, repliée dans son
tapis : « Il n’y aura pas de retour en arrière sans la
satisfaction des demandes de liberté du citoyen. » Présent à toutes
les manifestations depuis le début, il se promet de défiler aujourd’hui
et jusqu’à « ce qu’ils dégagent tous ! »
Es-Sunna se révèle vite exiguë pour accueillir la
foule qui s’y presse à quelques jours de la fin du ramadan. Des dizaines de
personnes s’installent dans la rue et sur les marches d’un escalier qui y
mènent. Parmi elles, certains se mettent à l’écart, ou s’adossent à des
voitures : tout le monde n’est visiblement pas venu ici pour accomplir son
devoir religieux. « Tu sais d’où ça part [la manifestation] ? »,
interroge un jeune homme. « Non. On attend alors, on va voir. »
La mosquée est devenue un vrai lieu de ralliement.
Alors, dès la fin de la prière, drapeaux algériens
déployés, des centaines de personnes redescendent vers la place des
Trois-Horloges. L’imam d’Es-Suna ayant pris son temps pour son prêche, des
fidèles des mosquées voisines sont venus alimenter le flot qui chemine vers le
lieu de rassemblement. Autour des trois cadrans qui donnent leur nom au lieu,
la foule, exclusivement masculine, tranche avec la mixité des manifestants du
centre-ville.
« Pouvoir assassin »
Et dès qu’un immense drapeau algérien est déployé,
l’ordre de départ résonne aux cris de « Hé, Ho, hé, ho, chaque vendredi
on ressort ! ». Désertes une heure auparavant, les rues du
quartier déversent des centaines de manifestants alors que des volontaires,
barbus et en kamis, encadrent la circulation. Sans que leur présence ne se
ressente aujourd’hui dans les chants scandés par les manifestants.
Un timide « Au nom d’Allah, vous dégagerez
tous », lancé par quelques-uns au début de la marche, est vite noyé
par « Un Etat civil, pas militaire », parfois scandé par les
mêmes, d’ailleurs – Le tout entrecoupé de « pas d’élections, bande de
mafieux » et de l’inusable « Bab El Oued, les martyrs » en
hommage aux victimes des émeutes d’octobre 1988.
Quittant le front de mer, un moment bloqué par
plusieurs lignes de boucliers policiers, le cortège des Trois-Horloges
entre rapidement sur l’esplanade de la Grande-Poste comme poussés par un
tonitruant « les enfants de Bab El Oued et de la Casbah sont là ».
Le défilé laisse peu à peu place aux femmes et les « pouvoir
assassin » rageurs tentent de couvrir le bourdonnement de
l’hélicoptère de la police qui tourne dans le ciel.
En fin d’après-midi, alors que chacun rentre, des
secouristes se reposent à l’entrée de leur QG, un local du Croissant-Rouge
situé en contrebas de l’université. Pendant plus de cinq heures, par
équipes de deux, ils se sont employés à arroser les manifestants d’eau fraîche
pour prévenir coups de chauds et malaises alors que le ramadan est entré dans
sa dernière semaine et que le soleil se fait chaque jour plus présent.
Ryad Abdou
Le Monde, 31 mai 2019