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04 juin 2019

Benedetta Rossi : « Au Sahel, l’idéologie qui justifie l’esclavage n’est pas complètement morte »


LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. Selon l’historienne Benedetta Rossi, certaines formes d’aide au développement ont contribué à perpétuer des pratiques d’exploitation.

« Des Noirs ont réduit d’autres Noirs en esclavage, et ça continue ! », lance Biram Dah Abeid face à une assemblée galvanisée. Le député mauritanien et militant anti-esclavagiste, à la tête de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), vient de passer cinq mois en prison.
Ce samedi 16 février, il s’exprime à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, à l’occasion d’une conférence sur « l’abolitionnisme africain au XXIe siècle ». La salle peine à contenir un public tumultueux composé majoritairement d’hommes venus des foyers africains de Paris et de sa banlieue. Ils sont là pour écouter, témoigner, dénoncer l’esclavage et ses survivances dans leur pays d’origine et même au sein des diasporas. Le sujet est brûlant, tabou. Anachronique.
Pourtant, dans certains pays du Sahel, les sociétés portent toujours la marque de cet asservissement. Le Niger comptait 870 363 esclaves en 2015, d’après Ali Bouzou, secrétaire général de l’ONG abolitionniste Timidria. Lors de son intervention, il a dénoncé l’une de ses formes contemporaines, la pratique de la cinquième épouse, la « wahaya » : dans certaines régions, des jeunes filles, parfois mineures et d’ascendance servile, sont arrachées à leurs parents pour être vendues et mariées ; corvéables à merci, elles sont aussi exploitées sexuellement.

Comment expliquer la persistance de l’esclavage des décennies après les abolitions ? De quelle manière l’abolitionnisme européen a-t-il, paradoxalement, contribué à la perpétuation de cette pratique ? Professeure au sein du département d’anthropologie et d’histoire africaine de l’université de Birmingham, Benedetta Rossi coordonne une vaste étude, à l’échelle du Sahel, sur ce sujet « longtemps resté tabou » et pourtant très prégnant dans les sociétés. Elle a répondu aux questions du Monde Afrique.

Comment définissez-vous l’esclavage du XXIe siècle ?
Benedetta Rossi Il y a débat très vif sur la définition. Pour moi, aujourd’hui, c’est le fait qu’une personne soit entièrement sous le contrôle d’un autre individu. L’esclavage perdure dans le monde entier, sous des formes diverses. En Afrique, l’esclavage par ascendance coexiste avec la traite des êtres humains et l’esclavage sexuel, pratiques répandues dans les zones où se sont récemment déroulées des guerres. Plus globalement, l’héritage de l’esclavage reste prégnant dans la vie sociale. Dans beaucoup de régions, avoir une ascendance servile vous expose aux discriminations et vous prive de l’accès aux postes à responsabilités et aux ressources économiques.

Y a-t-il une spécificité de ces pratiques au Sahel ?
Oui. Dans cette région qui englobe le Tchad, le Mali, la Mauritanie, le Burkina Faso et le Niger, l’idéologie qui justifie l’esclavage n’est pas complètement morte. C’est aussi le cas en Afrique de l’Est et au Maghreb. Certaines élites locales, mais aussi des descendants d’esclaves, ne considèrent pas l’asservissement comme une aberration morale mais comme une nécessité hiérarchique. Et cette vision sociale se voit confortée par la complicité des autorités.
En Mauritanie, par exemple, les sources anciennes du droit islamique, qui cautionnent cette mise en servitude et codifient les droits et devoirs des esclaves et des maîtres, sont toujours perçues comme des références morales pour la société. Et les institutions du pays refusent de dénoncer ces textes contestés par les abolitionnistes comme Biram Dah Abeid.

Tout de même, il y a eu les abolitions. Comment laisse-t-on perdurer ce que les lois internationales interdisent ?
Loin du pouvoir central, dans les zones enclavées, on se réfère encore à d’autres sources de droit que les lois nationales ou internationales. Cette pluralité juridique complique le travail des ONG abolitionnistes. Certains pays, comme le Burkina et le Mali, n’ont même pas de loi criminalisant l’esclavage, car pour les autorités, le phénomène n’existe pas ! Récemment, le réseau abolitionniste G5 Sahel Esclavage a appelé ces deux pays à criminaliser la pratique.
L’esclavage persiste aussi pour des raisons économiques. Au Sahel, l’accès à la terre est source de conflits. Les anciens esclaves et leurs descendants réclament un droit de propriété sur des terres qu’ils cultivent depuis des générations, revendications que les anciens maîtres refusent de satisfaire.
Il faut bien voir que le pouvoir politique, même local, échappe encore aux personnes d’ascendance servile. Or, justement, ces chefferies locales reconnues par les autorités gouvernementales jouissent d’un pouvoir considérable. Elles redistribuent les terres, les richesses, favorisent telle ou telle famille pour l’accès à l’éducation ou aux projets de développement… Tout ceci dans un contexte d’extrême pauvreté. Même au nom de la démocratie, beaucoup parmi ces élites refusent de céder leurs privilèges.

Ce cercle vicieux qui maintient les descendants d’esclaves dans la pauvreté les enferme dans une forme de servilité…
Oui, car ils sont, au Niger par exemple, parmi les plus pauvres de la société. La plupart d’entre eux n’ont pas eu l’opportunité de se constituer un capital économique et les discriminations leur rendent difficile l’obtention d’un emploi ou d’un champ. C’est la raison pour laquelle cette catégorie n’a pas intérêt à lutter contre le système esclavagiste, car dans le même temps il les empêche de tomber dans une vulnérabilité encore plus extrême. Certains de ces hommes et femmes vont donc servir leurs anciens maîtres ou leurs descendants, si ces derniers ont encore un peu de pouvoir, en échange de leur pitance quotidienne. Aujourd’hui, des organisations abolitionnistes comme Timidria tentent de briser ce cercle vicieux. Elles insistent sur un point : il est impératif de permettre aux plus pauvres de trouver un moyen de faire vivre leur famille tout en préservant leur liberté.

Quelle place l’abolitionnisme a-t-il eue dans la propagande coloniale européenne ?
L’abolitionnisme européen a justifié la conquête et l’occupation de l’Afrique à la fin du XIXe siècle. D’après la propagande coloniale, la mission civilisatrice visait à éradiquer l’esclavage. Ce discours a servi à légitimer l’impérialisme, en opposant la supériorité morale des Européens à la sauvagerie des Africains. Pourtant, les lois anti-esclavage que les colonisateurs ont apportées avec eux sont souvent restées lettre morte, notamment dans de vastes régions isolées qui échappaient au contrôle de l’administration coloniale.
L’abolitionnisme européen était hypocrite, car ni les colonisateurs ni les élites locales n’avaient intérêt à en finir avec l’esclavage. Les constructions de routes et d’infrastructures réclamaient des bras. Dans les zones enclavées, les colons laissaient aux élites locales le soin de trouver cette main-d’œuvre. Or ces dernières ne mobilisaient pas leurs fils ou leurs neveux ; elles enrôlaient les plus vulnérables, les anciens esclaves ou leurs descendants.

Dans vos travaux, vous faites un lien entre l’esclavage et l’aide au développement. En quoi ces deux notions sont-elles connectées ?
En 1946, sous la pression du Bureau international du travail, la France a aboli le travail forcé dans ses colonies. La même année, elle a créé le Fonds d’investissement pour le développement économique et social (Fides). Ce fonds, financé par le contribuable français, est l’ancêtre du système d’aide contemporain. Après l’interdiction du travail forcé, les administrateurs coloniaux se sont demandé comment financer les travaux publics. Ils ont alors essayé de faire participer, sans contrepartie, les Africains au développement des territoires. C’est le concept d’« investissement humain » des populations, qui impliquait leur contribution volontaire et gratuite. Au Sahel, les descendants d’esclaves se sont retrouvés, encore une fois, à travailler sans être payés ou contre une rémunération minimale, mais cette fois dans des projets de développement.
Exemple emblématique, le programme Keita mené au Niger par l’ONU pour lutter contre la désertification. En dix-sept ans, de 1984 à 2001, les femmes des villages ont consacré au total 12 millions de journées de travail au reboisement et à la construction de digues. Pour quelle contrepartie ? Un repas sous forme de vivres, soit la rétribution d’un maître à son esclave. Ce projet a été une réussite écologique, mais, au nom du développement, il a aussi perpétué des pratiques d’exploitation. La plupart des travailleuses étaient d’ascendance servile. Elles ont accepté ce travail, certes, mais il aurait été approprié de leur verser un salaire minimum. La question de la valeur du travail de ces personnes exploitées à des fins de développement doit être posée.

Assiste-t-on à une conscientisation plus grande des descendants d’esclaves ?
Dans ces pays, l’abolition est récente, au point que dans une communauté, on distingue encore, parfois, les descendants d’esclaves et les descendants de maîtres. Pour échapper à la stigmatisation, certains décident de migrer. D’autres réussissent à se fondre dans les classes moyennes et même dans l’élite. Leur trajectoire échappe au regard de l’historien.
Ces vingt dernières années, on constate aussi chez les descendants d’esclaves une mobilisation grandissante contre leur condition et leur assignation sociale au sein de leur communauté ou village. Ils font face aux descendants de maîtres qui refusent de perdre leurs privilèges. Récemment, au Mali, dans les régions de Kayes et de Nioro, où l’esclavage est resté longtemps prégnant, des violences entre les deux groupes ont éclaté. Les descendants d’esclaves, qui refusaient brimades et humiliations, ont vu leurs biens et leurs personnes attaquées.

Pourquoi l’esclavage intra-africain est-il longtemps demeuré une question taboue ?
Pour des raisons principalement politiques. La figure de l’esclave se libérant du joug de l’oppresseur colonial a été largement utilisée lors des luttes pour l’indépendance. Une fois la liberté proclamée, au nom de l’unité nationale, il fallait taire les clivages et divisions dans les sociétés postcoloniales. L’historien Ibrahima Thioub l’a très bien documenté dans ses travaux. Ce tabou s’est perpétué même dans la recherche universitaire. Il y a encore dix ans, il n’était pas facile d’accéder aux archives sur le sujet.
Mais on ne peut pas taire indéfiniment ces tensions internes. Elles affleurent dans les rapports sociaux. Il faut louer le travail des ONG comme le réseau G5 Sahel Esclavage qui tentent, dans une hostilité ambiante, d’éradiquer cette pratique.

Propos recueillis par Coumba Kane
Le Monde Afrique, le 10 mars 2019