LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. Selon l’historienne
Benedetta Rossi, certaines formes d’aide au développement ont contribué à
perpétuer des pratiques d’exploitation.
« Des Noirs ont réduit d’autres
Noirs en esclavage, et ça continue ! », lance Biram Dah Abeid face à une
assemblée galvanisée. Le député mauritanien et militant anti-esclavagiste, à la
tête de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA),
vient de passer cinq mois en prison.
Ce samedi 16 février, il s’exprime à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS), à Paris, à l’occasion d’une conférence sur
« l’abolitionnisme africain au XXIe siècle ». La
salle peine à contenir un public tumultueux composé majoritairement d’hommes
venus des foyers africains de Paris et de sa banlieue. Ils sont là pour
écouter, témoigner, dénoncer l’esclavage et ses survivances dans leur pays
d’origine et même au sein des diasporas. Le sujet est brûlant, tabou.
Anachronique.
Pourtant, dans certains pays du Sahel, les sociétés portent
toujours la marque de cet asservissement. Le Niger comptait
870 363 esclaves en 2015, d’après Ali Bouzou, secrétaire général
de l’ONG abolitionniste Timidria. Lors de son intervention, il a dénoncé l’une
de ses formes contemporaines, la pratique de la cinquième épouse, la « wahaya » :
dans certaines régions, des jeunes filles, parfois mineures et d’ascendance
servile, sont arrachées à leurs parents pour être vendues et mariées ;
corvéables à merci, elles sont aussi exploitées sexuellement.
Comment expliquer la persistance de l’esclavage des
décennies après les abolitions ? De quelle manière l’abolitionnisme
européen a-t-il, paradoxalement, contribué à la perpétuation de cette
pratique ? Professeure au sein du département d’anthropologie et
d’histoire africaine de l’université de Birmingham, Benedetta Rossi coordonne
une vaste étude, à l’échelle du Sahel, sur ce sujet « longtemps resté
tabou » et pourtant très prégnant dans les sociétés. Elle a répondu
aux questions du Monde Afrique.
Comment définissez-vous l’esclavage
du XXIe siècle ?
Benedetta Rossi Il y a débat très vif sur la définition. Pour moi,
aujourd’hui, c’est le fait qu’une personne soit entièrement sous le contrôle
d’un autre individu. L’esclavage perdure dans le monde entier, sous des formes
diverses. En Afrique, l’esclavage par ascendance coexiste avec la traite des
êtres humains et l’esclavage sexuel, pratiques répandues dans les zones où se
sont récemment déroulées des guerres. Plus globalement, l’héritage de
l’esclavage reste prégnant dans la vie sociale. Dans beaucoup de régions, avoir
une ascendance servile vous expose aux discriminations et vous prive de l’accès
aux postes à responsabilités et aux ressources économiques.
Y a-t-il une spécificité de ces
pratiques au Sahel ?
Oui. Dans cette région qui englobe le Tchad, le Mali,
la Mauritanie, le Burkina Faso et le Niger, l’idéologie qui justifie
l’esclavage n’est pas complètement morte. C’est aussi le cas en Afrique de
l’Est et au Maghreb. Certaines élites locales, mais aussi des descendants
d’esclaves, ne considèrent pas l’asservissement comme une aberration morale
mais comme une nécessité hiérarchique. Et cette vision sociale se voit
confortée par la complicité des autorités.
En Mauritanie, par exemple, les sources anciennes du
droit islamique, qui cautionnent cette mise en servitude et codifient les
droits et devoirs des esclaves et des maîtres, sont toujours perçues comme des
références morales pour la société. Et les institutions du pays refusent de
dénoncer ces textes contestés par les abolitionnistes comme Biram Dah Abeid.
Tout de même, il y a eu les
abolitions. Comment laisse-t-on perdurer ce que les lois internationales
interdisent ?
Loin du pouvoir central, dans les zones enclavées, on
se réfère encore à d’autres sources de droit que les lois nationales ou
internationales. Cette pluralité juridique complique le travail des ONG
abolitionnistes. Certains pays, comme le Burkina et le Mali, n’ont même pas de
loi criminalisant l’esclavage, car pour les autorités, le phénomène n’existe
pas ! Récemment, le réseau abolitionniste G5 Sahel Esclavage a appelé ces
deux pays à criminaliser la pratique.
L’esclavage persiste aussi pour des raisons
économiques. Au Sahel, l’accès à la terre est source de conflits. Les anciens
esclaves et leurs descendants réclament un droit de propriété sur des terres
qu’ils cultivent depuis des générations, revendications que les anciens maîtres
refusent de satisfaire.
Il faut bien voir que le pouvoir politique, même
local, échappe encore aux personnes d’ascendance servile. Or, justement, ces
chefferies locales reconnues par les autorités gouvernementales jouissent d’un
pouvoir considérable. Elles redistribuent les terres, les richesses, favorisent
telle ou telle famille pour l’accès à l’éducation ou aux projets de
développement… Tout ceci dans un contexte d’extrême pauvreté. Même au nom de la
démocratie, beaucoup parmi ces élites refusent de céder leurs privilèges.
Ce cercle vicieux qui maintient les
descendants d’esclaves dans la pauvreté les enferme dans une forme de
servilité…
Oui, car ils sont, au Niger par exemple, parmi les
plus pauvres de la société. La plupart d’entre eux n’ont pas eu l’opportunité
de se constituer un capital économique et les discriminations leur rendent
difficile l’obtention d’un emploi ou d’un champ. C’est la raison pour laquelle
cette catégorie n’a pas intérêt à lutter contre le système esclavagiste, car
dans le même temps il les empêche de tomber dans une vulnérabilité encore plus
extrême. Certains de ces hommes et femmes vont donc servir leurs anciens
maîtres ou leurs descendants, si ces derniers ont encore un peu de pouvoir, en
échange de leur pitance quotidienne. Aujourd’hui, des organisations
abolitionnistes comme Timidria tentent de briser ce cercle vicieux. Elles
insistent sur un point : il est impératif de permettre aux plus pauvres de
trouver un moyen de faire vivre leur famille tout en préservant leur liberté.
Quelle place l’abolitionnisme a-t-il
eue dans la propagande coloniale européenne ?
L’abolitionnisme européen a justifié la conquête et
l’occupation de l’Afrique à la fin du XIXe siècle. D’après la
propagande coloniale, la mission civilisatrice visait à éradiquer l’esclavage.
Ce discours a servi à légitimer l’impérialisme, en opposant la supériorité
morale des Européens à la sauvagerie des Africains. Pourtant, les lois
anti-esclavage que les colonisateurs ont apportées avec eux sont souvent
restées lettre morte, notamment dans de vastes régions isolées qui échappaient
au contrôle de l’administration coloniale.
L’abolitionnisme européen était hypocrite, car ni les
colonisateurs ni les élites locales n’avaient intérêt à en finir avec
l’esclavage. Les constructions de routes et d’infrastructures réclamaient des
bras. Dans les zones enclavées, les colons laissaient aux élites locales le
soin de trouver cette main-d’œuvre. Or ces dernières ne mobilisaient pas leurs
fils ou leurs neveux ; elles enrôlaient les plus vulnérables, les anciens
esclaves ou leurs descendants.
Dans vos travaux, vous faites un
lien entre l’esclavage et l’aide au développement. En quoi ces deux notions
sont-elles connectées ?
En 1946, sous la pression du Bureau international
du travail, la France a aboli le travail forcé dans ses colonies. La même
année, elle a créé le Fonds d’investissement pour le développement économique
et social (Fides). Ce fonds, financé par le contribuable français, est
l’ancêtre du système d’aide contemporain. Après l’interdiction du travail
forcé, les administrateurs coloniaux se sont demandé comment financer les
travaux publics. Ils ont alors essayé de faire participer, sans contrepartie,
les Africains au développement des territoires. C’est le concept
d’« investissement humain » des populations, qui impliquait leur
contribution volontaire et gratuite. Au Sahel, les descendants d’esclaves se
sont retrouvés, encore une fois, à travailler sans être payés ou contre une
rémunération minimale, mais cette fois dans des projets de développement.
Exemple emblématique, le programme Keita mené au Niger
par l’ONU pour lutter contre la désertification. En dix-sept ans, de 1984 à
2001, les femmes des villages ont consacré au total 12 millions de
journées de travail au reboisement et à la construction de digues. Pour quelle
contrepartie ? Un repas sous forme de vivres, soit la rétribution d’un
maître à son esclave. Ce projet a été une réussite écologique, mais, au nom du
développement, il a aussi perpétué des pratiques d’exploitation. La plupart des
travailleuses étaient d’ascendance servile. Elles ont accepté ce travail,
certes, mais il aurait été approprié de leur verser un salaire minimum. La
question de la valeur du travail de ces personnes exploitées à des fins de
développement doit être posée.
Assiste-t-on à une conscientisation plus grande des
descendants d’esclaves ?
Dans ces pays, l’abolition est récente, au point que
dans une communauté, on distingue encore, parfois, les descendants d’esclaves
et les descendants de maîtres. Pour échapper à la stigmatisation, certains
décident de migrer. D’autres réussissent à se fondre dans les classes moyennes
et même dans l’élite. Leur trajectoire échappe au regard de l’historien.
Ces vingt dernières années, on constate aussi chez les
descendants d’esclaves une mobilisation grandissante contre leur condition et
leur assignation sociale au sein de leur communauté ou village. Ils font face
aux descendants de maîtres qui refusent de perdre leurs privilèges. Récemment,
au Mali, dans les régions de Kayes et de Nioro, où l’esclavage est resté
longtemps prégnant, des violences entre les deux groupes ont éclaté. Les
descendants d’esclaves, qui refusaient brimades et humiliations, ont vu leurs
biens et leurs personnes attaquées.
Pourquoi l’esclavage intra-africain
est-il longtemps demeuré une question taboue ?
Pour des raisons principalement politiques. La figure
de l’esclave se libérant du joug de l’oppresseur colonial a été largement
utilisée lors des luttes pour l’indépendance. Une fois la liberté proclamée, au
nom de l’unité nationale, il fallait taire les clivages et divisions dans les
sociétés postcoloniales. L’historien Ibrahima Thioub l’a très bien documenté
dans ses travaux. Ce tabou s’est perpétué même dans la recherche universitaire.
Il y a encore dix ans, il n’était pas facile d’accéder aux archives sur le
sujet.
Mais on ne peut pas taire indéfiniment ces tensions
internes. Elles affleurent dans les rapports sociaux. Il faut louer le travail
des ONG comme le réseau G5 Sahel Esclavage qui tentent, dans une hostilité
ambiante, d’éradiquer cette pratique.
Propos recueillis par Coumba Kane
Le Monde Afrique, le 10 mars 2019