« Pourquoi
le monde a-t-il abandonné ?
Pourquoi son terrible silence ?
Pourquoi nul ne se préoccupe-t-il de nous ?
Pourquoi personne n’est-il solidaire de notre destin ?
Sommes-nous sans valeur ?
Sommes-nous seulement des numéros ?
Qu’arrive-t-il au monde ? »
Pourquoi son terrible silence ?
Pourquoi nul ne se préoccupe-t-il de nous ?
Pourquoi personne n’est-il solidaire de notre destin ?
Sommes-nous sans valeur ?
Sommes-nous seulement des numéros ?
Qu’arrive-t-il au monde ? »
Tel était, il y a quelques jours, le message de
Fared, citoyen
journaliste et photographe syrien, de la province d’Idlib. Et ce message,
il avait été répété maintes fois depuis le début de la guerre d’Assad contre
son peuple, et plus encore depuis les massacres de Homs, de la Ghouta, de Deraa
et le siège
puis la chute d’Alep.
Il n’arrête pas d’énoncer que notre inaction parachève
l’effondrement de nos représentations politiques et morales de ce que sont le
bien et le mal, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. Il trace à nouveau
cette ligne rouge invisible, mais première, entre – d’un côté – ceux qui se
soucient, dénoncent, protestent, nomment avec des mots clairs nos ennemis, et –
de l’autre – ceux pour qui les crimes
contre l’humanité peuvent tomber dans l’indifférence du monde et être
étouffés par le bruit du quotidien.
La tragédie, encore et encore
Alors que, en ce qui concerne la Syrie, les yeux sont
concentrés sur la chute prochaine du dernier bastion de Daech à Baghouz et le « retour »
des djihadistes étrangers, ils se détournent de la tragédie annoncée dans
la province d’Idlib et des massacres sans fin dans la Syrie sous l’emprise de
Bachar Al-Assad.
Une sorte de nuit les enveloppe, comme si le récit
porté par son pouvoir d’une victoire acquise nous avait délestés du fardeau de
l’outrage. Ce n’est certes pas nouveau. Comme
le constatait récemment Michel Duclos :
« La bataille contre la centrale terroriste de M.
Baghdadi a été depuis cinq ans la priorité des priorités pour les gouvernements
occidentaux – au détriment sans doute d’un véritable investissement sur la
question syrienne dans son ensemble. »
Ce qui se joue là mérite pourtant autre chose que le
silence et, sur le plan politique, ne saurait tolérer l’inaction qui a, depuis mars 2011 – début de
la révolution pacifique contre le régime de Damas – marqué d’une tâche
indélébile les nations dites libres. Depuis quatre semaines désormais, les bombardements
du régime, appuyés par la Russie, sont continuels sur les civils de la région
d’Idlib, notamment sur les villes de Maarat al-Noumane, Hama, et Khan
Cheikhoun et d’Idlib même, et le nombre des victimes, dont de nombreux enfants,
doit dépasser la centaine.
À nouveau, les sauveteurs civils des Casques blancs
sont aussi pris pour cible. À nouveau, les crimes
de guerre qui ont marqué le conflit syrien sont perpétués – et les
puissances occidentales sont silencieuses, comme si ceux-ci étaient devenus une
nouvelle « normalité ».
La Russie et la Turquie à la
manœuvre
Cette recrudescence
du conflit était parfaitement prévisible comme l’est, depuis l’accord de
Sotchi signé en septembre 2018 entre la Russie et la Turquie, le fait que
la Russie va appuyer
le régime syrien dans sa reconquête de l’intégralité du territoire syrien,
ou quasiment.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov,
n’en a pas fait mystère. Les seules questions concernent le quand et le
comment. Sans doute en effet, la nature des conversations
entre la Turquie et la Russie va-t-elle, à court terme, peser sur le destin
immédiat de la province d’Idlib et il ne saurait être exclu qu’in fine
la Turquie conserve une petite enclave au nord du pays, mais il est douteux
qu’Ankara ait la volonté de s’opposer à une mainmise quasi-totale d’Assad sur
le pays et s’érige en protecteur de la province d’Idlib.
Et la question, posée
récemment par le docteur Raphaël Pitti, est la même :
« Laisserons-nous les trois millions d’habitants
et réfugiés de la région revivre l’enfer de la Ghouta, d’Alep ou Deraa ? »
Une crainte double
On savait que la région d’Idlib, où ont afflué environ
2 millions de réfugiés des autres parties de la Syrie, notamment des
régions d’Alep et de la Ghouta, après les massacres du régime, serait
un havre précaire. Ses habitants y ont aussi subi les exactions des
islamistes de Hay’at Tahrir al-Cham (HTS) qui contrôle
une large partie de la région, donnant un nouveau prétexte au régime et à
la Russie pour intervenir au nom de cette prétendue « guerre contre le
terrorisme » qui a toujours été l’habillage rhétorique des crimes du
régime.
À l’automne les manifestations dans la province se
déroulaient sous le double
slogan du refus d’Assad comme de HTS. Ce dernier groupe est, d’ailleurs, souvent soupçonné
d’être l’auteur du meurtre de l’activiste de Kafranbel et fondateur de
radio Fresh, Raed
al-Fares, surnommé la « conscience de la révolution syrienne », et
de son camarade Hamoud Junaid.
Aujourd’hui, la crainte est double. D’une part, on
imagine parfaitement le résultat de bombardements massifs par le régime et par
la Russie d’une zone
comprenant plus de 3 millions d’habitants, dont environ 1 million
d’enfants, qui n’auraient plus aucun lieu où les fuir. Cela pourrait être pire
encore que ce que la population syrienne a connu en huit années de guerre.
D’autre part, 80 % des habitants de la région
figurent sur la liste
des personnes recherchées par Damas, et là aussi on ne connaît que trop le
sort auquel la machine de torture et de mort du régime les vouerait.
Quel sera, par ailleurs, le destin des civils qui
auront été libérés de Daech après
la chute de Baghouz ? Auront-ils échappé à l’enfer du Califat pour
tomber dans celui du régime ?
Du sauvetage d’Idlib dépendra
l’avenir de la Syrie
Il faut sauver les habitants d’Idlib du régime. Il
faut aussi sauver l’ensemble des habitants de Syrie du régime. Stopper Assad et
la Russie de Poutine à Idlib apparaît comme l’opération de la dernière chance.
Cela pourrait aussi être, pour le monde dit libre, l’ultime
faillite stratégique.
Depuis huit ans, nous n’avons pas voulu
protéger et mettre un terme à l’assassinat délibéré de plus d’un demi-million
de personnes et laissé se perpétuer crimes contre l’humanité et crimes de
guerre sans fin, mais nous avons abrité notre veulerie sous les mots commodes
de l’impuissance ou, plus obscène encore, du réalisme et de la complexité.
Donnerons-nous, cette fois encore, carte blanche à
Bachar Al-Assad ? Lui laisserons-nous toute latitude pour, toujours et
encore, perpétrer les massacres qu’il a à nouveau annoncés à l’avance ?
Renforcerons-nous encore l’ennemi,
oui l’ennemi, de toute loi internationale, d’un ordre soumis à la justice
et de la liberté : la Russie de Poutine ? Continuerons-nous, enfin, à
déguiser notre lâcheté des habits de la diplomatie, refusant de percevoir que,
depuis le début, elle était vouée à la répétition verbeuse de résolutions
vides, et donnerons-nous à nouveau crédit à la tromperie et au mensonge ?
Si cela devait être, quel crédit pourrions-nous encore
attribuer à l’invocation des valeurs de droit, de liberté et de dignité que
porte l’Europe ? Comment n’y verrions-nous pas des mots vains et
misérables ?
Sans doute, une action est-elle plus difficile
aujourd’hui qu’elle ne l’eût été en 2013, 2016, voire au début de 2017. Le
retrait des États-Unis de Syrie, même
s’il n’est finalement pas total, n’aide certainement pas et il signifie aussi
le peu d’appétence des Américains à peser sur le processus de transition
politique. La condamnation
par le Département d’État américain des attaques du régime et de la Russie
contre les civils d’Idlib, aussi nécessaire soit-elle, ne signifie pas une
volonté d’action.
La
division de l’Europe sur la Syrie est un autre facteur aggravant auquel
s’ajoute le retrait du Royaume-Uni, englué dans le Brexit, de la scène
mondiale. L’imprévisibilité de la Turquie, membre de l’OTAN, et la propension
de certains pays du
Golfe à laver les crimes d’Assad en rouvrant leur ambassade à Damas – qui
devrait aussi (encore
que la décision ne soit pas confirmée), être
réadmis au sein de la Ligue arabe, dont le prochain
sommet se tient le 31 mars, ont aussi eu pour effet d’affaiblir nos
possibles alliances dans la région.
Oui, nous pouvons agir
Mais la France n’est
pas dénuée de toute capacité d’initiative et elle est en mesure de convaincre
certains alliés de l’Union européenne. Notre politique en Syrie est
inséparable de trois considérations globales.
D’abord, elle prend place dans le cadre de notre
combat pour le respect du droit international, notamment humanitaire, et de
notre responsabilité de protéger (R2P) : l’ampleur des crimes
contre l’humanité et des crimes de guerre commis par le régime et ses
soutiens – ainsi que des autres parties, quoiqu’impliquées dans une moindre
mesure – ne peut faire l’objet seulement d’une condamnation verbale.
Ensuite, pour l’Europe et les Alliés, il est
impensable de disjoindre leur position sur la Syrie et le combat contre la
déstabilisation, aux multiples composantes, opérée par le régime russe : la
Syrie et l’Ukraine sont, pour Moscou, les deux biais principaux par lesquels elle
entend détruire l’ordre international.
Enfin, en ce qui concerne la Syrie, on ne peut séparer
la réponse à apporter aux événements de la région d’Idlib de la demande de
justice internationale, de notre pression sur le régime Assad et ses parrains
sur la transition politique et l’accès humanitaire et – c’est un impératif
catégorique – de la libération inconditionnelle des prisonniers politiques.
En premier lieu, la France et l’Europe doivent peser
sur la composition du comité constitutionnel chargé d’assurer la transition
politique en Syrie, qui ne saurait être aux mains du groupe dit d’Astana. Celui-ci
commence d’ailleurs, semble-t-il, à se fissurer. Cela impose une vigilance
de détail, notamment sur le tiers des membres du comité réputés indépendants.
Une autre formule que ce comité pourrait d’ailleurs être trouvée si elle
apparaît ne pas pouvoir fonctionner.
Le moment venu – on en est certes encore loin – des
élections libres en Syrie, sous contrôle international, devront assurer la
participation de tous, y compris les réfugiés. Après la faillite du
précédent envoyé spécial des Nations unies, Steffan de Mistura, quelles
qu’en soient les raisons, la posture qui semble tout aussi peu
avertie des ruses de la Russie du nouveau, Geir Pedersen (lequel n’évoque
même pas la question de la libération des prisonniers politiques), pourrait se
révéler problématique. Ce risque impose aussi un engagement plus fort de la
France et de l’Europe, même si l’on sait que la diplomatie ne suffira pas.
Ensuite, elles doivent être claires sur le fait
qu’Assad ne saurait faire partie de la transition politique. Tant que son clan
restera au pouvoir, les massacres
et les tortures dans les prisons du régime continueront. Toute aide à la
reconstruction, tant que le régime Assad est en place, ne
peut naturellement qu’être exclue.
Il est aussi exclu que les plus de 5,6 millions de
réfugiés puissent rentrer et que les 6,2 millions
de déplacés internes puissent rejoindre leurs provinces – ce que, au
demeurant, la loi
numéro 10 (promulguée par Damas) qui organise la spoliation de leurs biens
exclurait pour nombre d’entre eux. Ce constat
sans ambiguïté doit également guider la France et l’Europe – et bien sûr
les pays de la région – dans leurs politiques d’asile.
Enfin, comme elles ont commencé à le faire, elles
doivent poursuivre leur action en faveur de la justice en Syrie, contribuer à trouver
tous les moyens de droit pour poursuivre les criminels et faire de la
libération des prisonniers politiques, qui
meurent quotidiennement dans les prisons d’Assad, la condition de tout
processus de transition politique.
Assad n’a pas gagné la guerre
Cette position doit être aussi relayée par des récits
clairs de la part des gouvernements européens afin de ne pas accréditer la
propagande du régime et de ses thuriféraires.
Premièrement, il est faux de déclarer qu’Assad a gagné
la guerre. Il existe toujours environ 30 % du pays qui ne sont pas tombés
sous son joug. Et même dans les régions sous la domination du régime, des
Syriens, bravant tous les risques, continuent
de manifester. Cela suppose également de tordre le cou – et la Syrie n’est
pas le seul pays concerné – à tous les discours sur les vertus des prétendus
régimes stables. Au Moyen-Orient comme ailleurs, les dictatures ne le sont pas
et annoncent les révolutions de demain.
Ensuite, non seulement nous devons tenir bon sur le
refus de reconnaissance du régime, mais nous devons utiliser tous les moyens
disponibles pour que les pays du Golfe et pays arabes en général ne
s’engouffrent pas dans cette brèche. En France même, l’organisation
de voyages touristiques en Syrie, qui conduirait de facto à une
forme de réhabilitation du régime, ne saurait être acceptée.
En troisième lieu, il nous faut être conséquents dans
notre analyse des alliances d’Assad : le régime, la Russie et l’Iran
constituent un bloc, et il est absurde stratégiquement d’estimer que nous
pouvons les diviser et tenter de jouer, comme
le fait le premier ministre israélien, les uns contre les autres. Le régime
ne tient qu’en raison de la présence des forces russes et iraniennes et celles-ci
ne le lâcheront pas.
En quatrième lieu, au-delà de nos critiques par
ailleurs de ces régimes, nous devons œuvrer à reconstituer des alliances sur la
question syrienne. C’est assurément le sujet le plus difficile et risqué, mais
c’est aujourd’hui indispensable.
Enfin, et ceci est lié, nous devons mettre tout en
œuvre pour remettre sur la table tous les schémas possibles pour la création
d’une zone de sécurité dans la région d’Idlib. Si nous renonçons d’avance, cela
signifiera que nous accordons au régime et à la Russie une victoire non
seulement stratégique, mais aussi intellectuelle dont les conséquences seront
incalculables en termes de sécurité mondiale. Si nous nous y montrons
incapables, comment d’ailleurs espérer qu’on puisse un jour organiser des élections
libres en Syrie sous contrôle international ?
Un enclos soutiré de l’actualité
internationale
Beaucoup dépend aussi de la capacité de l’opposition
syrienne démocratique à s’organiser et à s’unir et à faire émerger une nouvelle
génération de dirigeants, celle qui a le plus donné dans les protestations
contre le régime. Les pays occidentaux ne sauraient le faire en leurs lieux et
places, mais ils peuvent inciter et aider à monter des équipes qui joueront un
rôle premier dans la transition politique. Celle-ci doit se préparer beaucoup
plus sérieusement qu’aujourd’hui.
Un voile semble être retombé sur la Syrie. À l’abri
des regards, même si de courageux journalistes citoyens parviennent encore à
nous alerter, Assad arrête, massacre, assassine. Il a libéré
aussi les terroristes
de Daech qui finalement servent sa propre politique de répression et on
sait qu’il ne l’a guère combattu.
La Syrie menace de devenir cet enclos soutiré de
l’actualité internationale parce que n’en parviendront plus les cris. Notre
conscience sera peut-être lâchement soulagée, la gêne de notre lâcheté apaisée,
mais l’insécurité du monde se sera amplifiée et cela sera notre héritage.
Nicolas Tenzer
« The conversation »,
17 mars 2019
Nota de Jean Corcos :
Pour rappel, Nicolas Tenzer a
été mon invité le 19 mai pour parler de la Syrie. Voici les liens directs pour
écouter l’enregistrement en deux parties.
Première partie :
http://www.judaiquesfm.com/download-podcast/21721/
Deuxième partie
http://www.judaiquesfm.com/download-podcast/21722/
http://www.judaiquesfm.com/download-podcast/21721/
Deuxième partie
http://www.judaiquesfm.com/download-podcast/21722/