Quand
la sonnette de l’appartement a retenti, cet après-midi d’hiver, Aya a
mécaniquement plaqué son voile sur ses tempes avant d’ouvrir la porte. Sur le
perron, Nada, sa meilleure amie, la plus conservatrice du groupe, était là à
l’attendre tête nue, de longs cheveux d’ébène habillant ses épaules. «Toi?» lui
a-t-elle lancé, tout étonnée de la voir sans foulard. «Pourquoi pas?», a
rétorqué sa camarade d’université d’un ton espiègle, en lui faisant signe de la
suivre dans les escaliers. Cet après-midi-là, elles avaient prévu de se rendre
ensemble chez le coiffeur, avant d’aller fêter, entre copines, le mariage d’une
amie commune dans l’intimité de son nouveau logis. Une fois assise dans le
petit salon de coiffure pour dames du quartier, Aya a longuement cogité sous
les effluves du sèche-cheveux. Puis, une fois ses boucles brunes parfaitement
lissées, elle a timidement caressé sa chevelure avant de s’engouffrer dans la
rue, le hijab noué autour de son sac.
«A
cet instant précis, j’ai su que je ne le porterai plus jamais», confie la jeune
femme, veste rouge et queue-de-cheval, en se remémorant la scène. Depuis, une
dizaine de camarades lui ont emboîté le pas, inspirées par son audace comme
elle avait pu l’être par celle de son amie. Une petite révolution dans cette
Egypte pétrie de traditions patriarcales et religieuses, où plus de 80% des
femmes portent le voile.
La
tendance n’est pas nouvelle. Déjà, en 2006 et 2007, l’abandon du voile par la
télé-prédicatrice Basma Wahba avait déclenché la colère des imams, autant qu’il
avait suscité les applaudissements de nombreuses femmes. Et même si on est
encore loin d’un phénomène de masse, ce nouveau sursaut anti-hijab porte une
double empreinte particulièrement symbolique: celle de l’esprit de défiance
hérité de la révolte contre Moubarak, en janvier 2011, et celle de
l’anti-frérisme qui prévaut depuis que l’armée a chassé le président Morsi, en
juillet 2013. «Les femmes se sont réveillées. Elles n’ont pas supporté de voir la
religion instrumentalisée au profit de la politique. Pour beaucoup, retirer le
voile est devenu une façon de dire non à un islam imposé d’en haut», observe
l’activiste et juriste Leila Taka, tout en reconnaissant que «chaque histoire
vécue a sa spécificité».
Son
histoire, Aya, 21 ans, en parle autour d’un thé avec la même émotion que
le jour de sa «déhijabisation». Elle est née à Tanta, au nord du Caire,
d’un père médecin et d’une mère enseignante. Dans cette ville de province
voilée de conservatisme, où la majorité des femmes sont couvertes, on ne badine
pas avec les mœurs. «C’est mal vu de jouer avec un garçon, même de lui adresser
la parole dans la rue», dit-elle. Le matin de ses 12 ans, considéré comme
l’âge pubère, sa mère lui tend un foulard avant son départ pour l’école, en lui
annonçant qu’elle doit désormais, selon la coutume, se «protéger des regards
masculins». «J’en ai tellement pleuré. Je trouvais ça injuste d’être obligée de
se voiler», se souvient-elle. «Et puis, au fil des années, j’ai fini par m’y
habituer. C’est devenu un élément de mon identité», ajoute-t-elle.
En
2009, sa vie prend un nouveau tournant. Bonne élève, Aya est admise à
l’Université américaine du Caire pour étudier l’ingénierie. Frileux, ses
parents se résignent à la laisser s’installer dans la capitale, sous l’œil
policier de son grand frère, également étudiant. Mais le vigilant chaperon est
en fait le premier à céder aux sirènes de la liberté lorsque, deux ans plus
tard, un vent de changement se met à souffler sur le Nil. A quelques encablures
du fleuve, la place Tahrir se soulève contre l’injustice, la corruption, la
tyrannie de Moubarak. Main dans la main, le frère et la sœur s’engouffrent dans
la brèche. «Ce combat pour la liberté nous a tous inspirés. La rébellion contre
le pouvoir s’était vite muée en rébellion contre la famille, contre les carcans
sociaux, contre le foulard. Il y avait ce désir fou d’abattre tous les
obstacles», raconte Aya.
Autour
d’elle, ses amies se dévoilent les unes après les autres. Mais les réticences
de sa mère, à qui elle confie son désir d’en faire autant, la retiennent: «Elle
me disait: si tu retires ton foulard, tu n’es pas une vraie musulmane.» Et
puis, il y avait aussi cette peur du regard des autres. «Je pensais que les
filles strictement voilées, comme Nada, allaient me juger. Mais quand elle a
fait sa mutation surprise, je me suis dit: si elle en est capable, alors moi
aussi!»
Aujourd’hui,
Aya ne se lasse pas de cette douce sensation de parcourir les rues encombrées
du Caire, tel un électron libre dans une mer de foulards. Dans son pays,
le paradoxe veut que, contrairement à la République islamique d’Iran, le hijab
n’a jamais été obligatoire. Pourtant, il pullule depuis deux décennies sous des
formes aussi diverses que fantaisistes: plaqué sur les tempes comme une
cagoule, noué derrière la nuque, tressé autour du visage, coloré comme un
tournesol… Sans oublier, pour les plus puritaines, ce niqab noir et imposant
qui recouvre la totalité du visage à l’exception des yeux.
A
l’origine de cette mode voilée amorcée dans les années 1970: le retour au pays
des Egyptiens expatriés dans les pays du Golfe, la tête et les valises remplies
de doctrine wahhabite. Plus tard, la réaction au conflit israélo-palestinien,
l’après-11 septembre et l’invasion américaine en Afghanistan et en Irak ont
accentué la tendance. Pour de nombreuses femmes, le voile devient un bouclier
contre ce qui leur est présenté comme une guerre contre leur religion. A sa
façon, Aya incarne la résistance de sa génération à cette poussée islamiste.
Mais aussi à la politisation de la religion. «Sous Moubarak, le foulard était
devenu un étendard, une sorte de porte-drapeau politique brandi par les Frères
musulmans qui militaient contre le régime. Quand Morsi a remporté le scrutin
présidentiel, beaucoup de jeunes ont craint qu’il ne devienne obligatoire»,
observe Adel Ramadan, de l’Egypt Initiative For Personal Rights. Ce qui
explique, d’après lui, cette actuelle vague anti-foulard qui a commencé à
déferler sous le règne – écourté – des Frères musulmans.
Rim,
une jeune dévoilée de 22 ans, est d’un autre avis. Pour elle, le
«phénomène est plus profond, il dépasse la simple réaction anti-confrérie». Son
histoire est plutôt celle d’une quête d’identité, dont certains gourous
cathodiques ont abusé. Dans la famille de Rim, le foulard n’a jamais été un
must. Sa mère l’a mis sur le tard, par choix personnel. Sa sœur ne le porte
pas. Paradoxe: sa décision de se voiler, en 2005, s’est faite en même temps que
son déménagement en Irlande où son père, orthopédiste, avait été muté.
«J’étais
une fille assez timide. J’avais l’impression qu’il me protégerait», dit-elle.
Son départ coïncide également avec sa découverte d’Amr Khaled, un
télé-prédicateur égyptien en vogue depuis le début des années 2000. Voix suave,
belle gueule, cet ex-comptable ultra-charismatique a conquis le cœur de
nombreuses Egyptiennes – et de Rim – à la vitesse de l’éclair. «En Irlande,
grâce au satellite, je ne ratais aucune de ses émissions. Je me sentais très
seule loin de mon pays. Il me rassurait. Il parlait de tous ces poètes et
artistes qui avaient contribué à la culture islamique. Il évoquait le voile
avec douceur. Il me rendait fière d’être musulmane. Quand il priait, à la fin
de son show, je pleurais d’émotion», raconte-t-elle.
Rim
s’interrompt. Dans ce café du centre-ville cairote, c’est la première fois
qu’elle évoque son histoire. Le regard plongé dans son cappuccino, elle
poursuit: «A l’école, en Irlande, je me sentais stigmatisée. Mes camarades de
classe parlaient dans mon dos. Pour eux, j’étais la «fille voilée». Mais plus
je me sentais exclue, plus je m’entêtais à garder mon foulard. C’était devenu
un défi.»
Ce
n’est qu’à son retour au Caire, à l’été 2009, que Rim prend conscience de
son entêtement qui, selon elle, avait fini par la détourner de la «vraie
religion»: «Je m’étais convaincue qu’il fallait être voilée pour être une vraie
croyante, une bonne personne. Mais en fin de compte, le foulard n’a rien à voir
avec la foi et la modestie prônée par la religion. En Egypte, j’ai rencontré
des femmes voilées et hypocrites. J’ai également connu des non-voilées dont je
me sentais beaucoup plus proche.»
Début
2010, après six mois d’hésitation, Rim finit par mettre son hijab au placard
sous le regard interloqué de son entourage: «A l’université, certaines
camarades me disaient: c’est le début de la débauche. D’autres tentaient de me
résonner.» A l’inverse, elle connaît cinq filles qui l’ont retiré. De quoi
l’encourager à assumer pleinement son choix. «Je me sens plus complète, plus épanouie»,
souffle la jeune femme, qui ose désormais les chemises à manches courtes.
Delphine
Minoui
Le
Temps (Suisse), 10 mai 2014